Le jeune Kumojin soupira. Décidément, c'était quelque chose qu'il faisait beaucoup trop souvent – il nota dans un coin de son cerveau qu'il serait judicieux d'arrêter. Contrairement à d'autres qui pouvaient soupirer de soulagement ou d'ennui, chacun de ses soupirs n'était qu'une libération de son propre chagrin – à chaque fois que sa dépression se faisait connaître, il retenait machinalement son souffle et ces soupirs n'étaient qu'une recherche désespérée d'air et de renouveau dans sa tête. La nuit avait été particulièrement chaude et, alors que le soleil ne faisait qu'à peine se lever, il était déjà facilement devinable que la journée serait couverte d'une chaleur difficilement tolérable. Shigeru regarda ses habits, longs, et happa sa lèvre inférieure entre ses dents. Il venait de quitter Kumogakure no sato et se sentait déjà absolument dépaysé. En dehors du village, il n'y avait strictement rien pour lui – la vie qu'il avait mené avec ses parents était un souvenir trop distant pour la remémorer convenablement, tandis que celle qui a suivi, jusqu'à son arrivée au village, ne méritait pas d'être vécue.

C'était bien pour cette raison qu'il avait décidé de sortir du village, l'espace d'une journée. Il ne connaissait qu'un moyen réellement efficace de purifier ses pensées du chagrin qui s'y installait et ce n'était pas quelque chose qu'il pouvait sereinement faire au village ninja sans se faire remarquer – il n'avait pas besoin de ce genre de publicité. Il n'allait pas loin pour autant : juste assez pour accéder aux sources thermales limitrophes d'un village civil. Il savait pertinemment qu'elles seraient vides pendant une période assez longue le matin, ce qui lui permettrait de les utiliser sans problème. Pour l'après-midi, les deux longs traités sur les poisons qu'il portait sur lui étaient parfait pour se détendre si jamais le lieu était occupé. Personne ne devait voir ses stigmates, c'était la règle qu'il s'était imposée en créant le premier – une règle à laquelle le jeune médecin était particulièrement attaché. Son rôle était de soigner les autres, de s'occuper d'eux afin qu'ils n'aient pas à s'inquiéter : s'ils savaient ce qui se cachait derrière son corps, il aurait dans le meilleur des cas des personnes qui s'inquiéteraient quelque peu pour lui, tandis que dans le pire… Il refusait de s'imaginer ce que le pire pouvait être.

A sa taille dandinait, à chacun de ses pas, son sac. Le voyage devant, au total, durer une seule journée, il ne s'était pas encombré de trop d'équipement : outre un nécessaire médical qui allait bientôt lui servir, il n'avait qu'une boîte de dix Senbon ainsi que les deux fameux traités – suffisamment populaires dans le monde des ninjas médecins pour prendre du temps et les lire. S'informer était l'un des rôles principaux qu'il arborait : un ninja médecin qui choisissait de rester sur place ou, pire encore, s'opposer au mouvement induit par les connaissances médicales, ne méritait certainement pas son titre. C'était la raison pour laquelle, une fois par semaine, il prenait le temps de s'informer, de voir les grandes lignes. Aujourd'hui était exceptionnel, le secours de ces fameux écrits servant plus à tuer le temps – tout en espérant sincèrement ne pas en avoir besoin.

Un petit bâtiment commençait à se dresser à l'horizon et il reconnu instantanément les sources thermales qu'il cherchait à atteindre. Shigeru regarda sa montre : il n'était que 7h du matin. Il aurait donc tout le temps qu'il lui fallait, tant mieux.

Le regard vide, Shigeru se tenait devant le bâtiment principal. Comme prévu, le lieu était encore désert – c'était déjà une bonne chose en soi. Sans une once d'hésitation, il poussa la porte et entra dans la bâtisse, attirant le regard d'abord suspicieux de la personne qui se trouvait à l'accueil – regard que le Kumojin tenta vainement d'ignorer. Il avait l'impression d'être étudié sous toutes ses coutures, comme s'il était suspect de venir de si bon matin – nettement gêné par la situation, il enleva son sac dont la sangle cachait son bandeau ninja. Transperçant de ses yeux inexpressifs le vieil homme assis derrière son comptoir, il s'approcha paisiblement avant de demander un accès pour la journée entière, ainsi qu'une chambre – après une brève hésitation, il la demanda pour la journée ainsi que la nuit, bien qu'il ne comptait aucunement rester dormir ici. Le jeune médecin pris des mains du réceptionniste son yukata ainsi que ses geta, se décidant d'aller au plus vite dans sa chambre afin de les enfiler – sans quoi la chaleur aurait certainement raison de lui.

Arrivé dans la chambre, il commença à se dévêtir calmement, commençant par dérouler son énorme écharpe rouge. C'était la seule chose qui le reliait à son lui enfant : elle appartenait à sa mère, même si le parfum de celle-ci s'était entièrement volatilisé depuis le temps. Elle l'avait aidé à survivre durant les nuits froides lorsqu'il était enfant, puis a été le seul de ses objets à ne pas être détruit lors de l'incendie de son "hébergement". A chaque fois qu'elle s'abimait un peu, il la refaisait, soignant son tricot afin de ne pas la dénaturer – à force d'avoir été le jeune garçon à tout faire d'un harem, il avait acquis des compétences ménagères stupéfiantes, que ce soit en cuisine ou ailleurs. Ces quelques petits acquis lui avaient d'ailleurs bien voulu quelques compliments de la part de son... Il hésita un instant – pouvait-il vraiment dire père ? Il avait un père biologique, même si le souvenir de celui-ci était plus que vague. Alors qu'était donc ce Kumojin qui avait accepté de recueillir un pauvre orphelin ? Comment pouvait-il appeler la seule personne qui avait accepté de lui tendre la main sans rien espérer en retour depuis la mort de ses parents ?

Shigeru soupira profondément. Ce n'était pas important – ils étaient tous morts de toute façon. Toute personne s'approchant trop de lui finissait par mourir relativement jeune, comme si la mort s'accrochait à lui ; parfois il venait à se demander si sa propre mort pouvait résoudre ce problème une fois pour toute, avant de finalement se rétracter. Il n'avait ni la force ni le courage pour franchir ce cap, sauter d'un immeuble et s'écraser piteusement sur le sol ou encore se trancher la gorge. Après la mort, il n'y avait que le vide. Un vide qu'il connaissait déjà très bien en étant vivant – inutile de changer la situation, surtout qu'il était capable, en moindre mesure au moins, d'affirmer sa valeur et sa lutte contre la mort de ses proches en soignant autour de lui. Un jour, peut-être, serait-il un médecin reconnu ?

