Ne rien leur devoir.

Ryohei avançait avec la ferme intuition que tout cela se mettait en place en construisant les bases du pire. Le pire était donc à venir. Le pire se manifestait comme une association arbitraire, imposée sur la base d'une pseudo nécessité protocolaire, achevant de lier les électrons libres sous le forme de molécules instables, fluctuantes, décousues. Le pire était nucléaire, comme une bombe atomique amorcée et prédisant l'inéluctable fin : l'explosion. Le pire, en conclusion, ce n'était définitivement pas l'association de ces électrons libres : c'était leur probable rupture.

Ne rien leur devoir.

Ainsi donc, le Jinmenju, forcé de lier son crochet à cette molécule eruptive, se rendait vers la zone de rencontre avec une pointe de desapointement et de ferme désespoir. Sceptique, il arriva à destination en quelques minutes pourtant, hâté de connaître son sort, de savoir ce que le destin lui réservait encore comme mésaventure, et quel visage monstrueux aurait le pire qui s'augurait funestement à ses yeux.

Si d'aventure il parvint à distinguer, à vue, la nature juvénile de ses deux futurs équipiers, il mit un certain temps avant de reconnaître, au près, cette petite vermine de Bakusho Len. Quant à l'autre, il se figura que, muni d'une tondeuse, il aurait pu arranger sa gueule d'aminche. En l'absence de matériel, pourtant, il se reserva ce plaisir artistique pour une autre occasion plus propice.

À mesure qu'il s'avançait, il se figura que leurs deux faciès n'étaient guère avenants. En son for intérieur, il tenta d'expliquer cette nature intriguée des jouvenceaux pour son âge inadéquat pour un genin, ou bien son blouson en cuir traduisait peut être la malveillance qui sommeillait en lui et qui s'apprêtait à déverser son flot d'hostilité sur ces pauvres louveteaux.

Ne rien leur devoir.

Alors, pour decrisper la situation, il se montra aussi chaleureux qu'il se devait de l'être.

"Bonjour, messieurs. Je devine que nous allons faire équipe. J'espère que nous serons les meilleurs. Ravi de pouvoir faire équipe avec un Bakusho et ... ? Mon nom est Ryohei ! Enchanté !"

Dit-il en tendant une main amicale vers le ninja aux cheveux bicolores, qu'il tenait à saluer en premier. Il présenterait ensuite cette main honnête à Len, ce sacripan dont il avait un souvenir mélangé de respect (pour son côté malin et clairvoyant) et de méfiance (car il ne s'était montré des plus bienveillants lors de leur précédente rencontre).

Ne rien leur devoir.

En tout état de cause, en les saluant poliment, il était irréprochable.

Ne rien leur devoir.

La poignée de mains qu'il partagea avec Len et Beryl n'ôta rien de son impetuosite dissimulée et du sentiment pénible qui le guettait depuis qu'il avait compris qu'il serait forcé de se lier à cette équipe, et de coopérer avec eux d'une manière ou d'une autre. Il distingua dans les yeux et les propos de Beryl une pointe d'inquiétude, qu'il considera mariée à une sorte de mépris caché, mais qu'il se garda de soulever, d'autant plus quand le Corbeau arriva.

Mais une chose occupait l'esprit de Hei, le deuxième hôte, depuis que Ryo avait engagé la poignée de main avec le Bakusho. Il avait soudainement basculé de souverain, avec une telle agilité qu'il mit du temps à comprendre que Ryo avait tout simplement disparu.

Disparu ?

Hei ne put que se soustraire à ce nouveau devoir qui lui était imposé derechef, et avec la force des choses, il envisagea de rattraper la réputation qu'il s'était faite en étant sous l'emprise de Ryo. Il avait à coeur de retisser les liens avec ceux que le Jinmenju avait déjà croisé auparavant.

Ne rien leur devoir.

Il prit la parole dès que Yu leur offrit cette opportunité.

"Je suis enchanté de connaître votre nom, à présent, Maîtresse Corbeau. Je me figurai que j'aurais un jour le loisir d'en savoir un peu plus sur vous. Je tâcherai de répondre à vos attentes, et de servir avec honneur."

