C’était dans la nuit noire, une fille seule, assise sur son perchoir …

Ses yeux parcourent le village avec beaucoup d’attention, une attention enfantine, malicieuse. Que ferait-elle, demain ? La candide curiosité d’une gamine de douze ans à peine, qui cherche à savoir de quoi sera fait son lendemain, et comment l’aborder à l’avance. Kyurei lui a dit de sortir, elle est sortie. Il lui a dit d’attendre, elle attend. Mais Kyurei ne revient jamais. Il met toujours autant de temps pour quitter son petit monde. Pourtant, il sait que cet univers est mal fait, qu’il est constitué d’âmes perverses et viles, qui n’attendent que la sortie des enfants pour se montrer. Il sait que tout est moche, et que le manteau de la sorgue recouvrant la ville découvre les pédophiles. Ce monde est immonde, incroyablement dégoûtant, mais personne n’y peut rien, ils sont tous là à se regarder sans rien faire. Ils ne se comprennent pas, ne s’écoutent plus. Un monde inchangé et inchangeable. Immuable. Rien ne se transformera, tout est figé. Figé depuis la nuit des temps. La nuit, hein ?

La petite brune saute de son poteau, et atterrit gracieusement sur ses deux pattes. Furtive, elle lance un regard à droite, puis un à gauche et lève une main délicate vers le ciel. Les étoiles sont belles, ce soir. Pour une fois que l’astre sélénite est décidé à les laisser vivre, autant en profiter. Le regard perdu sur ces points scintillants, la demoiselle en oublie ce qu’il entoure. Une ruelle, des bars, des hommes qui crient, qui rient, qui vomissent. Triste réalité d’un monde souillé. Yuka s’isole, oublie. Les belles choses de cet univers se trouvent à portée de ses mains. Ce qui l’entoure ne doit pas la troubler, ne doit pas la toucher. Rien n’est moche, rien ne fait peur. Il n’y a que l’éther, si près de ses bras, qui la rassure, et lui donne la certitude que rien ne lui arrivera. Tout ira bien, et Kyurei reviendra. En attendant …

Gling. Une illusion, pas un bruit, une illusion. Elle respire et ne bouge pas. Tout ira bien, tout ira bien. Gling, gling. Cela n’existe pas, ce ne sont que les songes d’une enfant troublée, apeurée. Pouf. Une main se pose sur son épaule. Son sang se glace. Cela n’existe pas. Cela n’existe pas, se tue-t-elle à se répéter. Et pourtant. La main descend, caresse son dos, effleure sa peau. Puis tout s’accélère. Elle descend plus bas, plus vite. Son souffle est coupé, sa voix est étouffée. Elle ne peut plus crier. Condamnée ? Non !

Yuka s’élance avec une extrême rapidité tout au long de la ruelle. Son univers disparaît entièrement, elle ne voit plus rien. Rien, hormis cet homme qui semble tenir à son petit corps d’enfant, et qui marche derrière. La vitesse des foulées devient plus grande, mais aussi plus maladroite. Tout semble se précipiter dans le monde de la petite fille, qui a l’impression que tout va se finir. Il l’attrapera, et lui offrira le même sort que ces pédophiles que l’on voit dans les films « pour les grands ». Ce sera terrible, immonde. Mais ce ne sera que le commencement d’une longue descente aux enfers.

« Je vais mourir ». Sa course devient plus vive, toujours plus vive. Son souffle devient plus difficile à trouver, ses poumons semblent vidés, vidés de tout cet oxygène qui lui est, à la base, vital. Ce monde est ignoble, plein de vices et de cruauté. La haine est partout, et dévore ce monde entier. Elle fout tout en l’air. Va-t-elle mourir ?

Horreur, terreur, malheur. Damnation.
Yuka court, court. Puis elle chute. Boum. Son corps s’écrase de tout son long. La douleur la réveille, et lui rappelle que ce n’est pas un cauchemar mais la réalité. Triste, et difficile. Insupportable. Sa main se lève dans un énième effort, et elle se saisit d’une jambe. Vu la douceur de la peau, il s’agit d’une jambe de femme. Tremblante, fragile, la brune se sert de ses dernières forces, dans un ultime appel à l’aide.