Un rictus traversa son visage devant la stupidité de cette pensée. Il finissait de se déshabiller, ne restant plus qu'en sous-vêtements ; il profita de l'occasion pour se regarder dans le miroir accroché sur le mur. L'ensemble de son torse était parcouru d'infimes cicatrices – la majorité d'entre elles probablement trop petites pour qu'une personne étrangère à la médecine les remarque vraiment.

Il passa délicatement son doigt sur certaines des cicatrices les plus marquées – elles formaient, toutes ensembles, la cartographie de sa peine. Quand avait-il commencé ? Shigeru ne s'en souvenait plus. Chacune était la marque de quelque chose – ou plutôt d'un évènement avec quelqu'un. Les gens venaient et sortaient de sa vie à une vitesse ahurissante, ne laissant que des cicatrices sur son cœur ; cicatrices qu'il reportait soigneusement sur son corps pour donner aux gens la place qu'ils méritaient : quelque chose de vague, s'effaçant avec le temps mais inoubliable pour autant. Arrivant sur un point de suture encore présent sur son corps, il se décida d'appuyer dessus avec le bout de son doigt. D'abord légèrement, telle une caresse – ça chatouillait légèrement. Au deuxième passage, il appuya plus franchement, enfonçant le petit nœud de fil stérile plus profondément dans sa peau, se délectant de la sensation de brûlure qui suivi instantanément. Oui, aujourd'hui il allait se faire plaisir.

Saisissant sa sacoche, le jeune médecin fouilla dedans avant d'en sortir une petite paire de ciseaux médicaux – tranchants et pointus au possible. En suivant ses mouvements dans le miroir, il passa délicatement le premier point de suture sous la lame des cisailles et, d'un mouvement sec, obligea les deux parties à se joindre, libérant son corps du morceau de fil qui retomba piteusement sur le sol. La cicatrice s'était refermée comme il l'avait espéré – on ne la voyait presque plus. Profitant de l'opportunité, il continua sa propre procédure chirurgicale, libérant l'intégralité des points de l'abîme de son corps. Creux – c'était certainement le mot qui décrivait le mieux la façon dont il se sentait désormais ; un creux qui n'allait pas rester vide bien longtemps se dit-il en grimaçant légèrement.

Sans hésiter, il écarta les deux lames des ciseaux et, en appuyant fortement, il en enfonça une dans son flanc gauche sur quelques millimètres. Une vague de chaleur s'étendit le long de tout son corps, remplissant la coquille qu'il était. Il ne serra même pas les dents devant la douleur, la grimace sur son visage évoluant de plus en plus vers un sourire sincère : son réconfort arrivait. D'un geste délicat, il tira sur les ciseaux, les faisant avancer le long de sa chair en la sectionnant indélicatement. Chaque petite distance parcourue l'approchait plus encore de l'extase, le poussant dans les retranchements de son masochisme. Il souffrait et c'était la preuve qu'il était vivant, la preuve qu'il pouvait continuer de souffrir. Une goutte de sang coula le long de la lame et s'arrêta sur ses doigts – la chaleur du liquide vital lui procurait un calme serein, comme si une mère le serrait dans ses bras, cherchant à la réconforter et le protéger de la laideur du monde. Il soupira légèrement, retirant les ciseaux de son corps et contemplant la plaie dans le miroir. Elle était superficielle mais longue de cinq centimètres, parfaite pour suturer.

Il esquissa un sourire devant le résultat de ses actes et, n'hésitant pas plus que la première fois, enfonça la lame sur la même profondeur au niveau de son abdomen, longeant son nombril sur un demi-cercle, puis uns fois encore entre deux côtes à droite. Chaque fois que la lame pénétrait son corps, il se sentait revivre, profitant pleinement de la profondeur des sensations qui traversaient son corps. Devant le bonheur procuré, son esprit se vidait littéralement de tous ces souvenirs inutiles, même si ce n'était que pour quelques instants. Sa conscience médicale qui l'alarmait depuis qu'il avait décidé de s'y adonner une fois de plus venait de mourir étouffée par le plaisir.

Le bonheur chimérique qu'il avait atteint, tout comme l'exquise douleur, s'estompèrent plus vite que d'habitude, faisant soupirer Shigeru lourdement. L'insuffisance de la douleur était un problème qu'il avait prévu, mais elle est arrivée plus vite qu'il ne s'y attendait – sa conscience médicale avait raison, c'était devenu sa drogue et, comme avec la majorité d'entre elles, le corps s'habituait et la nécessité de doses plus grandes se faisait connaître. Il en était déjà arrivé à là – il ne savait que trop bien que c'était le début de la signature de sa fin. Au début, il cherchait à extérioriser sa souffrance – à rendre son mal-être psychologique physique afin de pouvoir, dans son idée, le soigner. A chaque blessure, il s'imaginait se vider de sa dépression avec chaque goutte de sang qui souillait le sol, l'empêchant de revenir en se soignant. Le réconfort n'y était que faible, certes, mais l'amertume de la douleur le calmait – dès que sa dépression s'aggravait, il savait que s'y adonner la réduirait et lui permettrait de fonctionner à peu près convenablement.

Mais ça, c'était avant. Au fil des années, la recherche de libération par la douleur a été assimilée par son corps à une recherche de plaisir et, très vite, il n'y avait plus rien d'amère dans ses blessures. Chacune devenait quelque chose d'unique, de particulier et très intime : il se plaisait dans la douleur et à chacune de ses blessures il s'amusait plus encore – c'était comme s'il ajoutait du sucre dans sa vie, la rendant plus douce. D'une recherche de la paix intérieur et libération de sa psychose, l'acte a évolué en une recherche d'un plaisir pur – au stade où il en était aujourd'hui, c'était déjà un masochisme très avancé. Shigeru soupira lourdement et, hésitant un instant, appuya sur sa première plaie du jour avec son doigt. En tiraillant un peu, il parvint à séparer les deux parties de sa peau et appuya plus profondément, poussant au contact entre son doigt et les couches profondes de sa peau. La douleur revenait et se diffusait dans son corps entier sans qu'il n'esquisse le moindre sursaut. Un énorme rictus fendait son visage et la courbure déviante de son corps ne le rendait qu'encore moins humain – le jeune médecin le savait, il était tombé bien bas.

