Tic, tac, tic, tac …

« Ouvre les yeux, poupée. Regarde face à toi. Écoute, écoute, l’appel des morts … Ils reviennent, il est l’heure. Ouvre les yeux, poupée. Ils sont là, ils t’attendent. Allez, file, disparais. Il est temps pour toi de plier bagages pour retourner les voir. Ouvre les yeux, poupée. »

L’adolescente se leva, instinctivement. Ses rubis se posèrent avec inquiétude sur la première horloge qui passait par-là : 4h30. Encore très tôt. Peut-être même trop. Pourtant, impossible de faire demi-tour. Cette petite voix, au creux de sa tête, résonnait encore et encore, mélodie incessante, ode aux âmes défuntes. Les retrouver ? Toutes ces personnes perdues, parties si loin. Éloignées, hors de portée. Pour les atteindre, un seul moyen : Toucher le Ciel. Atteindre l’éther, pour les revoir, comme s’ils se trouvaient là, juste en face …

Yuka poussa un long soupir et se dirigea machinalement dans la salle de bain. Entièrement nue, la demoiselle se hissa sous la douche, laissant l’eau caresser doucement sa peau. Ses pensées fusèrent dans toutes les directions possibles et imaginables, à la recherche d’un endroit assez haut pour effleurer le divin manteau bleu.

Perdue dans ses réflexions, la demoiselle mit un certain temps avant de penser à ce lieu. Cet emplacement précis où les anges rejoignaient les mortels. L’idée lui parut comme évidente. La montagne bleue. Le plus haut point de Kiri, mais aussi l’un des plus calmes.Un univers où la solitude régnait en maître et permettait à quiconque de se retrouver seul avec soi-même. Quel intense bonheur …
Yuka se dépêcha, quittant la salle d’eau avec rapidité. Une fois vêtue, elle s’attarda sur l’heure : 5h28. Après un petit soupir, la brune sortit de son cocon.

Le vent balaya son visage. Une douce sensation de fraîcheur l’enveloppa. La kunoichi se sentit bien, protégée par la brise. Le village, toujours couvert de son sempiternel brouillard, semblait terriblement déserté de vie. Personne, pas même un chat errant. Un silence religieux qui la stressait, l’oppressait. Une absence de bruit qui laissait libre cours à cette petite voix dans sa tête. Cet étrange petit son, présent en permanence, semblable à une hallucination, ou même un acouphène, au vu du sifflement.

« Allez, poupée. Tu sais où aller, où les trouver. Poupée, poupée … Presse le pas, ils t’attendent … La montagne … Dépêche-toi … »

Comme un murmure, un léger souffle caressant son oreille. Un long frisson traversa son échine, courant joyeusement sur son dos, suivant les très légères courbes de son corps. La demoiselle accéléra le pas, comme par réflexe. Un sentiment de peur la gagnait peu à peu. Plongée dans ses rêveries, la brunette traversa le village rapidement, sans même prêter attention à ce qui l’entourait, obnubilée par son objectif principal.

Son pouls devint irrégulier, incontrôlable. Cœur troublé par une incompréhension qui la gênait, lui donnait cette envie de comprendre, cette curiosité presque enfantine. Yuka voulait savoir pourquoi ce traumatisme lui revenait, pour quelle raison cette plaie redevenait béante après tant de temps. Pourquoi cette voix ? D’où provenait-elle ? La brune ferma les yeux un instant avant d’exhaler un petit soupir. Ses prunelles incarnates se confrontèrent à son cauchemar. Subitement, elles s’enfuirent, cherchant la sécurité présente en cette triste réalité. Mais rien n’y faisait : Il se trouvait là, il la surveillait …

« Cours, poupée … Cours, vite, le loup va t’attraper … »

Yuka s’exécuta : sa démarche prit davantage de vitesse, jusqu’à devenir une course si vive, qu’elle s’en étouffait. Elle grimpa, grimpa, cavalant pour rejoindre le sommet. Son souffle se coupa, comme s’il lui arrachait pour l’asphyxier un peu plus. Il lui pressait les poumons, aspirait l’oxygène nécessaire à sa survie. La demoiselle haleta, s’asseyant sur un rocher pour se reprendre. Alertes, les rubis de la jeune femme cherchèrent une présence alentour, désirant une certaine solitude. Personne ne devait la voir ainsi, personne. Tremblante, apeurée, Yuka joignit ses genoux contre sa poitrine. De chaudes larmes roulèrent sur ses joues.

« Pourquoi ? Je me le demandais, me le rabâchais. Pourquoi Kyurei refaisait-il surface ? Pourquoi maintenant ? Je ne pouvais pas répondre. Il ne s’agissait que de bêtes hallucinations, certes, mais … pourquoi ? »

La brune ne comprenait pas. Tous ces songes qui se bousculaient et pourrissaient son esprit ; d’où venaient-ils ? Les questions tournaient encore et encore, mélodie interminable, torture rythmée par de nombreux, et insolvables « pourquoi ».

