La journée était calme. Froide, mais calme. La neige se faisait prier, décidément. Cela faisait des jours, peut être des semaines que Kumo vivait sous une épaisse chape de nuages blancs comme le lait, sans que le moindre flocon ait daigné quitter le troupeau de ses congénères pour répandre sur le village le véritable esprit de l'hiver, celui qui restait dans les consciences et pour lequel on attendait si impatiemment, dans certains cas, cette saison pourtant maudite par les paysans. Wataru lui-même se prenait à espérer, chaque matin, de voir son voeu exaucé. Chaque fois qu'il se penchait à la fenêtre, il espérait découvrir un village recouvert d'une épaisse couche de neige, des enfants jouant dans la rue, bâtissant d'audacieux bonhommes de neige et engageant des batailles qui n'avaient rien à envier aux guerres inter-villages. Sans doute y avait-il dans ces espoirs une certaine nostalgie de sa propre enfance, passée dans le village des Seki, plus loin dans les montagnes. Il se souvenait parfaitement que la neige commençait à tomber dans les premiers jours de l'hiver. Cette année, elle se faisait attendre.

Pas de mission ce jour-là, donc. Wataru les avait enchaînées, ces derniers temps, et il devait admettre qu'une journée de repos n'avait rien pour le contrarier. Il sortit de chez lui tôt. Motoo n'était pas encore réveillé. Il lui laissa un mot avant d'enfiler son long manteau noir, et de se couvrir la tête de son chapeau à bandes vertes. Ainsi prêt à affronter le froid, il s'engagea à l'extérieur. Les rues étaient presque complètement vides, à l'exception de quelques téméraires qui luttaient déjà contre la température des plus désagréable pour accomplir leur devoir. Wataru remonta l'artère jusqu'à une petite place, non loin de là, où se trouvait une petite taverne où il avait fini par prendre ses habitudes. Dans un village aussi récent que Kumo, à la naissance duquel il avait assisté et activement participé, on se prenait vite au jeu des coutumes et des petits us du quotidien. Il fit signe au tenancier, et s'installa à une table, dehors.

Oui, c'était assez étrange étant donné le froid, mais Wataru avait pour précepte qu'il était bon de se faire forger par les éléments, du moment que ça restait dans la mesure du raisonnable. Un peu plus ou un peu moins de froid ne lui ferait pas de mal du tout, bien au contraire. On lui apporta vite un thé. Il prit le gobelet de porcelaine dans ses deux mains, appréciant le contact brûlant de l'objet, et but une première gorgée qu'il laissa couler et réchauffer sa gorge pendant un long moment. La saveur fraîche, épicée et à la fois assez discrète pour rester agréable de la menthe prit possession de son palais. Les vapeurs de sa boisson s'envolaient dans l'air froid du matin en une jolie volute blanche. Il entendait au loin le murmure du vent dans les montagnes, ce bruit si singulier qui faisait qu'on ne se sentait jamais vraiment seul à Kumo. Il y avait toujours cette présence mystérieuse, presque fantomatique derrière soi. Autour de lui, il voyait les bâtiments typiques du village: au rez-de-chaussée se trouvaient des échoppes, qui ouvraient tout juste leurs portes. Le reste des étages -généralement pas plus de trois- était consacré à des habitations ou à des bureaux.

Wataru poussa un long soupir de contentement. Motoo allait bientôt faire sa rentrée à l'Académie. Il avait eu sept ans très récemment, et c'était à cet âge-là que les enfants faisaient généralement leurs premiers pas dans le monde des Shinobis. Le mystère serait peut être enfin levé sur les aptitudes du garçon ? S'il avait montré des envies très prononcées quant à ses choix de vie, soit les mêmes que son père, il n'avait en revanche jamais montré une aptitude particulière dans quelque domaine, ni aucune caractéristique qui sorte de l'ordinaire. Bien évidemment, il n'avait pas les capacités de Wataru, puisqu'il n'était pas son fils biologique. Peut être n'en avait-il pas du tout. Il se pouvait tout à fait qu'il soit l'enfant de gens tout à fait normaux. Après tout, Wataru ne connaissait pas les parents de Motoo, et ne savait rien d'eux sinon qu'ils avaient été tués par des brigands lors de l'assaut de leur village -brigands dont il avait réglé le compte voilà sept ans de cela. Il était cependant certain que son fils saurait développer des capacités extraordinaires au contact d'autres enfants, et s'élever vers des sommets de puissance et de sagesse. C'était tout ce qu'il pouvait lui souhaiter.