— Je ne veux pas mourir …

Boum. Boum boum. Battements d’un cœur qui s’affole, qui montre sa peur. Battements d’un cœur d’enfant, tétanisé devant son sort. La mort, avec un châtiment ignoble en guise de prémices. Il bat, il se débat. Entre deux fils divisés en plusieurs, qui semblent le retenir et le réduire à l’état d’inutile. L’organe se défonce pour rendre à son détenteur un semblant de vie, mais ne parvient pas à gagner. La gamine sombre, se sent recouverte par un poids incroyablement lourd, qui ne lui laisse pas la possibilité de se relever. C’est un rideau trop opaque pour que la lumière passe au travers. C’est une histoire qui touche à sa fin, une histoire courte mais intense. Délicieuse pour ses petites années. Si elle avait su, elle se serait permis toutes les bêtises possibles, tous les interdits qu’on peut faire aux enfants. Elle aurait bravé la plupart des interdictions données par ses parents pour voir ce que fait l’adrénaline, pour goûter à ce plaisir malsain qu’elle ne pouvait découvrir par respect des règles. Les contraintes, peut-être quelque chose qui fait du tort à un délice, au final.

Son corps meurtri par sa course, elle ne sent pas les mouvements que fait l’inconnue, qui vient de lui sauver la vie. Dans sa tête se déroule le plus horrible des cauchemars, elle s’entrevoit déjà morte, après avoir agonisé pendant une heure qui lui paraissait aussi longue que l’éternité. Yuka s’oublie, Yuka se perd. Ce monde n’est pas pour elle, apparemment, alors pourquoi résister à l’assaut de la réalité ? Lorsque cette dernière vous attrape, ne venez pas pleurer, donnez-lui raison. La plus forte de tous, c’est elle. Sa puissance défie même celle de la mort. À côté, cette dernière ne fait pas du tout long feu. Si la capricieuse décide de vous arracher à la vie et que la réalité s’en mêle, elle ne vous prend rien et repart aussi vite. Mais qu’est-ce que la réalité dans le cas de Yuka ? Pour la gamine, il s’agirait de mourir ce soir, et de souffrir au maximum. Mourir, pour ne plus jamais avoir le bonheur de sourire à Kyurei. Ne plus espérer rencontrer quelqu’un de merveilleux avec qui passer le restant de ses jours. Ne plus avoir la chance de fonder une famille, d’être heureuse. Tout un univers qui s’écroule, qui disparaît. Détruit par une seule et même personne. Comme quoi, la vie est vraiment fragile. Trop fragile.

Mais elle ne s’arrête pas toujours au premier obstacle. Yuka ouvre péniblement les yeux et se figure son environnement. Il fait sombre. Morte ? Ne serait-ce qu’un rêve ? La demoiselle face à elle est très jolie, même si un poison sans nom orne ses lèvres. La brune lui rend son sourire, et tente de se relever, maladroite. Son corps lui paraît étonnamment lourd, sûrement l’effet du réveil. L’inconnue se prénomme Akuruz, et a l’air très gentille, mais aussi très bavarde. La brunette secoue doucement la tête pour se reprendre et chasser les mauvais songes qui la hantent. Discrètement, elle se pince. Réalité ? Rêve ? Vu la douleur, c’est une réalité. Yuka grimace doucement. Un petit soupir s’échappe de sa gorge.

— Yuka …

Les mots sont durs à prononcer, à articuler. Ils sont là, dans sa tête, tous clairs, tous nets, mais son cerveau ne parvient pas à les formuler correctement. Elle a peur de faire une erreur, de mal les prononcer, de s’emmêler dans ses propres phrases. Le réveil est lent, long, et dur. Nouveau soupir. Puis le tout lui revient, la raison de sa présence, et cette sombre histoire. Son cœur rate un battement, puis reprend doucement.

— Je ne sors jamais seule, j’attendais … Kyurei. Mais il ne venait pas, alors j’ai voulu le chercher … Je m’ennuyais, et le gros bonhomme est venu … Merci de m’avoir sauvée …

Yuka se précipite dans les bras de la jeune femme. Le contact est chaud, agréable. Les seins d’une demoiselle ont tout pour plaire. Ils sont tendres, et accueillants. On dirait une maman. Une maman qui sent l’alcool et qui se grille une cigarette, mais une maman quand même. Elle l’a protégée de son agresseur, c’en fait quelqu’un de bien.

— Et toi, tu faisais quoi là ?

Ses prunelles rougeoyantes se posent sur Akuruz, et la décrivent en détail. Elle est jolie, mais abîmée. Quelque chose en elle est brisé. Son âme est amochée. Yuka ne sait pas comment cette information lui apparaît, mais elle sait que quelque chose ne va pas chez cette femme.

— Est-ce que … Tu as mal au cœur ?