Il appuya plus encore, puis fit de même au niveau d'une autre plaie avec son autre main – vivre était sa passion car vivre était souffrir, et il s'adonnait pleinement à la souffrance en ce moment précis. La douce extase l'envahissait, remplissait son esprit d'une joie hybride qu'il pourrait utiliser pour les jours à venir – tel un bain de bonheur dans lequel il pouvait se replonger afin de récupérer un peu de la noirceur de son quotidien. Toujours et encore, seulement un peu plus : aussi stupide que cela puisse paraître, c'était sa solution aux problèmes, à ce passé qui le hantait et qu'il n'arrivait pas à exorciser.

Il était resté accroupi sur le sol, toujours face à ce même miroir, pendant une trentaine de minutes. Quand il releva enfin la tête, il ne pu s'empêcher d'avoir une légère nausée – causée en grande partie par son comportement. Soupirant lourdement, il se redressa tant bien que mal. C'était assez pour le moment, il en était conscient. Fouillant dans son sac, il en sorti un ensemble à sutures qu'il déballa, puis fit de même avec le fil. Avec la précision que nécessitait son rôle de ninja médecin, il enfonça le petit crochet dans sa peau, souriant une fois de plus devant le léger pic de douleur – quel genre de monstre était-il ?

Point après point, il refermait les marques de son corps, profitant encore du peu de douleur que lui procurait chaque passage du crochet. Il n'oserait pas tirer sur le fil pour se mutiler plus encore – lorsque la partie de lui qui s'occupait de sa conservation prenait le dessus, il n'y avait plus de place pour l'autre. Ses sutures étaient bonnes, voire très bonnes : depuis le temps qu'il s'entraînait sur son propre corps, il savait arriver à un état proche de la perfection. La façon dont les berges de sa plaie se rapprochaient, réduisant à néant – non, lui permettant de recommencer – les efforts qu'il appliquait à son corps était profondément hypnotisante. C'était comme une toile infinie qu'il pouvait tisser et défaire selon son envie, se perdant dans la folie ambiante.

Lorsqu'il acheva son dernier point, il soupira de nouveau. Il était temps de se remettre un peu et de profiter du temps qu'il lui restait. Shigeru s'interdisait formellement toutes sources chaudes ou même bains communs au village – il y avait toujours des plaies fraîches sur son corps qui ne provenaient d'aucun combat et n'échapperaient pas au regard des autres shinobis. Les rares fois où cela a été nécessaire, il avait commis son plus grand tabou en les soignants à l'aide de jutsus – il considérait qu'il n'avait en rien à se soigner de quelque chose qu'il s'infligeait lui-même. Son rôle de ninja-médecin ne devait jamais être corrompu par sa folie, et sa folie ne devait jamais se mener à son rôle de ninja-médecin, c'était la règle d'or et la raison pour laquelle il ne se blessait jamais à l'aide de chakra – il n'appréciait vraiment pas les gens qui choisissaient de prendre des raccourcis dangereux sans raison valable.

En se relevant péniblement, il enfila les habits qui lui avaient été donnés, faisant tomber la dernière pièce de tissu qu'il portait de base au sol. 8h du matin – la journée ne faisait que commencer. Il pressa le yukata au niveau de ses plaies pour s'assurer qu'elles ne suintaient plus de sang et ne créaient pas de tâches : c'était bon. D'un pas assuré, il se dirigea vers les bains, la meilleure partie de la journée sur le point de commencer. S'il considérait le fait de se blesser comme le sucre et l'aigreur qui relevait l'amertume de sa vie, c'est tout autre chose qu'il considérait comme le sel et le poivre qui y rajoutaient du goût – un mélange parfait. Le lieu était vide, du moins pour la partie masculine. Enlevant sa tenue, il se dirigea vers les douches afin de rincer son corps avant le bain. En tant que personne entraînée dans la médecine, il était habitué à une hygiène parfois excessive – en fréquentant divers poisons et plaies, il risquait toujours de porter un germe ou un résidu potentiellement dangereux pour son environnement.

Sans hésiter, il régla l'eau sur la température la plus froide et alluma le jet d'eau à puissance maximale. Le froid était cinglant, forçant tous les muscles de son corps à se contracter d'un coup, comme pour se protéger. La différence de température entre son corps et l'eau le faisait sourire. Cette sensation était bien plus que de la simple douleur – maigre finalement devant celle qu'il s'infligeait seul – c'était une torture profonde infligée à l'intégralité de son métabolisme, le poussant à s'activer plus encore afin de produire autant de chaleur que possible pour préserver ses organes. Il coupa l'eau au bout de cinq minutes et passa sa main droite sur son cou – l'intégralité de son corps était glaciale, le jeu pouvait enfin commencer.

En sortant dehors, il ne pu s'empêcher de contempler la beauté des sources qu'il avait choisi. De petits chemins en pierre, soigneusement délimité par de bas jardins ornaient le pourtour de l'eau chaude. Un délicat parfum fleuri se dégageait dans l'air, enivrant les sens du brun. C'en lui brisait presque le cœur d'utiliser un si somptueux paysage pour des fins si viles, néanmoins il était trop tard pour changer de lieu – il fallait profiter tant que les sources étaient désertes, sans quoi il devrait rentrer dans sa chambre par prudence. Les récents points de sutures ornaient son corps avec une fierté discutable et attiseraient certainement les curiosités malsaines – il n'en avait pas besoin.

Faisant un pas vers l'eau, il hésita à s'interroger sur l'intérêt de tout ce qu'il faisait. Lui-même était capable de diagnostiquer ses problèmes comportementaux avec les ridicules principes fondamentaux de psychiatrie qui lui avaient été enseignés – une chose qu'il lui faudrait certainement qu'il travail plus vu l'intérêt potentiel pour un shinobi – il était absolument malade. Il fit un pas de plus, s'approchant dangereusement de l'eau. Depuis la mort de ses parents, il n'était même pas sûr d'avoir connu la joie, même fausse. L'épaisse carapace qu'il s'était forgé, le protégeant de souvenirs douloureux ainsi que de la proximité des autres avait été, pour le moment, presque sans faille – seul celui qui l'avait recueilli après l'incendie de la maison close avait réussi à réellement la traverser. Pour mourir. Shigeru soupira.