Quant à lui-même, il avait récemment fait la connaissance de deux recrues très prometteuses du village. Dentô Sumasu et Seki Nako ... Il était disposé à les revoir. L'idée de former une équipe lui trottait de plus en plus en tête. Il se voyait tout à fait aux commandes d'un petit groupe dynamique comme celui-ci, formé de jeunes Shinobis bourrés d'ambition et de talent. Même s'il n'était pas si vieux, Wataru savait qu'il ne serait pas éternel, et qu'il fallait d'ores et déjà préparer la relève. Le village n'en serait que mieux défendu, après tout. Et lui-même mettrait une pointe d'orgueil à montrer ses élèves et à se désigner comme leur mentor. Oui, quelle belle image ce serait ...

Il fut sorti brutalement de ses rêveries par une voix inconnue. Pris de court, il tourna son regard vers le nouveau venu. C'était un visage qu'il ne connaissait pas, mais qui avait un nom.

"Shinmen Hasahi ? Et bien, et bien ... Bienvenue à Kumo ! Je t'en prie, prends un siège."

Wataru avait tout naturellement adopté le tutoiement -il en faisait toujours ainsi avec des collègues- à l'inverse du Samouraï. Il trouvait d'ailleurs ses manières bien cérémonieuses. S'il avait entendu dire que les soldats de Tetsu no Kuni étaient à cheval sur un code de comportement plus strict encore que celui des Shinobis, il ne s'était cependant jamais imaginé la situation. Voilà qu'il avait juste devant lui un personnage haut en couleur du Pays du Fer.

"Voilà une façon bien étrange d'aborder les gens. Mais peu importe, je suis bien luné et, ma foi, l'intention est sympathique. Tu partageras bien un thé avec moi ?"

Wataru se retourna et fit signe au tenancier de la taverne.

"Je suis Seki Wataru, Jônin de Kumo. Je devine que tu dois être un Samouraï, si tu viens de Tetsu ? C'est un plaisir de constater que nos rangs sont aussi diversifiés. J'espère que le village te plaira. Il peut paraître un peu rude, au début, mais j'imagine qu'on s'y habitue vite ..."

A vrai dire, il n'en avait strictement aucune idée pour avoir vécu à Kumo depuis sa construction.

"Alors, des projets ? La vie de soldat à Kumo est mouvementé, et il faut avoir ses propres objectifs pour éviter d'être emporté à la dérive. Que comptes-tu faire ?"

Wataru but une gorgée de thé. Il s'était visiblement trouvé un camarade de discussion fort intéressant. N'est-ce pas toujours le cas de ceux qui viennent d'autres contrées ? Ils ont toujours à faire découvrir, et rares sont les discussions entre deux personnes de pays différents qui ne se déroulent pas sous de bons augures. Voilà un très bon moyen de se sortir de la torpeur dans laquelle Wataru s'était plongé à moitié, peut être à cause de la fraîcheur de l'atmosphère ou à l'inverse de la réconfortante chaleur du thé qui se déversait dans tout son être jusqu'à lui réconforter l'âme. Il se redressa sur sa chaise, et fixa son regard inquisiteur dans celui de son Samouraï d'interlocuteur.

"Oh, ce n'était pas un reproche, bien au contraire. La politesse est une vertu, et je ne pense pas qu'elle puisse être utilisée avec exagération. C'est bien plutôt à moi de m'excuser d'adopter si facilement le tutoiement. Je comprends et respecte vos coutumes. Elles sont nobles."

Wataru se résigna à abandonner le tutoiement. A vrai dire, maintenant qu'il y pensait, c'était une manière bien peu cavalière d'aborder les gens. Il devrait s'en débarrasser définitivement, au risque de s'attirer des ennuis ... Mais c'était plus fort que lui: dès qu'il se sentait en joie, il avait l'impression d'entrer dans une sorte de communion avec le monde entier, qui faisait que tout le monde était un ami. Des façons de faire bien singulières et bien trop familières en comparaison de celles d'un Samouraï. Si Wataru prétendait s'attacher particulièrement à un code d'honneur, il devait admettre ne pas arriver à la cheville des mythiques épéistes de Tetsu no Kuni.