Dit-il d'une voix ronde et chaleureuse, une voix qui se repandait dans l'air comme une traînée de cendres sous une chevelure de flammes. D'aucuns pouvaient percevoir que cette voix n'était pas identique à celle qu'il avait naguère, signe d'un changement d'identité. Mais alors, où était Ryo ?

Disparu.

Disparu comme une traînée de cendres sous une chevelure de flammes.

Disparu.

Si Ryö n'était plus au sein de l'hôte, il n'en demeurait pas moins qu'il fallait que le Jinmenju suive les directives. Il avança avec ses compères d'un pas parfaitement réglé, le regard haut et fier, la colonne redressée. Hei, en devenant le souverain de son propre corps, incarnait la noblesse dans sa plus profonde élégance. Il était raffiné. Sa nouvelle attitude, qui transpirait l'intelligence et la mesure, contrastait avec la précédente d'une façon si forte que l'on aurait pu douter du jumelage des deux frères, s'ils ne partageaient pas un faciès strictement identique.

Il fut le dernier à pénétrer dans l'aire de combat. Il n'était pas nécessairement partisan de montrer ses cartes dès à présent, aussi il écouta sans dire un mot. L'originalité serait peut-être au goût du jour, car la logique de Hei n'avait rien à voir avec les méthodes vives et sauvages de son congénère. Il ferait dans le feutré. Dans le détail. Et pas dans les grands bruits, le manque de manières, l'absence de pudeur, comme l'ingrat qui prenait toute l'emprise de son être.

Tout son style reposait sur une infinie distinction. Il était soigné et emprunt d'un esprit chevaleresque qui ne pouvait que suggérer une générosité courtoise.

Mais toute cette allure avait déjà été souillée par son immonde frère. Alors, le digne chérubin pouvait bien se montrer maniéré au possible, il ne rattraperait jamais la grossièreté de son prédécesseur.

Pourtant, c'est avec une voix d'une grande finesse qu'il prît la parole, après avoir écouté les propos de son nouveau camarade d'équipe, qu'il considérait certainement comme le plus sage des deux.

"Nous ferons au mieux, Dame Kosobayui. J'ai l'intime conviction que cette équipe regorge de talents qui n'attendent que d'être dévoilés. J'ai espoir que cela satisfasse votre exigence. Quand à vous, jeune Bakushô, je salue votre générosité. Ces conseils avisés me laissent suggérer que ces créatures sont explosives, n'est-ce pas ?"

Il s'enveloppa derechef d'une fine couche de pierre, qui occupa toute la surface antérieure de son corps. Une protection sûre et de qualité, qui cisela son apparence comme s'il souffrait de milliers de cicatrices, mais qui n'affecta en rien sa santé. Dépense élevée de chakra. Mais cela en valait la peine.

"Alors je nourris l'espoir que ceci m'aidera à me prémunir de votre engagement, du moins pour l'instant. Mais dîtes-moi, au risque de m'écarter un peu du sujet de notre rencontre, au risque également de vous sembler indiscret, puis-je savoir ce qui est arrivé à votre oeil, jeune Bakushô ?"

La curiosité l'emportant sur l'aspect belliciste que devait imposer cette réunion. Il se contenta, du reste, d'un simple pas qui lui permît de pivoter, afin d'avoir en vue les deux combattants et d'offrir au trio une disposition triangulaire. Il se préparait ainsi à l'affrontement, debout à la pointe de ce triangle querelleur, prêt à exploser de tous côtés, hypoténuse comprise. Il continua de regarder ses partenaires avec l'intime conviction qu'il ne pouvait se permettre de frapper le premier, par noblesse d'esprit. Il n'entrerait en scène qu'une fois les hostilités ouvertes.

Quant à l'autre, où était-il ? Que faisait-il ?

Toute forme de conversation semble donc proscrite.

Yu fait régner dans la rencontre une ambiance des plus électriques, les rappelant à l'ordre dès qu'ils s'écartent du sujet principal. A fortiori, elle insiste pour voir les Genin combattre, de sorte, certainement, à pouvoir évaluer leur capacité. Elle ne semble prêter qu'un maigre intérêt à leur vie personnelle, leur ressenti, leur caractère. Elle s'attache à la seule chose qui la préoccupe depuis que Ryöhei a fait sa connaissance : la guerre.