Arrivé enfin à la bordure du bassin d'eau chaude, il grimaça légèrement – la partie goûtue de sa vie sur le point de commencer. Il pouvait le faire rapidement mais l'effet ne serait pas le même, il en était conscient. Le Kumojin plongea un doigt de pied dans l'eau, ses mains tremblant légèrement à ce geste. Grâce à son corps frigorifié après la douche qu'il venait de prendre à l'instant, la différence de température réveillant une douleur d'une sauvagerie extrême – suffisante pour provoquer un léger spasme tordant son corps d'un mélange de douleur et de plaisir, passant à travers les réflexes à la douleur inhibé de son corps. C'était comme s'il entrait pieds nus dans un nuage de feu, un incendie qui se propageait jusqu'à sa raison la plus profonde. Tranquillement, il plongea le reste des doigts de son pied dans l'eau, s'extasiant de plus belle devant l'ensemble de sensation qui l'envahissait. Il savait que l'eau n'était pas suffisamment chaude pour le blesser réellement – c'est la différence de température qui stimulait les récepteurs à la douleur thermique de son corps. Il pouvait souffrir un martyr nouveau, sans qu'aune marque réelle ne s'impose sur lui.

Progressivement, il plongea l'intégralité de son pied dans l'eau avant d'entamer l'entrée du deuxième. S'il voulait que ce soit le plus lent et le plus douloureux possible, il ne pouvait pas être trop long non plus ; son corps luttait de toutes ses forces contre son esprit, s'obligeant à se réchauffer outre mesure pour mieux tolérer la chaleur qu'il sentait arriver. Ce qu'il faisait était de la torture, le jeune médecin en était conscient – chacune de ses méthodes pour se faire souffrir avaient été trouvées dans des livres parlant de tortures, ou plus récemment encore dans des traités médicaux sur la restauration de l'état physique et mental d'une personne soumise à la torture physique. Si seulement les médecins qui rédigeaient ce genre de traités savaient à quels méfaits ils participaient par leur intermédiaire, ils hésiteraient peut-être à les rédiger.

Ses deux mollets étaient déjà recouverts d'eau ; la chaleur, la douleur et le plaisir se mêlant le long de ses jambes, remontant dans sa moelle et atteignant finalement son cerveau. De toutes les méthodes de tortures qu'il avait essayé, celle-ci était la plus lente et la plus jouissive – même si les pré-requis la rendaient moins reproductible que les petites plaies cumulées à des soins sans anesthésie. Il plia les genoux, laissant l'eau remonter jusqu'à la moitié de ses jambes. Les tremblements magnanimes de son corps se calmaient progressivement, lui permettant de récupérer un peu de sa splendeur stoïque habituelle. Il se courba légèrement, effleurant avec l'eau son bassin – bientôt il serait entièrement assis dans l'eau. Le jeune ninja commençait déjà à remarquer que la douleur était plus faible à chaque instant, son corps s'habituant bien vite à la température. Décidé à faire durer le plaisir et profitant de ses connaissances d'anatomiste, il plongea un doigt de chacune de ses mains dans l'eau.

Une vague de sensation égale à la première qu'il avait ressenti le frappa de plein fouet à nouveau, le motivant à continuer ses actions. Rapidement, ses deux mains entières étaient dans l'eau qui semblait à nouveau brûler son corps jusqu'aux entrailles de celui-ci. La dissémination des récepteurs nerveux dans le corps était inégale chez une personne mais sensiblement la même chez tout le monde – le jeune médecin ne le savait que trop bien après son "expérience" avec la torture aux aiguilles. Il inspira profondément et plongea plus encore dans la source thermale, s'arrêtant tout juste avant la plus basse de ses nouvelles cicatrices. Le vrai défi allait démarrer maintenant.

Il lui était relativement rare de mêler plusieurs techniques lorsqu'il se cherchait, jugeant qu'il finirait tôt ou tard par tomber à court d'idées, mais la faisabilité commune de ces deux là l'avait motivé à essayer. Inspirant profondément, il plongea la première cicatrice sous l'eau – déception. S'il avait l'impression que sa peau était délicatement rongée par la chaleur, la douleur n'excédait en rien celle qu'il connaissait en plongeant ses pieds et ses mains dans l'eau, certainement à cause des conditions épicritiques de son corps. Il soupira et, renoncé, plongea le reste de son corps sous l'eau, n'en laissant dépasser que sa tête.

Il grimaça légèrement lorsque la chaleur lui monta à la tête, terminant de réchauffer son corps – il ne referait plus le jeu de prendre une douche froide avant de revenir se baigner, trop chronophage malgré les effets appréciables. Shigeru ricana amèrement à l'idée de ses propres pensées – faire passer ses séances calmantes de douleur pour des études sur les techniques de tortures était une déviation qu'il n'avait acquis que récemment, mais qui commençait à prendre un poids trop considérable pour ce que c'était. Il ne voulait aucune justification, aucun secours – seulement la douleur et le plaisir assommant qui l'accompagnait à longueur de journée. Il soupira langoureusement, assouvi par la relaxation inhérente aux sources chaudes dans lesquelles il se trouvait. Parfois, et il le savait, il était particulièrement cruel avec soi-même : si le village avait besoin de sa douleur, il n'aurait pas hésité à la donner. Peu importe comment il s'y prenait pour regarder, il en revenait toujours au même point – hormis Kumo, il n'y avait rien pour lui dans ce monde.

