Quiconque passerait sous le couvert des arbres verrait une ombre se faufiler à travers les feuillages. Une ombre mouvante d’une incroyable célérité qui ne faisait qu’augmenter à mesure que la cible se rapprochait. Le vent apportait son sifflement strident jusqu’aux tympans du Taisa qui n’y prêtait guères attention. Il contrôlait chaque déplacement, chaque muscle, chaque mouvement avec une infime précision. Il mettait tout en œuvre pour optimiser sa course.

Malgré l’urgence de la situation, il s’évertuait à focaliser son esprit sur son rythme cardiaque. Les pulsations de son cœur et le cycle de ses poumons étaient les seules pensées qui l’habitaient. Il ne pensait à rien d’autre sur le moment. Si ce n’est à Peau-de-Requin. Lorsque son esprit divaguait vers cette dernière, l’adrénaline provoquait une subite accélération qui altérait le rythme régulier de sa course. Il venait donc tempérer cet excès d’excitation pour ne pas se retrouver trop rapidement à bout de souffle. Il s’était octroyé quelques pauses par nécessité physique. Il ne les avait pas fait durer pour pouvoir repartir aussi sec.

Il reconnut la route emprunté il y a plusieurs jours avec ses compagnons de mission. Pas même leur souvenir parvint à le perturber dans sa concentration. C’était à peine si son regard s’était posé sur le chemin en contrebas qui aurait pu l’assaillir d’un fragment de mémoire. Il gardait les yeux aux aguets du moindre obstacle. Branche feuillue ou dénudée était tout aussi tôt esquivée dès lors qu’elles entraient dans son champ de vision. Fuka n’avait plus rien d’humain. Il n’était qu’une machine faite de chair et d’os guidé par son instinct le plus primal. Sa quête touchait fin au détour de cette forêt sur le terrain dégagé où avait eu lieu l’affrontement.

Il ralentit enfin la cadence à l’approche de sa destination. Alors qu’il perdait de l’altitude pour en revenir au sol, il finit par arriver au niveau du pont. A l’autre extrémité, il la vit. Sa présence était hypnotisante. Elle était comme un phare en plein jour. Il était obnubilé par elle. Si l’Oterashi ne l’avait pas apostrophé verbalement, il n’en aurait même pas remarqué la présence. Pourtant il ne lui accorda pas plus d’attention sur l’instant. Il franchit la longueur du pont d’un pas décidé en foulées amples. Quelques secondes plus tard, il posait genou à terre pour récupérer son bien. Il approcha sa main religieusement. Les écailles du manche tressaillirent. Elle était encore méfiante, elle devait l’attendre. Il garda la même allure dans son geste et il s’empara sereinement de la garde d’une poigne ferme mais affectueuse. Et alors sa voix lui revint en tête comme une vague apportait son ressac.

- La prochaine fois que tu m’abandonnes, je récupère un de ces foutus Kumojins comme porteur, grogna-t-elle.

Le Taisa ne put qu’afficher un léger sourire fatigué où s’exprimait pourtant tout son soulagement de retrouver son héritage. Il ricana brièvement et balbutia du bout des lèvres, à voix haute :

- Tu m’as manqué aussi…

Puis comme une part retrouvé de lui-même, le Taichou reprit tous ses esprits. Il retrouvait une vision nouvelle du monde l’environnant. Il redécouvrit la scène de carnage dont les traces étaient encore bien présentes. Un regard circulaire avant que ses yeux ne viennent se planter dans ceux du Seigneur de Kusa :

- Je parie que vous ne vous attendiez pas à ce genre de prouesses de ma part en me recrutant, ironisa-t-il. Ça été un sacré foutoir comme vous dites, reprit-il alors plus sérieusement. Mais j’ai eu vent que ce ne fut pas de tout repos pour tout le monde, je me trompe ?

Les derniers évènements n’avaient pas été une partie de plaisir pour tout le monde en effet. Fuka qui se voyait comme un miraculé ayant affronté la mort et survécu à une force dévastatrice se voyait rabaisser par le tableau que lui dépeignait l’Oterashi. Il avait eu à subir une sacrée pression lui aussi. A la différence qu’il n’avait pas perdu son moyen de combattre. Ou alors il arborait un bras ou une jambe différents des originaux. Un rapide regard vers ce dernier le dissuada de cette possibilité. Ou alors il avait un excellent chirurgien.