Aussi la plume fait-elle office de gong.

Et le Bakushô lève le voile sur ses capacités en amorçant le duel par un jet de kunai, qu'il précède d'une remarque empêchant toute conversation. Il semble comme manipulé par la Kosobayui, lui qui se montre d'ordinaire si ouvert au dialogue. Mais fi. Hei se contente d'incliner la tête, convaincu que de toute manière ce kunai ne le touchera pas.

Quelle surprise de le voir exploser !

La détonation entraîne avec elle quelques lambeaux de pierre sèche, tandis que bicéphale sent bientôt quelque chose fourmiller à ses pieds. Aussitôt, il s'avise que le monstre est fait d'argile - alors, par réflexe, il se protège le visage, laissant la créature s'autodétruire sur lui. Cette dernière s'avère plus redoutable que le leurre précédent, si bien qu'elle fait voler l'armure en éclats, repoussant Hei sur quelques mètres.

Le sage se réceptionne sur son séant et, spontanément, se recouvre à nouveau d'une armure de pierre, craignant de devoir essuyer une nouvelle attaque. Ce Len est plus malin que prévu et semble vouloir en découdre au plus vite. Il se redresse et s'apprête à effectuer quelques mudras quand il s'aperçoit de quelque chose qui l'interpelle.

Ryö.

Le bougre sort littéralement sa tête du corps du Bakushô, un sourire carnassier illuminant son visage. Dans un rire diabolique, il empoigne Len par son costume et crochète ses appuis, l'entraînant dans sa propre chute. Le borgne risque de chanceler derechef. Hei constate alors que son frère s'est glissé dans le corps du manipulateur d'argile lorsqu'ils se sont serrés la main, avec autant de finesse qu'un dard à travers la peau. Il compte bien soumettre Len à son joug au moindre moment de faiblesse.

"J'aurais dû me douter que tu te cachais là, fumier !"

Fait-il en se rapprochant, un kunai à la main.

Le jeu du chat et de la souris.

Ryö regagne l'organisme principal en claudiquant, lui aussi blessé à la jambe mais, dès lors qu'il passe sous les commandes de son frère, sa douleur s'amenuise et il se figure que cela ne l'handicape presque pas. Il a réussi son coup, faisant chuter le Bakushô et le poussant à la blessure.

Pour autant, rien n'est encore fait.

Hei qui s'avançait constate à présent que Len éprouve certaines difficultés à tenir debout, du fait de sa jambe encore saignante. Le kunai toujours en mains, il s'avance avec la ferme conviction que le tour est joué, et qu'il aura vite fait de mettre un terme à ce combat qui concrétise son expérience et sa supériorité sur celui qui a osé se tenir devant lui. Pourtant, le borgne ne semble pas avoir dit son dernier mot.

BAM BAM!

Le bougre provoque deux petites explosions juste en-dessous de lui, de sorte à soulever un nuage de poussières afin de lui permettre de récupérer un instant. Hei voit là une manière des plus faibles de se détourner de l'affrontement, aussi s'empare-t-il d'un sourire de satisfaction.

"On dirait que tu n'es pas à ton aise, cher camarade Len."

Et c'est avec un peu plus de poigne que Ryö poursuit.

"C'est pas ça qui va t'couvrir, minable."

Les deux têtes cherchent alors leur proie en s'enfonçant machinalement dans le nuage provoqué par ce dernier, et Ryö n'hésite pas, par ailleurs, à déployer ses propres bras pour tâtonner dans ce dernier et chercher une prise. Deux têtes et quatre mains chercheuses, qui ne tardent pas à rencontrer un bout de tissu. Ryö exulte de joie à l'idée d'avoir attrapé quelque chose :

"Je crois que je l'ai !"

Et aussitôt, il décide de maintenir son emprise sur le Bakushô. Voyons voir s'il s'amusera encore longtemps à faire exploser son argile.

Impitoyable.