Son village. Maintenant qu'il y repensait, il lui était difficile de contrer ses propres impressions – une fois qu'il avait été recueilli, Shigeru avait fait la totalité de sa vie là-bas et, malgré l'excentricité des personnes y vivent et ses nombreux écueils relationnels, il ne pouvait éprouver autre chose pour le village que de l'affection profonde. Si son tuteur avait été un deuxième père pour lui, s'occupant de lui apprendre la vie telle qu'elle était – dépendant intégralement sur le jeune enfant pour les tâches ménagères par ailleurs -, Kumo était sans hésiter la mère qui attendait toujours son retour à la maison, l'accueillant à bras ouverts et l'enveloppant d'une chaleur à laquelle il se pensait immunisé derrière ses carapaces. Deux enseignements – l'art ninja et l'art médical, un emploi – les missions, un endroit où revenir – sa maison, la liste était extrêmement longue et ne pouvait être résumée que par un seul mot : une vie. Kumogakure lui avait offert une vie.

Il traversa le bassin d'eau chaude à la nage, le violet glacial de ses lèvres ayant été déjà réchauffé au rose pâle habituel – signe que son corps s'était restitué lui-même du choc thermique qu'il s'était infligé. Le jeune médecin était infiniment reconnaissant à l'ensemble du village pour ce qui avait été fait pour lui – chaque jour il s'efforçait de le rendre du mieux qu'il pouvait en portant assistance aux blessés. Une récompense bien maigre, mais la meilleure qu'il pouvait accorder au village. Il soupira, s'étalant plus largement dans le bain thermal, puis fixa son corps. La psychanalyse sur soi-même n'était vraiment pas quelque chose qu'il aimait faire, néanmoins le temps s'y prêtait plus que jamais. N'aimait-il pas son corps ? Les multiples marques qui y reposaient laissaient largement supposer cette hypothèse, même s'il la savait fausse – heureusement qu'il était médecin lui-même. Ce qu'il n'aimait pas, c'était sa vie. Une vie terne, remplie d'accidents de parcours, d'erreurs – le ninja savait pertinemment qu'il perdait son support et le peu d'assurance qu'il avait quand il s'éloignait de problématiques médicales.

Au début de son apprentissage de la médecine, il en était venu à presque dormir à l'hôpital afin de ne pas quitter le monde stérile de la science. Un endroit régit par la logique et des règles pures – c'était l'illusion qu'il y voyait. Aujourd'hui, avec le temps, il ne savait que trop bien que le processus du placebo et le subjectifs étaient tout autant, sinon plus, des thérapies médicales. Des thérapies factices manipulant les esprits des gens ignares – ce n'était pas quelque chose qui pouvait fonctionner sur un membre de la "famille". Ses mains jouaient l'une avec l'autre alors qu'il se perdait de plus en plus dans le fil de ses pensées – avait-il perdu une fois de plus l'envie de vivre ? Il secoua la tête : cette envie, Shigeru ne l'avait plus retrouvée depuis la mort de ses parents. Reconsidérant ce qu'il pensait du village, il accepta l'hypothèse que c'était grâce à ce dernier qu'il ne s'était pas encore donné la mort. Il avait une dette à payer, et le seul moyen de le faire était de ne pas mourir bêtement.

Son doigt passa machinalement sur l'une de ses cicatrices d'aujourd'hui – la vie dépressive qu'il vivait, choisissant de se mutiler et de souffrir physiquement pour soulager la lourdeur de son esprit valait-elle vraiment la peine d'être offerte pour le village ? Il avait l'impression de n'être qu'un vulgaire déchet. Un corps pourrissant progressivement, rongé par la gangrène qui détruisait son esprit – un stupide cadavre laissé là pour mourir.

Si ses parents n'avaient pas été tués, il serait en train de vivre une vie paisible avec eux. Ses souvenirs étaient trop maigres pour qu'il ne puisse s'imaginer réellement ce que cette vie aurait été : la chose qu'il voyait était son propre corps, enlacé par les bras d'une femme de son âge environ et tenant dans ses mains un enfant, le leur. Une douce illusion qui berçait ses mœurs les plus sombres, lui permettant d'accéder à la sensation de ce bonheur chaud, collant et envahissant qu'elle portait. Cependant, même à travers cette joie, il ressentait une peine profonde qu'il n'arrivait pas à cacher – la façon qu'il avait de regarder sa femme, de la dévisager légèrement, l'emportait sur la tendresse qui remplissait son regard quand il regardait son fils. Cette vie semblait creuse car elle n'avait pas la place pour quelque chose de trop important pour lui : la médecine.

S'il n'avait pas choisi la médecine, il n'aurait nulle part où aller dans le monde. La science était ce qui le faisait vivre et comprendre le monde grâce à elle était rapidement devenu un défi qu'il s'était fixé afin de toujours avoir une raison pour aller vers l'avant. La cuirasse de son malaise n'avait fait que se renforcer grâce à elle, aspirant les derniers sentiments profonds que le garçon pouvait exprimer : si tout n'était qu'un ensemble de réactions chimiques déclenchées automatiquement par son cerveau, l'espoir de pouvoir les bloquer existait. Si les cellules et l'homéostasie n'étaient plus de vagues concepts dont il avait la notion mais la spécialité de sa vie, la chose qu'il connaissait le mieux, il s'imaginait pouvoir interagir dessus afin de devenir plus renfermé encore.

Être invulnérable au monde extérieur. C'était l'aberration que poursuivait le jeune lui en apprenant la médecine. Devenir capable d'encaisser tous les dégâts physiques et les soigner tout en étant insensible aux attaques sur sa raison – un robot composé d'un amas de pièces jetables, destiné seulement à sa propre survie. Capable de tout apprendre sans jamais ne rien désiré, les synapses de son cerveau détruite par sa propre approche. Une bête sauvage qui ne connaîtrait de l'humain que la faiblesse de son corps – finalement, il était bien heureux d'avoir échoué. La nécessité de se mutiler était trop importante à l'époque déjà, et chaque entaille de l'époque – moins exquise que les actuelles – ne faisait que lui rappeler la faiblesse qu'il était.

Chacune de ces deux voies était une alternative possible à son histoire – la troisième regroupait les deux précédentes. Ayant retrouvé la joie de vivre, il devenait le maître de son corps et n'en assumait plus les faiblesses, cherchant à y pallier. La seule chose le guidant était l'égide des Nuages, égide à laquelle il avait déjà accepté de donner sa vie. De plus en plus, l'idée précise de ce qu'il refusait de voir se dessinait devant lui, tel un immense avertissement qu'il ne pourrait ignorer plus longtemps. Le bonheur n'était pas impossible à obtenir. Si ce monde l'avait trahi, bafoué et trainé dans la boue, il le frôlait toujours de ses pieds.