Une petite remarque à l’attention de l’épée du bretteur avant qu’il n’enchaîne sur la présence du Patriarche en ce lieu. Le souvenir hantait toujours le Taisa. A vrai dire il ne l’avait pas lâché depuis qu’il avait repris connaissance à Kumo. Son lien avec Samehada à ce moment précis avait été intuitif. Il avait voulu se jeter à corps perdu dans la bataille pour se repaître de la totalité de son énergie si incommensurable. Fuka avait hoché de la tête lorsque son supérieur lui avait demandé confirmation qu’il se trouvait ici. En plus d’être un bon combattant au corps-à-corps, l’homme semblait également capable d’utiliser la sensorialité. Comment aurait-il retrouvé la piste du champ de bataille sinon.

Le Seigneur de Guerre s’impatientait même de savoir ce qui s’était passé ici. Certaines traces de chakra lui échappaient tout bonnement. Les idées encore floues sur le déroulement de cette rencontre, le Taisa prit le temps de rassembler ses certitudes. Il avait la tête baissée vers le sol. Lorsqu’il fut plus au clair dans son esprit, il redressa le regard pour accrocher celui de Yanosa :

- Nous sommes tombés en plein traquenard. Difficile de dire si Kumo en était à l’origine. Je ne pense pas. Alors que les « négociations » touchaient à leur terme, le Patriarche a surgi pour déclarer la guerre à nos nations. Après une démonstration de sa puissance, il nous a laissé un choix simple. Nous incliner devant lui ou rester fidèles à nos idéologies.

Le bilan en disait long sur la suite des évènements. Les yeux du jeune garçon suffisaient à le faire comprendre en tout cas. Puis une question lui vint alors. Si Yanosa avait retrouvé le Patriarche à Hai no kuni…

- Est-il…enfin je veux dire…a-t-il survécu à l’affrontement ?

Il ne précisa pas qui. Inutile de le faire.

Que ce soit celle du Taisa ou celle de son épée, la mâchoire se crispa. Le Patriarche était donc toujours bien vivant. D’un côté il fallait voir le bon côté des choses. Il pouvait tout aussi bien être tué de la main d’un autre. Et s’il y avait bien une chose que le sabreur désirait s’octroyer c’était ça. Mettre fin aux jours de celui qui avait décimé son équipe d’un revers de manche presque ridicule. Une insulte envers les forces du Shûkai. Fuka avait eu le privilège de s’en sortir et il comptait bien profiter de cette chance pour marquer le coup. Lui qui avait survécu à cet affrontement, il comptait bien démontrer que la plus grande erreur de ce soi-disant surhomme aura été de le laisser agonisant plutôt que de l’achever.

Mais le Seigneur recentra le sujet de la discussion. Le bretteur s’était écarté des questions sans vraiment y répondre pleinement et son interlocuteur désirait de plus amples explications. Mettant de côté son désir de revanche, Fuka l’écouta attentivement une seconde fois pour tenter de combler ses lacunes en le mettant au parfum. Celui du sang et de la bataille emplissait encore les narines des deux Shukajins présents. Il n’avait en effet pas tout expliquer en détail, toujours un peu déboussolé par l’enchaînement des événements.

- Je reviens du Shozaichi. Une délégation de Kumo m’y a déposé après m’avoir recueilli suite au combat. Un médecin sur place pendant la négociation m’a pris en charge et m’a ramené chez eux. je dois donc la vie au village des Nuages.

Ses poings se serrèrent jusqu’à en faire craquer ses phalanges. Un léger filet de sang parcourut sa paume pour goutter de son majeur refermé sur lui-même. La goutte vermillon vint s’écraser au sol comme une larme. L’amour propre égratigné de Fuka.

- J’ai perdu connaissance suite à l’attaque du Patriarche. Il a abattu une lumière sur chacun de nous. Les invocations de la Samui nous ont protégés en plus de Samehada qui m’a épargné bien des tracas. Mais ensuite c’est très flou. Je me souviens clairement avoir vu le visage du médecin avant de perdre définitivement connaissance. Très désagréable d’ailleurs. Se retrouver si proche d’un adversaire potentiel et se sentir partir pour ne laisser qu’une enveloppe charnelle vulnérable à n’importe quel assaut.

Mais il semblerait qu’il n’avait rien subi de tel. La blessure psychique était beaucoup plus vive que les physiques qui se remettaient peu à peu. Ils quittèrent alors les lieux pour partir au Sud où l’Oterashi semblait avoir retrouvé une piste. Ce qui rappela un autre élément important à la mémoire du sabreur :

- Je n’ai pas été le seul Shukajin rapatrié d’ailleurs. Samui Yuki le fut également. Mais ce fut sous la forme d’un cadavre scellé dans un parchemin… Ce qui me surprend donc de constater qu’il manque le corps de Setsuko.