"Et bien, je ne vois pas quel mal il y a à avoir un peu de diversité dans nos rangs, et surtout dans notre village. D'une part parce que c'est un facteur de réussite militaire, c'est vrai. Le soutien des forces de Tetsu est indéniable, et leur aptitude au combat est égale à celle d'un Shinobi en tout point, sinon qu'ils ont peut être ça de propre que leur style s'approche de l'art plus que les simples techniques ninjas. Mais je ne serais pas un fervent adepte de cette théorie. Je crois que les Shinobis sont tout à fait capables de pousser leurs capacités jusqu'à en faire un véritable art corporel et visuel, tout en garantissant une efficacité au combat redoutable. Passons, ce n'est pas notre sujet. Vous avancez que la diversité peut mener à la destruction d'une culture, c'est bien ça ? Aaaaah ..."

Wataru soupira un instant, et regarda son souffle s'évaporer dans l'air.

"A vrai dire, c'est un problème qui s'est naturellement posé à la création du village, puisqu'il rassemblait des clans -et donc des cultures et des patrimoines- de différents horizons. Mais tout ça s'est assez bien réglé, je crois, puisqu'aujourd'hui tout le monde vit dans une harmonie relative, excepté, bien sûr, Kadoria et Bakushô. Mais je m'oppose farouchement au refus de mixité. Les clans sont faits pour être mélangés, les caractéristiques mêlées, les personnalités entrelacées. C'est ainsi qu'on bâtit une civilisation, et c'est ainsi que Kumo pourra s'élever. Je comprends le refus d'un Samouraï de ce type d'utopie. Mais pour un Shinobi de mon humble acabit, c'est un beau rêve, ma foi. Et j'espère pouvoir en avoir le témoignage de mes propres yeux, un jour."

Oui, c'était une utopie, véritablement, que de voir les clans de Kumo s'unir dans une parfaite harmonie, conservant leurs traditions et les valorisant sans faire de mal aux autres. Après tout, c'était ainsi que n'importe quelle société devait fonctionner.

"Voilà un beau projet, ambitieux. Je vous souhaite de le réaliser. C'est vrai que le pouvoir et la puissance sont des atouts attrayants ..."

Wataru rit un peu en se voyant retourner sa question. Il n'y avait jamais vraiment réfléchi, étant un homme vivant dans le présent essentiellement.

"Et bien, devenir un ancien soldat, ne serait-ce pas un beau projet ? Voilà: ce que j'aimerais être c'est un retraité. Si je le deviens jamais, c'est que mon village n'aura plus besoin de mes services en tant que soldat. Cela voudra dire que le monde sera plongé dans une ère de paix et de prospérité. Etre un vétéran, quel doux rêve ... Mais je veux aussi être un père exemplaire, et aimant. J'ai un fils, Motoo. Il va bientôt entrer à l'Académie. Comme ce n'est pas mon fils biologique, on ne sait pas s'il a des pouvoirs particuliers. C'est une déception pour lui: il rêve de devenir un Shinobi puissant, mais il ne parvient pas à maîtriser son chakra. Sans doute ses futurs professeurs pourront-ils lui en dire plus ..."

Wataru espérait bien que ce serait le cas. Il aurait le coeur déchiré de devoir voir son enfant renoncer à ses projets de grande ambition simplement à cause d'un mauvais coup du sort. C'étaient malheureusement des choses qui arrivaient, même dans certains clans renommés, et il fallait les accepter. Mais lui sentait bien qu'il ne pourrait s'y résoudre.

"Et dans l'immédiat, qu'est-ce que vous comptez faire ? La vie à Kumo est assez agitée, et on ne s'ennuie pas. Peut être avez-vous déjà été contacté pour rejoindre une équipe ? Vous savez, les compétences des Samouraïs sont très jalousées dans nos rangs."

Il but une nouvelle gorgée de thé, l'air de rien.