Il secoua la tête brusquement quand il senti l'eau du bain dans son nez. Le Kumojin s'était endormi sous le poids de ses considérations, portant avec elles un sommeil lourd de sens également. La toux l'envahissait violemment, cherchant à libérer ses poumons des quelques gouttes qui avaient réussi à les atteindre. Il ignorait tout de l'heure qu'il pouvait être.

L'état de son corps laissait à penser qu'il avait bien somnolé – aussi avait-il décidé de se lever et de retourner à sa chambre. L'intensité de la faim qu'il ressentait était certainement le signe que midi approchait. Il soupira, hésitant. Ce que ses pensées avaient réussi à amener, jusqu'à maintenant, était la nécessité d'un profond changement. Jamais il n'avait pris le temps, comme aujourd'hui, de se reposer et de s'interroger sur sa vie – cherchant toujours à s'occuper le plus possible afin de ne pas pouvoir le faire. C'était se morfondre et dénigrer sur son sort, un plaisir qu'il ne voulait donner à l'étau de sa dépression. Cependant… Les conclusions qu'il pouvait tirer de cette matinée de réflexion excédaient les plus osés de ses fantasmes. Les solutions exactes il ne les avait pas – il en était pleinement conscient. Ce qu'il avait réussi à trouver, plus que toute autre chose, était la clef vers une nouvelle vie.

Il esquissa un sourire mesquin à la vue de ses outils, disposés soigneusement sur la table basse de la chambre. L'envie de recommencer était tellement intense qu'il avait l'impression de pouvoir la ressentir réellement, poussant son corps vers sa position d'antan. Il ignorait quelle partie de lui parlait – la dépression ou l'addiction que son corps avait à la douleur – mais sa conviction nouvelle était ferme : il devait résister autant que possible. Afin de se changer les idées, il demanda à ce qu'on lui monte de la nourriture à sa chambre, plus que ce qu'il avait l'habitude de manger. Il ne connaissait que trop bien les effets de la dénutrition, même légère, sur un corps – c'était la raison principale de la création de sa part de ses pilules spécifiques à base d'ingrédients connus pour leur rôle de coupe-faim. Famine était un bien grand mot pour ce qu'il infligeait à son corps, même s'il s'en approchait. Un repas par jour, au midi, était ce qu'il s'imposait – permettant au réceptacle de ses pensées d'atteindre le même niveau d'amorphisme que ces dernières.

Le cumul des médicaments qu'il infligeait à son corps était calculé précisément, vestige de l'époque où le jeune médecin s'imaginait devenir maître du corps et de l'esprit. Il savait exactement à quelle heure il pouvait reprendre un autre médicament pour éviter toute interaction néfaste potentielle – il n'a jamais pris la peine de réaliser de quelconques expérimentations là-dessus. Il n'était pas un charlatan, encore moins un scientifique fou : il ne cherchait qu'à dépasser sa propre existence, non pas l'intégralité de la vie sur terre. La privation de nourriture était l'une des tortures les plus efficaces connues – le corps était obligé de se replier sur lui-même, puiser dans ses ressources les plus intimes afin de survivre. Quand le niveau devenait ingérable, certaines cellules du corps étaient capables de se retourner contre celui-ci, dévorant les cellules les moins utiles afin d'alimenter ce qui était noble en énergie. Il n'avait jamais accepté ce niveau de faim, conscient du frein majeur que cela opposerait à sa vie de shinobi.

On frappa à la porte, une voix de femme annonçant que sa nourriture était arrivée. Shigeru leva les yeux vers l'horloge – s'étonnant de voir qu'il n'était que onze heures. Le fait qu'il ressente la faim plus tôt que prévu était peut-être un nouveau signal de son subconscient. Il allait accepter cette hypothèse, renforçant une fois de plus sa conviction : malgré tous les efforts que cela demanderait, toute la peine qu'il devrait s'infliger, il deviendrait plus fort. Il montrerait à ce monde qu'il n'était pas qu'un cadavre dont on pouvait faire ce qu'on voulait. Il était une vie dont la flamme allait se rallumer.

Lorsqu'il s'installa devant son repas, il n'eu pas à faire beaucoup d'effort pour s'imaginer le plaisir qu'il devait accorder à son corps. Manger avait toujours été quelque chose de mécanique pour lui : préparer la nourriture, la consommer puis ranger soigneusement. C'était ce qu'il faisait déjà à l'époque de sa vie en maison close, retenant toutes les leçons qu'on lui avait si gracieusement accordé – faire comme s'il n'était pas là, mangeant dans le silence et la tête rivée sur l'assiette, n'osant pas même aventurer son regard en dehors des contours de celle-ci. Il soupira légèrement avant d'attraper la première bouchée entre ses deux baguettes. A la suite de sa libération, il n'avait pas réussi à changer son comportement – peut-être ne l'avait-il pas voulu – et restait dans son mutisme quotidien même devant le flot de paroles que générait son tuteur. C'est en voyant la tristesse dans les yeux de celui-ci à chaque repas que le jeune garçon qu'il était, à l'époque, avait décidé de manger moins – incapable de supporter ce regard posé sur lui.

La nourriture était loin d'être mauvaise, même si elle restait à une distance également grande de la transcendance. Plus important néanmoins, son corps ne semblait pas se tordre devant la sensation de manger et, malgré les larmes qui commençaient à se dessiner dans ses yeux, il se força à tout avaler. La lutte entre son corps et son esprit était une chose qui l'affaiblissait considérablement – l'un voulant s'enterrer dans le maximum de souffrance possible tandis que l'autre ne demandant qu'à voir ses besoins assouvis. Depuis longtemps, il considérait les besoins de son corps comme quelque chose de mécanique, ne pouvant rien lui apporter sinon une faiblesse supplémentaire dont il fallait s'occuper. Aujourd'hui néanmoins, alors qu'il était déterminé à relâcher l'étau de la noirceur, le jeune médecin ne pouvait que pleurer en mangeant. Il n'avait jamais fait attention aux sensations qu'il éprouvait lorsqu'il mangeait jusqu'à ce jour, et il ne pouvait s'empêcher de se perdre dans leur contemplation. Il sentait son corps se remplir, tel une plante à laquelle on avait refusé trop souvent de l'eau qui venait à tomber sous la pluie – c'était une chaleur plaisante qui l'envahissait, bien différente de celle qu'il s'était infligé aux sources.