Mais déjà un lent processus s’opérait dans l’esprit du Taisa qui réfléchissait de manière plus claire aux évènements maintenant qu’ils étaient passés.

L’Oterashi décrivait sa course sans prendre la peine de s’assurer que son subalterne le suivait bien. Encore heureux pour Fuka qu’il maîtrisait la même spécialité de prédilection du Seigneur de Guerre sans quoi il se serait fait distancé depuis un moment déjà. L’homme était décidé à mettre cette affaire au clair. Même si le Taisa ressortait d’une expérience pour le moins prenante, il reprenait peu à peu ses esprits pour se confronter à la réalité. L’heure était aux vérités et non au passé. Il fallait qu’il aide son supérieur dans sa quête de vérité.

La traque les conduisit jusqu’à un coin de forêt montagneuse où de la terre avait été visiblement retournée. On pouvait distinctement voir une forme rectangulaire tracée dans le sol. Trop parfait pour être une anfractuosité naturelle. Il fallut quelques coups de mains dopées au Raïton pour que l’Oterashi ne déblaye la zone et ne tombe sur l’objet de leur quête : le corps de la jeune Mamoru. Observant alors le cadavre de la jeune fille, Yanosa se décida à rompre le silence s’étant installé entre les deux hommes.

Ses mots étaient lourds de sens. Presque insultants pour le Taisa qui releva la tête en direction du Seigneur. Ce dernier regardait toujours les restes de Setsuko et ne fit pas attention aux yeux froids et agressifs de son interlocuteur. Il était trop clair dans ses propos pour que ce soit une coïncidence. Présentés tel qu’il le faisait, les faits indiquaient que Fuka était un traître de l’Empire et qu’il avait profité de cette rencontre pour retourner sa veste. Silencieux, le bretteur continua d’observer l’autre homme qui portait ces accusations contre lui. Il raisonnait par logique et on ne pouvait lui en vouloir d’arriver à ce genre de constats. Mais pour Fuka qui connaissait la vérité, ce genre de pensées à son égard avait le même effet qu’un coup de poignard, comme si c’était lui qui était trahi.

Le jeune homme serrait des dents et des poings. Samehada quant à elle bouillonnait de l’intérieur. Sa soif de violence gagnait progressivement du terrain sur son porteur qui contenait tant bien que mal cette pulsion. Une telle réaction serait stupide. A la fois car elle le désignerait comme coupable et également car il ne pourrait réellement rivaliser avec un tel adversaire. Il n’était pas aussi impressionnant que le Patriarche mais il avait la possibilité de l’écraser comme bon lui semble. Il en était parfaitement conscient et il ne tenait pas à risquer sa vie sur une simple impulsion à cause d’une petite colère. Même si pour l’heure elle n’avait rien de petite.

Il ne lui était jamais venu à l’esprit de trahir l’Empire qui l’avait accueilli, qui lui avait trouvé un métier et l’avait formé. Son cœur appartenait désormais au Shûkai. Il avait beau être originaire de l’archipel de la Brume, il se sentait plus proche des terres de Tsuchi dorénavant. Les îles de l’océan avaient laissés place aux terres continentales impériales qu’il voyait comme sa véritable maison. Un tel revirement de situation le blessait mais il ne le montrerait pas. Il lui faudrait de toute manière des arguments en béton pour répliquer. Chose qu’il n’avait pas et dans ce genre de cas, il valait mieux se taire plutôt que de se laisser aller à la colère.

Même le Seigneur de Kusa mit fin au débat, fixant la priorité de rapatrier la dépouille jusqu’aux siens.

- Bien Seigneur, répondit le plus calmement possible le Taichou.

Ils déterrèrent soigneusement le corps afin de le transporter et de le ramener sur la terre impériale qui lui revenait. Fuka n’avait toujours pas ouvert la bouche, trop plongé dans ses pensées personnelles. Il allait devoir faire face à bien pire que le Patriarche maintenant. La méfiance de ses frères d’arme et la lourde suspicion de trahison ornant sa tête pour un temps indéfini. A peine remis des traumas de cette guerre entre Ordre et Nation, le Sabreur allait devoir livrer un combat plus ardu puisque personnel.