— « L’Enfer, c’est là où il n’y a pas de Pourquoi. » P. Levi.

« Je levai les yeux. L’éther me tendait les bras. Kyurei aussi. Je restais là, incapable de tout saisir. Le traumatisme me revenait, de plus en plus fort. Moins clair, mais toujours aussi destructeur. Il me nuisait, même mort, il arrivait à me bousiller. Quel enfoiré. Et moi, impuissante, je ne pouvais que le contempler, le regarder jouer avec mon esprit sans pouvoir riposter. »

Mais il ne jouait pas. Il n’existait même pas. Pauvre pantin soumis à ses propres fantasmes.

Ayant retrouvé le silence et un semblant de paix, la gamine réfléchit, se heurtant contre ses peurs avec courage. Il fallait chasser Kyurei, le réduire à néant, qu’il disparût définitivement de son esprit. À jamais, à jamais, à jamais, à jamais …

Un grognement la sortit de ses pensées. Promptement, la demoiselle tourna la tête, suivant la provenance du son. Au loin, un loup. Blanc. Seul. Unique présence dans la montagne, sans compter celle de Yuka. Un animal rare, au pelage extrêmement soyeux. De petites étoiles étincelaient dans les prunelles carmins de la brune. Quelle belle surprise.

Malgré sa manifestation quelque peu agressive, le lupin ne lui paraissait pas dangereux, à l’inverse. Quelque chose d’étrange émanait de lui. Du chakra, sûrement. Une sorte d’instinct lui indiquait qu’elle n’avait rien à craindre, qu’il ne représentait en aucun cas un quelconque danger.
Un sourire avenant naquit sur ses lèvres, tandis que d’une petite main, la demoiselle essuya les marques humides sur ses joues.

« Ookami-chin … »

Deux mots, susurrés du bout des lèvres, comme significatifs d’une certaine paix. Après tout, à quoi bon se battre, désormais ? Ses seuls problèmes restaient tapis dans son esprit, au plus profond de ses songes, sous les décombres.
Yuka redescendit ses jambes, adoptant une posture moins refermée, moins repoussante. D’un geste, elle repoussa une petite mèche de cheveux et pencha la tête.
Ses pattes, souillées par la terre, montraient sa récente ascension le long du mont. Une longue course, un entraînement ? Un seul moyen de le savoir.

« Que fais-tu ici, mon loup ? »

La brune se redressa et épousseta ses vêtements, comme à son habitude. Cette nouvelle rencontre l’intriguait. Une sorte d’hybride, sûrement. Un membre du clan Gekei, sûrement. Un inconnu au pelage de neige …

Spoiler:

Ses yeux se relevèrent, caressant d’un regard l’inconnu. Le loup, devenu homme, confirma son hypothèse principale : Il s’agissait d’un hybride, un de ces êtres capables de revêtir une autre forme. Une de ces personnes fascinantes, aux capacités inaccessibles à l’humain lambda. Yuka lui afficha son habituel sourire enfantin, empreint d’une certaine naïveté. Une gamine. Elle ressemblait à une gamine, une enfant fascinée par toutes ces choses qui lui tendaient les bras. Toutes ces diversités. Tout ce que Kiri pouvait lui offrir. Peut-être que, finalement, elle se plaisait, ici ? Comme une seconde maison, un logis où, malgré ses horribles souvenirs, il restait une flamme d’espoir. Une lueur la guidant vers un futur nouveau, totalement différent. Peut-être.

Ses prunelles incarnates se perdirent sur les alentours, attirées par autre chose, distraites par un élément inconnu. À force de regarder ailleurs, la demoiselle fit face à une vision magnifique de Kiri. Ébahie, à la limite de l’émerveillement, elle contempla la vue que lui offrait la montagne. Une vue sublime, absolument prenante, qui ne faisait que lui donner une réponse positive : Oui, ce village restait malgré tout son seul refuge, le seul endroit qu’elle connaissait aussi bien. Qui plus était, elle avait beaucoup de connaissances, ici. Toutes aussi différentes les unes que les autres, avec un caractère bien propre à eux-même. Elle se tourna, regardant l’hybride, toujours aussi souriante. Lui aussi, se démarquait des autres. À sa manière.

Il la coupa dans ses songes, prenant la parole d’une voix claire, fluide. Sans intonation véritable, sans sentiment, il ne faisait que s’exprimer, répondre à Yuka. Cette absence d’émotion la bloqua un instant. Il était … froid. Aussi blanc et neutre que son pelage. Sûrement peu habitué au contact humain ? La brunette en savait quelque peu sur ses êtres : généralement, ils vivaient seuls, reclus, à jouir d’une liberté bien à eux, sans se heurter aux autres. Ce préjugé lui sembla vrai, sur l’instant, mais ne la repoussa pas pour autant. Elle se rassit sur son rocher, regardant de nouveau au loin, les yeux perdus vers l’horizon.

Pourquoi se trouvait-elle ici ? Au fond de son petit être, Yuka ne dénichait pas de réponse plausible avec un minimum de logique. Oui, sa présence ici se basait sur un coup de tête, une course effrénée et un besoin de parler, de toucher les anges du bout des doigts. Mais comment lui expliquer cela sans passer pour une folle furieuse ? Comment paraître normale après une telle réponse ? Balayant d’un revers cette idée, la demoiselle finit par exhaler un soupir et lui donner la première raison qui passait par-là.

« La vue … Cette vue prenante, absolument merveilleuse, de Kiri. »

Mais un autre détail l’intrigua davantage. Ce loup semblait réclamer une certaine autonomie. Des chaînes l’entravaient sûrement, un peu comme la kunoichi, en somme. Oui, vue ainsi, cette montagne permettait de respirer, de s’évader, de quitter ce microcosme Kirijin qui les rattachait un peu plus à ce devoir d’être ninja. Cet univers d’asservissement … Qui, pourtant, ne les rabaissait pas à l’état d’esclave. À considérer les choses sous cet angle, finalement, ils n’étaient pas si soumis, non ?

« C’est vrai que cet endroit nous donne l’impression d’être totalement libre, aussi … »

Et pouf, Yuka repartit dans ses habituels songes. Jusqu’à tilter sur un détail en particulier. Le Gekei s’était présenté et, elle, restait là, à parler de tout et n’importe quoi, sans même … Sans même être … polie ? Rougissant doucement, la kunoichi baissa les yeux et se reprit très rapidement.

« Oh, sinon ! Je m’appelle Yuka. Mitsuharu Yuka. »

Là. Au moins, maintenant, pas de gêne à ressentir.
Elle replia doucement les jambes, avant de repenser à ce que disait Akishi. Il parlait de se sentir … libre. Peut-être ne pensait-il pas tout à fait comme Yuka ? Et sortait totalement de cette idée qu’elle se faisait des loups ? Peut-être, finalement, n’étaient-ils pas aussi libres qu’elle se l’imaginait ?

« Ma question va paraître indiscrète, alors tu peux ne pas me répondre, mais … » Elle fit une courte pause. « Te sens-tu oppressé, à Kiri ? Comme si tu n’avais pas assez de liberté ? »

Il était temps de se confronter à un autre point de vue … Qui changerait peut-être le sien. Peut-être.

Un grognement singulier. Puis un autre. Des bruits de pattes effleurant le sol, approchant plus vite qu’elle n’aurait pu le croire. Ses yeux quittèrent l’horizon, se focalisant sur ce qui les entourait. Une petite meute de quatre loups. Quatre lupus certainement affamés, qui venaient chasser de gentilles proies, bien aimables et facile à dévorer. Facile ? Vraiment ? Yuka se serait volontiers levée pour leur asséner de violents coups de sabre dans la gueule, mais, par respect pour son nouveau compagnon, la demoiselle ne pouvait se le permettre. Comment détruire les congénères d’un être sous ses yeux ? Comment le faire sans ressentir de remords ? Non, non, impossible. Alors elle hocha la tête, et grimpa sur le dos d’Akishi qui, peu à peu, recouvrit sa forme animale.

Le changement entre la peau et les poils surprit Yuka. Sous ses bras de gamine, un pelage se reformait. Cette couleur blanche, immaculée, aussi parfaite que la neige … Cette fourrure si douce, aussi confortable qu’une peluche … Oui, une peluche gigantesque, si chaude et agréable au toucher. Mais attention, une peluche animée, qui bougeait énormément pour échapper à ses prédateurs. Yuka les avait presque oubliés, tant elle se sentait … bien. Une sensation étrange l’enveloppait, celle d’être protégée, au sein d’un merveilleux cocon, solide et soyeux. Surtout que ce loup, bien plus imposant que les quatre autres, semblait doté d’une certaine puissance, qui ne devait appartenir qu’à lui. Une bête formée pour le combat, pourtant pas méchante. Un sourire naquit sur les lèvres de Yuka. Cette capacité la fascinait davantage. Cette possibilité de changer de forme d’un moment à l’autre, de devenir plus puissant, plus performant dans bien des domaines … Et dire que nombreuses étaient ces personnes, finalement. Oui, tout un clan … Quelle merveille, quelle absolue merveille.

Un long hurlement tira Yuka de ses songes, la confrontant directement à cette stressante réalité. Toujours derrière eux, ils les poursuivaient, les chassaient, affamés, poussés par cet instinct. La kunoichi s’agrippa à Akishi, sans exercer de réelle pression. Son dos se pencha doucement vers l’avant, pour qu’elle eût plus d’équilibre lors des nombreux sauts de son partenaire. Et puis, à un moment … Vint son cauchemar. Un précipice. Une crevasse profonde de plusieurs mètres. Une crevasse qui semblait être le dernier recours pour échapper à la meute. Le cœur de la brunette battit la chamade : allait-il vraiment … non, impossible … il n’allait pas …

Et pourtant. Akishi intima à Yuka de s’agripper plus fort, pour ne pas tomber. Et surtout, il lui fallait garder une immobilité totale. Ne pas bouger, rester parfaitement stable pour ne pas perdre la vie dans ce saut périlleux. La demoiselle hocha la tête, soufflant un grand coup. Bah ! Ce n’était pas si dramatique, après tout, mh ? Il lui suffisait de serrer, sans lâcher prise, pour que tout se passât sans accrocs. Pas difficile, hein ? Si, tellement … Cela lui parut impossible, l’espace d’un instant. Mais, se ressaisissant rapidement, rattrapée par la réalité, elle se pencha un peu plus et noua ses mains dans la fourrure du loup, lui vouant toute sa confiance pour cet instant. Elle ferma les yeux, sentant battre son cœur à travers sa poitrine, comme s’il s’apprêtait à exploser.

Et là, tout était fini.
Le calvaire s’arrêta net.
Il avait réussi.

Yuka ouvrit les yeux, constatant avec un bonheur indescriptible qu’elle était toujours de chair et de sang. Relâchant son emprise sur le pelage du loup, la kunoichi reposa ses pieds sur la terre ferme, se confirmant que oui, ce n’était pas un rêve, qu’elle respirait encore, que tout allait plus ou moins bien. Son cœur accéléra à nouveau, secoué par une euphorie nouvelle, totalement incompréhensible. La brunette se tourna vers le loup, le gratifiant d’un sourire extrêmement heureux.

« C’était … Fabuleux. Terrifiant, mais fabuleux. Tu es époustouflant. »

Elle inspira un long coup, caressant le pelage du lupus avec une certaine délicatesse. Enivrée par la félicité d’être en vie, Yuka fut prise d’une incroyable envie de sauter partout, sans se retenir. Une folle envie de danser, de chanter, de crier. Pour la première fois depuis très longtemps, l’adolescente ressentait à quel point sa vie lui importait. Finalement, elle ne faisait que se berner depuis le début. Bien que compliquée, cette dernière n’avait rien de détestable, à l’inverse. Merveilleuse et pleine de rebondissements, elle n’en était que plus plaisante, plus incroyable. Et cet événement le lui gravait dans l’esprit.

« Ce genre de choses t’arrive souvent ? Tu avais l’air … presque sûr de toi, porté par un certain courage … »

Les loups arrivèrent au bord du précipice, constatant qu’ils ne pouvaient rien faire de plus que demi-tour. Bredouilles, ils revinrent sur leurs pas. Un sourire, à la fois triste et satisfait, naquit sur les lèvres de Yuka.

« Ah, les pauvres … Ce ne doit pas être facile de trouver des proie appétissantes, dans ce désert … »

Tuer ou être tué. Telle était la dure loi qui l’opposait à ces animaux. Malheureusement, les prédateurs luttaient les uns contre les autres, et aucune gentillesse n’était accordée. La loi de la jungle ; chacun pour soi, avec la disparition du plus faible en premier. Elle soupira.

« Ne penses-tu pas que nous devrions redescendre un peu, histoire de ne pas être de nouveau attaqués ? Sait-on jamais … »

C’était comme mettre la vie sur un fil et la regarder se débrouiller. C’était comme l’observer chanceler, galérer à marcher droit sans tomber. C’était une sensation désagréable, de se dire que, finalement, tous restaient suspendus au même châtiment : La mort en cas d’échec. Certains se relevaient, d’autres tombaient. Une chaîne infinie qui les condamnait tous. Une chaîne étouffante, écrasante, qui ne leur laissait aucun répit. Un univers sans clémence, où chacun se crachait dessus, se piétinait, se jetait des pierres. Et cela prenait de telles proportions que les hommes se méprisaient eux-mêmes. Le cycle de la puissance mêlait désormais les homo-sapiens, les heurtant les uns contre les autres. Et de nouveaux fils se créaient, jetant de nouveaux funambules maladroits sur cette route sinueuse, difficile. Au moindre faux pas, pouf. Plus rien. Un arrêt brutal de réalité, le réveil brisant le rêve.

Cette idée déplaisait fortement à Yuka. Elle lui paraissait barbare, bien trop dure pour que tout le monde ne s’y pliât de manière à y survivre. Pourtant, lorsque la brunette posait ses rubis sur Akishi, elle comprenait. Elle comprenait que tous ne finissaient pas dans un ravin, la bouche ouverte à réclamer ne fût-ce qu’une goutte d’eau potable, ou un morceau de steak, même avarié. Oui, il y avait ces gens, plus forts, plus débrouillards, qui finissaient par réussir. Mais dans le cas d’un animal, comment faire ? Seule l’action humaine jouait un rôle assez conséquent dans la balance. Cependant … Le nombre de personnes qui se préoccupaient du reste était … faible. Très faible, au vu de la population humaine. En cela, Yuka admirait Akishi. Oui, elle lui vouait un certain respect. Le fait de penser à ses congénères en faisait quelqu’un de bien. De différent.

Un sourire naquit sur ses lèvres, elle hocha la tête. Chaque personne transportait un passé, plus ou moins lourd sur son dos. Et le lupus semblait en porter un aussi lourd que celui de Yuka, bien que différent. La Mitsuharu avait connu nombre de situations difficiles, mais elles ne se situaient pas dans le même registre que celles vécues par son partenaire. Tout le monde se démarquait plus ou moins différemment, vu ainsi.

Elle grimpa sur son dos, exerçant une poigne de nourrisson sur son pelage. Un rêve ? Quelle excellente question. Comment répondre, alors que, depuis le début de sa vie, du moins, le véritable point de départ, elle n’y avait jamais songé ? Aucun réel objectif. Aucun but connu. Ou, tout du moins, presque. Quelque chose la trottait, depuis un certain temps. Une idée abstraite, un besoin de savoir, de comprendre. Une nécessité sourde, présente sans réellement se manifester. Cette question personnelle qui la travaillait, davantage depuis sa rencontre avec Michiki. Cette sombre interrogation, à laquelle son esprit ne pouvait répondre. Alors oui, quelque part, Yuka s’était fixé un but. Pas un rêve à proprement parler, mais bien une aspiration. Quelque chose de concret.

« Oui … Retrouver celui qui hante mes songes. C’est étrange, mais cela me travaille vraiment beaucoup … »

Puis, serrant un peu plus son emprise sur la robe du lupus, la brunette finit par exhaler un long soupir, se perdant de nouveau dans ses réflexions. Une autre finalité naquit peu à peu dans son esprit. Elle fut criblée d’attaques mentales, de petits sons presque imperceptibles qui l’attaquaient encore et encore, ne voulant plus la relâcher. Elle lâcha un soupir de douleur, secouant longuement la tête. Un laps de temps s’écoula, jusqu’à ce qu’enfin, Yuka pût reprendre la parole.

« Il y a ça, aussi … Quelque chose d’incompréhensible et d’incontrôlable, que j’aimerais … détruire. Réduire à néant. C’est dur à expliquer. Et un peu personnel. »

Une fois arrivés, la Mitsuharu descendit du dos de son comparse, prenant place sur un nouveau rocher. Elle baissa les yeux, songeuse, avant de relever subitement la tête, un sourire sur les lèvres. Ce dernier lui donnait un visage à la fois candide et plein d’une fougue récente. Pourtant, il n’en fut rien. Au fond de ses entrailles, Yuka repoussait Kyurei avec ardeur, levant un nombre incalculables de barrières mentales pour qu’il disparût. Ses yeux pétillèrent d’une excitation presque subite.

« Et toi, quels sont tes rêves ? As-tu un but précis ? Un objectif à atteindre, qu’il soit au sein ou hors du village ? »

Boum. Un choc. Quelque chose de psychologique, d’imperceptible. Son cœur se serra, comme empoigné par de douloureux souvenirs passés. Yuka exhala un soupir sourd, tentant de se reprendre rapidement. Mais rien n’y faisait, sa mémoire lui rappelait un peu plus à quel point le Gekei lui ressemblait. Mine de rien, de nombreux points communs les liaient. Aussi infimes furent-ils, ces derniers les rapprochaient un peu plus. Oui, après tout, la Mitsuharu connaissait plus ou moins ce genre de situations. À quelques détails près, il s’agissait de son passé, du moment où ses parents lui avaient avoué que ce serait elle et non pas Kyurei qui hériterait de Suishô. Oui, ils prirent le temps de lui dire, de lui expliquer pourquoi. Et, lorsque l’aîné apprit la nouvelle, tout bascula. D’une certaine manière, ils la laissèrent seule face à une situation des plus compliquées. Une situation désagréable. Une simple épine qui devint aussi colossale qu’un arbre s’écroulant sur tout un village. Un chêne centenaire, rongé par la force d’un éclair, chutant avec violence sur de petites maisons, si fragiles à côté de lui. Mais eux ne l’avaient pas abandonnée de manière volontaire, bien à l’inverse. Emportés par la mort suite à un parricide, ils ne purent que quitter la terre, sans choisir de possible alternative. Morts dans leur sommeil. D’une certaine manière, aucune douleur. Mais, vu ainsi, cela semblait tellement horrible … Cela arracha un frisson à Yuka, qui cambra légèrement son dos avant d’exhaler un nouveau soupir.

Ce qui intrigua le plus la brune fut la façon dont le jeune homme s’était évadé de ce microcosme de solitude. Sorti de lui-même, ayant réfléchi à sa propre condition afin de se former, il lui paraissait différent, loin d’être comme elle. Pourtant, cet élément passé les liait également. Yuka dut également se battre contre ses démons, contre ses peines et ses peurs pour grandir. Et, finalement, elle avait choisi la voie la plus tragique, la plus violente. Celle de la criminalité, du meurtre. Lui, non. Bien qu’en perpétuel combat contre ces images survenant brusquement du passé, il différait de la la Mitsuharu de par ses idéaux, son but. Il cherchait à agir de manière à servir Kiri, quitte à devenir une véritable arme pour le village. Yuka, quant à elle, s’enfonçait dans un univers fantasque, où elle seule trouvait son petit plaisir. Après tout, de base, cette « aventure » se basait sur une promesse, non ? La promesse de protéger, de vivre pour cette cité. Pas de véritable désir de s’engager en tant que ninja, finalement. Même si la brune y prenait doucement goût, cette vie ne lui semblait pas la meilleure. Elle ne se voyait pas enfermée dans une bulle de violence, où la cruauté et le sang régissaient tout acte, quel qu’il fût.

Ce type la faisait beaucoup réfléchir, finalement. Il la forçait à reconsidérer les choses, à se poser sur sa propre condition. Mais le plus dur à affronter vint à la fin. Une question quelque peu indiscrète, qui rattachait deux univers totalement opposés. Contrairement à ce que le jeune lupus croyait, les deux objectifs de Yuka ne se suivaient pas, en aucun cas ils ne pouvaient se mêler. Bien à l’inverse, en réalité. S’ils semblaient ne former qu’un seul et même rêve, ils se détachaient pourtant sensiblement, devenant deux choses bien distinctes. Quoique, en un sens, en accomplir un pourrait lancer l’accomplissement de l’autre, mais là n’était pas la question.

D’un air pensif, la brune baissa les yeux. Comment lui expliquer l’un, puis l’autre, sans véritablement le perdre ? Yuka se rendait peu à peu compte, finalement, de la complexité de sa situation, voire même de ses propres rêves. Une gamine bernée par de délicieux songes et incapable de les effleurer. Elle ne pouvait que les contempler sans rien dire. Cela … la déprimait.

« En réalité, il faut dégager l’un de l’autre. La personne qui hante mon esprit n’est en rien liée à ce que je cherche à détruire. »

Premier pas. La demoiselle plongea ses prunelles en celles du lupus. Les étoiles qui peuplaient son regard s’étaient envolées, inondées par ces songes destructeurs, qui la travaillaient énormément. Pourtant, une légère lueur d’espoir illuminait ses rubis, les rendant moins ternes. Sur le coup, Yuka ressemblait vraiment à une enfant. Une de ces petites filles à la recherche de leur idéal, de celui attendu depuis toujours.

« Disons, pour faire simple, que celui que je recherche est un peu comme … mon idéal. Celui qui a marqué mes pensées, qui y est resté depuis un long moment maintenant. C’est … une personne que j’ai rencontrée, un jour, qui a trouvé sa place dans mon petit univers. Je ne saurais pas te dire ce que je ressens pour lui, je sais juste qu’il est là. Et je sais aussi qu’il n’est pas loin, que je peux le retrouver n’importe quand. Je n’ai juste pas encore trouvé ni où, ni comment. Ce qui me dérange le plus, c’est que je ne me souviens que de peu de choses. Ma mémoire le retrouve bribe par bribe, et encore, j’ai bien peur qu’elle ne me fasse défaut par moments. » Yuka poussa un long soupir, détournant rapidement le regard. « J’ai même l’impression d’avoir oublié son nom … »

Elle se ressaisit très peu de temps après, revenant rapidement sur terre, balayant ces images de son esprit. Cette fois, l’espoir virait à la rancœur, une tristesse que la brune ne parvenait pas à chasser, même en mettant tous les moyens à l’œuvre pour ce faire. Bien à l’inverse. Tout lui semblait incontrôlable, hors de portée. Notamment envers ce qu’elle pouvait considérer comme étant sa propre pathologie. Une schizophrénie à faible niveau.

« Ce que je cherche à détruire est totalement différent. Certes, c’est également lié à mon passé, mais pas de la même manière. Et ce qui me dérange réside, très simplement, dans mon propre esprit. J’enferme cette douleur, la gardant aussi secrète que possible. C’est quelque chose d’extrêmement personnel mais qui, sans trop donner de détails, pourrait me montrer, aux yeux de tous, comme une folle à lier. Je suis aussi malade que d’autres, mais avec cette désagréable réalité en plus. Et c’est ce morceau de moi-même que je cherche à éradiquer. Cette parcelle de mon être qui, à mes yeux, ne m’appartient plus. Je cherche à me nuire, sans pour autant me briser réellement. C’est très compliqué à expliquer. »

Tout lui avouer, d’un seul coup, lui paraissait peut-être trop. Après tout, malgré les événements précédant, Yuka ne pouvait lui donner toute sa confiance. Pas encore. Il lui fallait du temps, un minimum de temps … Ah, la peur du regard des autres, quel fléau.

Boum, boum, boum. Mélodie incessante, mélodie d’agonie. Mélodie d’un cœur enfermé dans un songe à la fois douloureux et salvateur. Toutes ces images qui affluaient vers son esprit, qui l’enfermaient dans une cage pleine de rêveries, aussi bien tristes que joyeuses. Ses pensées en prenaient une claque violente. Il y avait cet homme, cet idéal, vers lequel son esprit tendait, encore et encore. Ce type, qu’elle cherchait à retrouver coûte que coûte, alors que ses souvenirs ne lui en disaient pas assez. Mais il y avait aussi son frère, une véritable partie d’elle, qui la fixait, de cet air sadique et méchant. Il l’attirait un peu plus vers les méandres de son propre esprit, l’attendant pour la dévorer, la détruire. La descendre plus bas que terre. Comment lui faire confiance ? Comment accepter sa présence sans même réagir ? Yuka ne comprenait pas, elle ne comprenait plus, incapable de discerner la bonté de la haine, l’espoir de la rancœur.

Enfant impuissante, combattant ses propres démons, incapable de les anéantir réellement. De nombreuses questions se heurtaient à son esprit, la plongeant dans une réflexion terriblement longue et barbante. Ennuyante, mais tellement nécessaire. Il fallait arrêter de se voiler la face, se laisser porter par une véritable réalité, pas par un rêve irréalisable – oui, à ses yeux, il s’agissait d’un songe, à jamais, qui ne prendrait aucune forme réelle –, ou une autre futilité infantile. Il lui fallait grandir, affronter ses peurs, sans jamais fléchir. Son univers se basait sur une bataille mentale, où son soi se battait avec son lui. Malheureusement, si l’une des parcelles renaissaient continuellement de ses cendres pour détruire son opposant, le morceau considéré comme adjuvant fuyait en permanence, à la recherche d’une lumière salvatrice, d’une barrière indestructible. Et les deux, en perpétuelle opposition, menaient une guerre interminable, où aucun des camps ne semblait entendre raison, bernés par un fort bellicisme qui les aveuglait autant l’un que l’autre.

Pour cette raison, Yuka ne savait pas du tout comment agir. Se retourner et l’accepter ? Lui tendre les bras comme l’on pourrait s’offrir à quelqu’un ? Accepter qu’ils reviennent, que cette hallucination devînt une partie de son être ? Mais comment ? Et surtout, pourquoi ? Pourquoi ce spectre restait-il aussi marqué, en elle ? La présence d’un autre ne fonctionnait pas, comme raison. Non, il ne s’agissait en rien d’une justification, à l’inverse. Plus un fantasme, une fausse vérité qu’elle s’attribuait pour ne pas y réfléchir davantage. La schizophrénie ? Mot scientifique placé au mauvais endroit. Finalement, la Mitsuharu n’avait rien d’une malade, à bien y regarder. Non, rien du tout. Bien au contraire. Cette manière de fuir, de se cacher derrière une cause factice, la rendait plus humaine, rideau levé sur une fragilité plus marquée qu’elle ne pourrait le penser.

Alors submergée par tous ses songes, nageant dans une incompréhension totale, la demoiselle éclata en sanglots, d’un seul coup. Mise face à la vérité, déplaisante vérité, elle ne pouvait qu’admettre. Admettre que ce qui n’allait pas venait d’elle et non pas d’une maladie, peu important son nom. Aucune pathologie, mais bien une faiblesse quant à un événement. Et si, finalement … Et si, finalement, il ne s’agissait que d’un blocage mental ? Une incapacité d’avancer ? De faire un bon pas en avant pour se dire que la vie continuait ? Malgré son besoin de revenir en arrière ?

Joignant ses mains sur son visage, Yuka ferma alors les yeux, respirant un grand coup. Les larmes roulaient encore sur ses joues, prenant peu à peu de plus en plus de sens. Oui, au fil du temps, la demoiselle comprenait pourquoi. Elle comprenait ce qui la rendait aussi fragile et en proie à ce retour continuel de Kyurei. Plus besoin de chercher, elle savait. Et l’acceptation de cette axiome lui paraissait impossible. Oui, une axiome. Car à ce stade, il ne s’agissait plus d’une supposition, mais bien d’un véritable truisme, finalement. Une vérité simple, évidente, purement incontestable. Elle avait beau se battre, refuser de l’admettre, cette dernière revêtait le costume de l’authenticité pure. Yuka exhala un soupir. C’était pourtant impossible, oui, impossible …

« Il ne s’agit pas d’un morceau vivant, d’une partie en moi que j’exècre, non … Il s’agit d’un autre. De quelqu’un. D’une entité plus forte que mon propre esprit, née d’une cause qui me paraît si fausse que, finalement, j’exclus cette possibilité de ma tête, je la chasse. Je ne veux pas qu’elle soit vraie. Alors je fuis. Je me réfugie dans de nouveaux songes, dans une réalité purement factice qui n’est pas la mienne. Mais elle est plus belle et plus simple. »

Elle avait beau aller à l’encontre de tout cela, Yuka ne pouvait plus nier l’évidence. La réfuter devenait une épreuve sans résolution où tous les obstacles, simplement, ramenaient au point de départ. Alors pourquoi lutter ? Pourquoi ne pas directement plonger dans ce nouvel univers, pourtant terrifiant ? Là était justement le problème. La peur. La peur du reste. Et après avoir accepté, après s’être recueillie, que restait-il ? Des sourires, des larmes et un deuil à refaire ? Ou autre chose de pire encore ? Une vie plus compliquée, sans ces continuelles crises hallucinatoires qui la transportaient dans un monde différent ? Oui, que serait le futur ?

« Je crois … Je crois que je ne veux pas avancer. Après tout, je me complais dans ma situation, non ? Je n’ai pas l’air si triste, si ? »

Malheureusement, si. Et Yuka le savait. Oui, elle en avait parfaitement conscience. Cette tristesse qu’elle tentait continuellement de dissimuler derrière d’innombrables sourires, finalement, revenait lui asséner un bon grand coup derrière la tête. Un coup douloureux, qui la couchait par terre. Et la voilà, à gésir dans son propre mal-être en se disant que tout ira mieux. Mais la bêtise humaine se trouvait précisément ici. Rien ne pouvait s’améliorer. Rien ne changerait si elle restait ainsi, à regarder le temps passer. Il lui fallait bouger. Alors, elle releva la tête, souriant au lupus.

« Si, je suis triste. Malheureuse, perdue dans une bulle pleine de songes qui se contredisent, qui m’enfoncent dans un univers que je ne veux pas accepter. Peut-être est-ce là la raison qui m’empêche d’avancer ? De réaliser ce fameux rêve, cette idée totalement fantasque ? Courir après un songe, peut-être est-ce fou, mais où se trouve le pire ? La fuite, ou la chasse ? »

De nombreuses questions rhétoriques, qui suivaient l’enchaînement de son esprit. Tout ce qui outrepassait ses lèvres se déroulait en même temps dans sa tête. Tout prenait un sens, tout devenait de plus en plus évident. Oui, la solution se trouvait au bout de son nez, il fallait juste dire … « Oui », et courber l’échine. Car, après tout, si elle s’obstinait, tout irait de mal en pis. Et cette fausse schizophrénie deviendrait réelle. Être malade ? Folle à lier ? Trop triste, trop entravant. Non, elle ne pouvait se le permettre.

Quittant doucement son rocher, Yuka se redressa, s’approchant de son ami lupin. Un sourire aux lèvres, ce genre de mimiques attristées et pourtant pleine d’espoir, la demoiselle finit par tendre le bras afin de poser sa main sur la tête d’Akishi. Avec une certaine tendresse, elle déposa quelques caresses sur le pelage de ce dernier, se perdant encore dans une longue contemplation.

« Merci … Ce ne sera jamais assez pour cette véritable prise de conscience mais … Merci. »

La brunette leva les yeux au ciel, se perdant dans sa douceur bleutée. Une sensation de liberté l’envahissait. Un besoin d’aller de l’avant, de se battre, régnait en elle, chassant de nombreuses craintes, mais en créant d’autres. Pourtant, ce besoin d’avancer, de se relever rythmait son cœur. Elle devait grandir. Accepter et continuer. Ainsi, son monde deviendrait mieux. Plus beau, plus joyeux. Ou peut-être plus complexe. Mais à ce stade-ci, rien à perdre.

« Je te promets, Akishi, que je ferai de mon mieux. Que tout ira bien. Et que je deviendrai meilleure. Plus forte. Oui, je te le promets. »

Sa main se baladait encore sur sa fourrure. Une légère brise de vent vint caresser son visage et, comme si peu de fois, les lèvres de Yuka s’arquèrent en un vrai sourire. Un de ces sourires plein d’espoir et de courage. Un sourire sincère.