Il se croqua la langue délibérément. Toutes ces années, il avait été stupide et chaque minute passée à manger le lui rappelait amèrement. Le bonheur qu'il espérait tant - ce même bonheur qu'il avait substitué par du masochisme – a toujours été à portée de main. L'erreur qu'il avait commise, bien des années auparavant, a été de se ranger du côté de son esprit, dénigrant son corps. Chaque bouchée était un délice psychologique, lui permettant d'apprécier le goût tantôt salé, tantôt sucré de ce qu'il mangeait – depuis quand les aliments avaient-ils cette force en eux ? Non, il se ravisa – depuis quand avait-il choisi d'en dénigrer les bienfaits était la question qu'il devait se poser. Si le feu qui le possédait progressivement devait être maintenu afin qu'il réalise son ascension vers le monde, il devait le maintenir en vie et l'approvisionner afin qu'il ne s'éteigne pas – le Kumojin ne savait que trop bien que les repas seraient un parfait combustible s'il les complétait avec d'autres choses qu'il n'avait pas encore découvertes.

Jamais il n'avait terminé son plat aussi rapidement, malgré la quantité plus importante de nourriture qu'il avait commandé ; néanmoins ce qui le surprenait le plus était l'envie candide de manger à nouveau.

Il se refuse de commander une deuxième portion, conscient que son corps aurait certainement du mal à tolérer trop de nourriture d'un coup. En contrepartie, il se fit la promesse de commencer à manger de vrais dîners, l'effet sur la durée en serait certainement meilleur. S'il comptait bien continuer à améliorer ses pilules pour les moments réellement critiques, il ne voulait plus être à même de se privé d'alimentation. Son corps était l'incarnation de ce qu'il était pour Kumo – un outil – et s'il était réellement aussi fidèle au village qu'il ne le disait, il devrait l'entretenir mieux. Ses pieds s'agitaient d'eux-mêmes, prisonniers d'un balancement arythmique qui ne faisait que trahir l'intensité de ce qu'il ressentait. L'envie de revenir dans les sources et ressentir à nouveau l'exquis de cette douleur l'obsédait – sa lutte intérieure le fatiguait.

Il était vrai que d'un côté, il s'apprêtait à choisir une voix le faisant quitter le confort douteux mais connu de sa vie actuelle, l'exposant à ce qu'il détestait le plus au monde : l'inconnu. Plongé dans le noir depuis toujours, il avait abandonné les recherches de lumière – comment rechercher quelque chose qu'il ne pensait avoir jamais vu ? Ce qu'il recherchait, il en connaissait la description grâce aux livre – l'intensité, l'importance des réactions qui devaient s'en suivre, les effets sur son corps. S'il le fallait, il serait capable d'écrire une dissertation, sinon un traité entier, sur le bonheur. C'était quelque chose qu'il ne pensait pas avoir connu et Shigeru en était certain, jusqu'à récemment tout du moins.

"Un jour tu trouveras toi aussi un trésor qui te sauvera…"

Les paroles de Dento Kongoh résonnaient encore dans son cœur. Elles n'avaient été que de simples mots qu'il avait jugé futiles, néanmoins ces quelques jours leur avaient permis de macéré et prendre un poids considérable. Le bonheur qu'il ne connaissait que des livres était, peut-être, lui aussi une simple chimère, semblable en bien des points à celui qu'il atteignait en cherchant à s'oublier. Il s'affala sur le sol, tendant sa main vers le plafond. Le bonheur n'était-il peut-être pas un état infini qui se conserverait à jamais, contrairement à son chagrin ? L'étincelle dans ses yeux lorsqu'il s'occupait des enfants de l'orphelinat, ces sentiments si doux qu'il avait ressenti quand il leur donnait à manger – il avait naturellement estimé que ce n'était que des réactions de convergences, plus proches de l'apitoiement sur le sort de ses enfants qui risquait d'être comme le sien, triste. Il soupira, déplaçant légèrement dans les airs – la psychiatrie, ou même l'analyse du comportement des gens, n'était absolument pas quelque chose qu'il maîtrisait, pour le moment du moins. Etait-il possible que le bonheur réel soit l'inverse de celui qu'il convoitait ? Qu'au lieu d'être le sol sur lequel il était allongé, il était l'air qu'il tentait vainement de capturer entre ses doigts ? Un trésor qui le sauvera…

Il se releva brusquement, heurtant son pied contre la table basse. Si sa vie avait été, selon lui, un échec jusqu'à maintenant, c'était peut-être qu'il s'était trompé de chemin – une chose qu'il avait plus de mal à s'admettre qu'il ne le pensait. Concilier ce qu'il était et ce qu'il voulait était possible : il était certain de s'y être approché à l'orphelinat. Il ne fallait plus que lutter. Lutter pour vivre une vie digne de ce nom, parce qu'elle ne viendrait pas d'elle-même : il devait aller la chercher, et il le ferait.

Il était difficile de s'opposer à la tendance scarificatrice qui régnait sur lui – lorsqu'il remballait ses affaires, décidé de rentrer au village plus rapidement que prévu afin de chercher à mettre en exergue sa détermination nouvelle, l'envie de recommencer était là, toujours et encore. Il n'était pas idiot et ne s'attendait pas à sortir d'un état dépressif profond en l'espace de deux heures de réflexion sur sa propre personne – d'après ce qu'il savait, le chemin ne faisait que commencer avec sa décision. Il soupira, choisissant finalement de jeter ces quelques objets en guise de pas franchi – de toute façon, il en avait une réserve personnelle chez lui. Alors qu'il était sur le point de s'habiller, il prit le temps, une fois de plus, de s'observer dans la glace. Les cicatrices de son torse étaient toujours là, comme la dépression qui l'attaquait de nouveau – créant ainsi un réel cercle vicieux. C'était probablement le problème majeur auquel il devait se confronter : sa dépression était alimentée par le chagrin qu'il ressentait de la quitter, ce qui la rendait potentiellement immortelle.