Il observe le Bakushô avec un sourire carnassier, excité à l'idée de pouvoir lui régler son compte une bonne fois pour toutes. Tandis que le nuage se dissipe, il observe toutefois que le borgne laisse glisser quelques petits serpents d'argile de sa main, qui finissent par bondir sur lui et l'enlacer, comme s'il était pris dans l'étreinte d'un prédateur plus gros que lui. Et le borgne de le sommer d'abandonner, comme si la victoire était déjà acquise.

Alors le fumeur baissa la tête, concédant qu'il était pris au piège et qu'il ne pourrait pas s'extirper de cette emprise.

Conquis par la fatalité, il faillît même lâcher sa petite larme, mais redressa la tête en éclatant de rire, simplement pour provoquer son camarade d'équipe :

"Bwhahahahahaha ! Tu m'prends vraiment pour un bleu, gamin ! Vas-y, fais-le péter, ton feu d'artifice !"

Impitoyable.

Il n'ignorait pas qu'à cette distance, le Bakushô serait aussi affecté par l'explosion. Mais aussi accoutumé fusse-t-il à ce genre d'attaques détonantes, il ne profitait pas du même privilège que Ryöhei : en effet ce dernier était déjà protégé par une armure de pierre qui étoufferait la plupart des dégâts. Le Jinmenju ne craignait guère la douleur, surtout derrière une telle enveloppe.

Alors, dans un geste fluide et maîtrisé, il crocheta les appuis de son adversaire, tentant par là de le faire choir.

Saurait-il esquiver la technique ? Peu de chances. En habile combattant à mains nues, Ryöhei avait bien verrouillé sa prise et ne comptait pas lui laisser le moindre répit. Après avoir effectué son numéro, il n'oublia pas cependant d'en venir aux faits : il décocha une puissante droite, directement au visage du Bakushô. A une telle distance, il ne lui donnait que peu de chances de pouvoir s'en protéger aisément. A terme, il relâcha sa prise et mit ses mains sur ses hanches, convaincu d'être le vainqueur du duel.

Mais, trop méfiant pour lui permettre de prendre de la distance, il le rattrapa aussitôt, empoignant son haut avec force. Il approcha son visage et fit :

"Alors, heureux ?"

Impitoyable.

Fier.

Mais il ne devait pas l'être pour autant. Il avait de la bouteille et pour ainsi dire, il devait plutôt avoir honte de ne pas être passé au grade supérieur. Seulement, l'opportunité d'une telle promotion ne lui avait jamais été offerte encore, et certainement que son attitude parfois puérile compromettait ses chances d'accéder à la qualification de Chuunin.

Toutefois, il venait de prouver en mettant Len au tapis qu'il devait être considéré non pas seulement pour son grade, mais aussi pour son expérience. A bien des égards, il avait cafouillé durant son combat, mais à bien des égards il avait aussi prouvé qu'il était capable et combattif ; qu'il n'était pas un arriviste négligeant et peu enclin à faire ses preuves.

Fier.

Ce combat lui avait permis de réaffirmer l'opinion qu'il avait de lui-même. Len était loin d'être un imbécile et il aurait facilement pu être pris au piège par son argile explosive. S'il n'avait pas eu son armure, du reste, il aurait probablement été contrarié par les assauts du Bakushô, qui, soit-dit en passant, ne manquait visiblement pas de trempe non plus. Sa propre mutilation pour se défaire de l'emprise de Ryö était l'indicateur d'une indiscutable audace habillée d'abnégation. Il ne lésinait pas sur les méthodes employées pour parvenir à ses fins et cela ne pouvait que lui promettre, d'ici quelques années, la possibilité d'un futur prestigieux.

Face au vieux chien, le petit louveteau a aujourd'hui perdu. Mais qu'en sera-t-il lorsqu'il deviendra loup ?

Pour autant, Ryöhei avait tout le loisir de savourer sa victoire à présent, puisque Yu avait mis un terme à l'affrontement, et que Len concédait sa défaite. Alors, devant cette marque de respect criblée d'une pointe de défi, il ne put que rester sobre dans sa gloire.

"On s'entraînera pour, t'façon. Si c'est c'que tu veux, ça m'arrange : c'est peut-être toi qui me sauvera la vie lors d'une prochaine guerre."

Les mains dans les poches, il tourna lui aussi les talons et disparût.