Le soleil qui se leva sur le Mont Mukashibanashi était bien terne, ce jour-là. C'est à peine si les quelques rayons qui s'infiltraient déjà à travers les hauts sommets parvenaient à éclairer Itabei. C'était l'hiver. La cité avait mis son manteau de froid, et ses rues se désertifiaient. C'était l'époque maudite, pour une région essentiellement rurale. Les paysans ne travaillaient pas, sachant très bien que leurs efforts seraient inutiles. La production agricole n'avançait donc pas. La ville fonctionnait au ralenti. Même les constructions étaient mises à l'arrêt: le mortier utilisé pour sceller les briques et autres matériaux étaient trop peu résistants au froid pour être utilisés convenablement, et surtout pour être véritablement efficaces. Seuls les maçons les plus téméraires, et les moins conscients des dangers qu'ils prenaient, sans doute, s'acharnaient à poursuivre leur oeuvre. Le temps semblait s'arrêter. Itabei hibernait. Pendant cette saison, rien de bien important ne se passerait dans la cité au pied des montagnes. Il faudrait attendre le printemps pour voir s'épanouir à nouveau l'économie locale.
C'est cette même scène que regardait Seito d'un oeil vitreux. Ses cheveux sales lui tombaient en cascade sur le visage. Son oeil percé était recouvert d'un bandage. Les amples manches de sa tunique pendaient sur les bras du fauteuil dans lequel il était assis. Son regard était braqué sur la baie vitrée de son bureau, au plus haut étage du plus haut bâtiment d'Itabei: la Tour du Shuhan. L'observateur inexpérimenté aurait pu lire dans ses yeux -ou plutôt dans on oeil unique- de la haine, ou du mépris. Celui qui avait appris à côtoyer le Shuhan ces dernières semaines pouvait cependant comprendre avec plus de précision l'émotion qui transparaissait à travers cette pupille esseulée: de l'indifférence. La colère peinte sur son visage n'était maintenant plus qu'une habitude. Ces sourcils froncés, ces rides qui commençaient à se creuser sous le soucis n'étaient que le témoignage d'un esprit tellement noyé de tourments qu'il en était venu à s'y abandonner jusqu'à y être indifférent. Sa peine était si grande que déjà ses tempes grisonnaient. Seito n'avait pourtant pas même vingt-cinq ans.
Un bruit de pas retentit dans les escaliers qui relaient l'étage supérieur au reste de la Tour. Seito le reconnut à l'oreille, mais ne fit pas un mouvement qui trahît sa pensée. Un instant plus tard, Ineko, son assistante et depuis peu son épouse, déboulait dans le bureau, le visage inondé de bonne humeur.
"Bonjour ! Bien dormi ?"
Seito ne répondit pas. Il se contenta de lancer un regard vide en direction de la jeune femme, puis de son ventre, avant de reprendre sa contemplation muette de sa cité. Ineko perdit un peu de son sourire. Elle s'approcha de lui, s'agenouilla au pied du fauteuil, et posa sa tête sur ses genoux.
"Tu n'as pas dormi, hein ?"
Seito répondit d'un grognement sourd. Non, il n'avait pas dormi. La nuit d'avant non plus. Il passait ses journées piégé dans un corps qui ne pouvait plus rien. Il n'avait pas besoin de dormir. Son esprit seul était actif. Il savait le reposer quand il fallait. Mais de lourdes poches commençaient à se dessiner sous ses yeux. Il aurait voulu caresser doucement la chevelure de feu de sa femme, tâter de ses propres mains son ventre qui commençait à s'arrondir, prendre à nouveau sa plume pour écrire tous ces mots qui trottaient dans sa tête sans pouvoir s'en échapper. Mais son incapacité à effectuer des gestes aussi simples ne lui rappelait que trop son invalidité et sa cause. Il ne faisait que s'énerver d'avantage. Il poussa un soupir rageur. Ineko leva les yeux vers lui. Un instant, son regard plein de pitié et de compassion traversa l'oeil unique de Seito jusqu'à atteindre le plus profond de son âme. Un bref moment d'harmonie, qui apaisa l'esprit tourmenté du Shuhan. Une seconde de paix ...
"Va prendre une feuille et ma plume. Je vais te dicter une lettre. Quand nous aurons fini, tu l'enverras directement, et sans poser de question."
Ineko fronça d'abord les sourcils, étonnée. Depuis que Seito avait été rapatrié de cette affreuse mission sur le territoire de Kaminari no Kuni, depuis ce terrible jour, il avait refusé de s'adonner à quelque tâche que ce soit. Elle se souvenait trop précisément encore du jour de son arrivée. Elle avait d'abord était joyeuse à l'idée de le retrouver, une joie dont elle seule connaissait la véritable intensité. Mais en le voyant mutilé, éborgné, sanguinolent sur un brancard, elle se sentit vidée de toute énergie. Un premier choc qui fit vite place à ses instincts de doctoresse. Elle avait passé des journées entières à son chevet, à le soigner quand il en avait besoin, à écouter les divagations de la fièvre, à éponger son front en sueur. Ce rôle d'infirmière avait attisé plus encore la flamme de la passion qu'elle sentait maintenant dévorante en elle. Encore aujourd'hui, elle se laissait aller à cette douce crémation. L'enfant qu'elle portait n'était qu'un signe de son amour.
Elle se leva, et s'exécuta: dans un tiroir de l'épais bureau de chêne, elle attrapa une feuille vierge, piocha une plume noire aux reflets bleus et se saisit d'un encrier plein. Elle s'installa ensuite sur le siège seigneurial, prête à écrire.
Seito garda le silence un instant. Puis, il prit une profonde inspiration et d'une voix rauque commença à dicter:
"A Samui Ketsuen, Taïchou du Shûkai,
"Voilà des semaines, peut être des mois que tu n'as pas eu de mes nouvelles. A l'égard de tous les efforts que tu as mis en oeuvre pour me ramener en vie jusqu'à Taki, je me décide finalement, forcé par quelque élan de ce mystérieux organe que l'on appelle le coeur, à palier à ce manque. Tu excuseras, certainement, ce retard, en te remémorant le corps baignant dans son propre sang et démembré que tu as ramené au Shûkai et en pensant que cet être-là devait avoir pour souci premier sa guérison avant toute chose. Ce serait en effet une bien belle version, idéalisée, je le crains.
"Ta première préoccupation sera sans doute de savoir si je suis en bonne forme. Je le suis. Physiquement, du moins, j'ai été pansé et l'on a recouvert mes plaies de baume pendant des mois avec assiduité. Je dois ces soins à Ineko, qui depuis un mois est mon épouse et prochainement sera la mère de notre enfant. Tu ne peux sans doute pas imaginer dans quel état de perplexité je me trouve en ce moment. Je ne parviens pas à imaginer comment je pourrais élever un enfant dans ma condition. Quel nourrisson voudrait d'un père manchot, borgne, mutilé par la guerre et condamné à porter à jamais les stigmates de sa présomption ? Plus encore, je ne sais pas comment je pourrais supporter de ne pas pouvoir porter cet enfant dans mes bras, de ne pas pouvoir le regarder de mes deux yeux. Certains disent que le temps finira par faire son affaire, et que je finirai par m'habituer à ma nouvelle condition. C'est une idiotie. Je ne me ferai jamais à un tel état, peu importe les siècles qui s'écouleront. Je serai toujours un soldat maudit par la providence.
"C'est cette incapacité à être moi-même qui me ronge. La douleur est passée, assez rapidement. Mais elle a laissé sur son chemin un corps tellement dégradé qu'il n'est plus qu'un piège pour mon esprit, qui ne demande qu'à s'élever plus haut. Les Yôgan ont pour principe de garder leur corps en harmonie parfaite avec leur âme, et de les développer en même temps et sans déséquilibre. Me voilà maintenant complètement incapable de respecter les préceptes de mon propre clan, de même que d'assurer ma fonction de soldat de l'Empire. Mon identité, ce jour-là, a été déchirée en morceaux épars et dispersée dans la mer. Je ne suis plus même la moitié de moi-même.
"Tu comprendras alors mon amertume. Cette lettre n'est empreinte d'aucun bon sentiment. Si je te fais à présent mes remerciements pour le courage dont tu as fait preuve et pour ton assiduité à me garder en vie, je dénue cependant ce geste de toute gratitude. Si je devais, maintenant, t'avoir face à moi, le "merci" que je t'adresserais serait plat et sans saveur sinon celle d'un arrière-goût de haine. Me sauver de l'enfer dans lequel j'étais n'a fait que ramener un fantôme à ma place. J'ai laissé une part de moi là-bas, sur les terres de la Foudre, que je ne pourrai jamais récupérer.
"J'aurais dû mourir ce jour-là, sans que personne ne m'en empêche.
"Yôgan Seito,
"Shuhan d'Itabei,
"Soldat déchu."
Seito ignora les sanglots discrets d'Ineko. Son esprit était déjà reparti à la contemplation vide de sens et d'émotions de la cité rongée par le froid.