Il passa sa main sur les points de suture, s'arrachant contre gré un léger sourire lorsqu'il tirailla, accidentellement, l'un d'eux. Il n'y avait rien d'évident pour lui, son corps avait déjà enregistré au plus profond de soit l'intérêt de la douleur ainsi que son appréciation. Au final, il l'avait utilisée pour s'assurer qu'il était toujours en vie, même s'il ne ressentait plus rien – il serait probablement impossible de se débarrasser de cette sensation de besoin qu'il exprimait, car ce serait tout bonnement abandonné la vérification de sa propre vie. Ses propres yeux, vides, le fixaient et, lorsqu'il décida de parler afin d'entendre sa voix, la même voix nonchalante et inexpressive qu'avant parvint à ses oreilles. Deux choses de plus qu'il ne pourrait probablement pas changer, sinon pour la lueur qui s'allumait dans ses yeux lorsque le monde extérieur prenait le dessus sur sa personnalité. Il avait appris à parler sans émotion, et même lorsqu'il essaya de se forcer, il fut incapable d'exprimer quoi que ce soit. Il soupira – au final, sa marge de manœuvre serait bien plus limitée qu'il ne le pensait, lui redonnant immédiatement l'envie de s'enfermer dans son cocon de nouveau.

Non. Il hocha vivement la tête. S'il se décourageait avant même d'avoir commencé, il ne pourrait jamais réussir sa propre quête. Il trouverait un moyen nouveau se souffrir pour calmer l'envie oppressante qui l'habitait – quelque chose de moins marquant que les cicatrices. Il trouverait également le moyen d'étendre la leur de ses yeux, peu importe le temps qu'il lui faudra. Concernant sa voix… Une solution viendrait bien d'elle-même à un moment ou un autre. Le jeune médecin se rendit rapidement compte que, s'il se focalisait sur le plus difficile, il ne franchirait jamais le pas – il se connaissait bien assez pour le prédire. Choisissant de calmer les ardeurs de ses idées, il décida de trancher avec son œil médical sur les choses modifiables. Il pourrait réduire quelque peu sa maigreur, ce n'était pas un problème, et même en profiter pour renforcer la légère musculature de son corps. Ses cicatrices étaient tellement légères qu'il n'en resterait probablement que de vulgaires traces par endroit s'il arrêtait le jeu macabre tant qu'il le pouvait. L'asthénie générale exprimée par son corps se changerait d'elle-même avec le courant de ses pensées et alimenterait peut-être même le changement de ses yeux. Il s'adressa un sourire idiot – finalement, il lui aura fallu 22 années pour se rendre compte que la vie présentait également des solutions.

Shigeru termina de se rhabiller et, s'assurant d'avoir pris toutes ses affaires, s'empressa de sortir de sa chambre. Il lui fallait faire des recherches dans les différents livres qu'il possédait. Chercher les meilleurs moyens d'arriver à ses fins, de prendre soin de soi. La motivation qu'il ressentait était quelque chose de rare pour lui, mais loin d'être déplaisant. Il réussirait. S'il devait échouer et retomber dans les méandres de ses ténèbres, il se relèverait et recommencerait. Il n'était pas facile de s'imposer à soi-même autant de choses, mais il avait réussi à s'imposer le contraire toute sa vie durant. Il soupira et retourna les clefs de sa chambre. Il ne reviendrait pas ici de si tôt, il en était certain. Il adressa un maigre sourire à l'homme assis à la réception, l'assurant qu'il ne s'était rien passé de mauvais mais qu'il devait rentrer maintenant et, devant le regard plein de jugement de ce dernier, il paya pour l'intégralité de ce qu'il avait demandé – peu importe son départ prématuré.

Le semblant de joie qui l'habitait durant le chemin était tellement opposé à celui qu'il avait sur l'allée que le Kumojin ne pouvait s'empêcher de s'en délecter – il n'y avait pas là l'amertume de l'attente d'une douleur exquise qui viendrait relever ses peines, seulement la douceur d'une vie un peu plus légère. Ce voyage aux sources lui avait grand bien – autrement que ce à quoi il s'attendait, mais il lui était inconcevable de dénigrer ce bien pour la seule raison qu'il était différent de ce qui avait été prévu. Il était ninja et savait que l'imprévu était une partie de son travail, sans quoi il n'y aurait pas les risques auxquels ils étaient exposés. Ce n'était pas quelque chose qu'il appréciait particulièrement. Il soupira, sentant déjà remonter le chagrin des souvenirs de la mort de ses parents, puis de son tuteur. Il venait de tomber de la hauteur de sa joie et ne pouvait s'en vouloir qu'à soi-même, sinon que l'allégresse dont son corps faisait part semblait se maintenir. Presque une journée passée à se morfondre sur son sort l'avait conduit dans des endroits de son esprit inestimés, couplée aux quelques événements récents qui avaient réussi, malgré tout ce qu'il voulait se dire, à semer le doute dans sa certitude inébranlable.

Certainement ne serait-il plus jamais le même, du moins sur le rapport qu'il entretenait avec l'entourage. Sa vie entière, il l'avait passé en regardant le monde extérieur comme enveloppé d'un nuage obscur, ne lui permettant de voir que ce qui était significatif ; rien qu'aujourd'hui déjà, tout semblait plus coloré et vivant. La curiosité qu'il avait eu, enfant, et qu'il avait entretenue en apprenant la médecine – et plus encore – n'était qu'une pâle imitation de celle qu'il pouvait avoir : ce monde était rempli de questions sans réponse, de mystère non élucidés ainsi que de connaissances qu'il n'avait pas encore obtenu. Il ne resterait pas un observateur passif, ne choisissant que d'intervenir lorsque les ordres tombaient – loin de toute initiative immédiatement consumée par son mal-être. S'il voulait découvrir plus, il lui fallait donner de soi-même en échange, aller vers le monde extérieur et interagir avec lui : c'était certainement le meilleur point de départ qu'il pouvait se trouver.

Arrivant aux portes de Kumo, il esquissa un sourire plus vif que les précédents. Ce village était son trésor. Il n'était pas certain du pourquoi ni du comment, mais il le ressentait jusqu'au plus profond de ses entrailles. Si le jeune médecin espérait avoir ses ambitions et les assouvir une par une, il ne pouvait que maudire cette approche : il voulait beaucoup plus, et il le voulait maintenant.

HRP: