J’avais quitté la mégalopole de Kawa no Kuni avec dans le ventre une impression étrange ; celle de m’engager –et bien non malgré moi- dans une épopée qui me dépassait. Etais-je réellement prêt à me lancer dans ce genre d’aventure ? J’allais affronter mon passé, des hommes qui ont partagés les mêmes expériences que moi mais qui avaient décidé de s’abstenir de libertés et de se complaire dans la vie religieuse. Je n’avais rien en commun avec ces individus là, mis à part mon histoire, et c’est bien ce point là qui allait poser problème. En effet, si j’avais jusque là fait croire que Yoru était mort lors du carnage de la mission de l’aurore, ce n’était plus le cas désormais. J’avais, il y a quelques semaines, refait part de mon existence à l’une des missions voisines et la nouvelle avait dû s’étendre comme une trainée de poudre. Alors le choix m’était entier : allais-je réintégrer cette famille comme le moine renégat et traumatisé qu’était Yoru, ou allais-je continuer mon aventure au sein de Ta sous le voile d’un chapitre nouveau, le chapitre de Guerre ?

Beaucoup de questions, toujours peu de réponses pourtant. Je fis mon chemin jusqu’à la fameuse ville d’Entei, je n’eus pas plus de problèmes que cela à arriver sain et sauf à bon port. Une fois en ville, moi qui étais plus ou moins accoutumé à l’ambiance avoisinante, je pris la route de l’auberge que la Grande Grue m’avait conseillée de visiter. Bien entendu, il s’agissait plus d’une indication que d’un conseil, mais c’était une femme de spectacle, et dans tous spectacle il y a des nuances.

Je pénétrai dans l’auberge avec la ferme intention de m’impliquer on ne peut plus sobrement dans les affaires qui allaient, ces prochaines semaines, remplir mon agenda. Si j’avais fait le voyage une fois de plus, si j’avais entamé cette odyssée aux côtés de Goren, c’était pour véritablement aboutir à un résultat, et non m’amuser à faire de simples vagues sans répercussions réelles.

« Une bière je vous prie, mon bon monsieur. »

Le tenancier me servit, je me saisis de la pinte et allai m’asseoir sur l’un des bancs. La machine était bien huilée, je savais que je n’avais pas à m’en faire. Quelqu’un, homme ou femme, allait se rapprocher et débuter une conversation. Cette conversation me révèlerait l’identité de cet individu et son véritable motif : m’offrir les informations dont j’aurais besoin au cours des prochaines semaines. La Grande Grue était professionnelle. Elle avait certainement tout préparé. C’était donc le cœur léger de toute inquiétude que je me laissais abandonner au délectable nectar.

Elle s’approcha, lentement et de manière presque furtive, cette ombre dans l’établissement. Lorsqu’elle avait pénétré dans la pièce, presque personne ne le remarqua. Néanmoins, je sentis pour ma part un dérèglement dans l’aura de cette grande salle, quelqu’un de néfaste venait de faire son entrée. Alors je levai le regard au-dessus de mon épaule, et contemplai la venue de ce contact aux manières professionnelles. Une silhouette presque trop étroite et qui finit par retirer son capuchon pour terminer son approche dans ma direction. Je pus alors me surprendre de découvrir, sous toute cette mise en scène, le visage juvénile d’un jeune homme blond et à l’œil gauche cacheté. Il avait du charisme, ce contact-là, mais il n’y avait vraiment que ses vêtements qui permettaient de l’assigner à sa compagnie.

Il vint s’asseoir, sans plus de cérémonie que celle de se présenter intégralement. J’aurais moi-même pris la peine de faire de même, si ce dernier ne connaissait pas déjà tout de moi. Ayant rencontré la fameuse « Grande Grue », je doutai fortement qu’elle ait laissé à son laquai la possibilité de se fier à ses propres impressions et lui avait surement fourni un dossier complet sur mon profil.

Fuo finit par s’asseoir, sous mon regard intrigué. Il sortit alors de la pochette qu’il trimballait plusieurs dossiers qu’il posa sur la table. Ensuite, pendant presque une minute, tout ce qu’il fit fut de boire son thé vert. Pas un mot ne fut prononcé, pas une inspiration ne dépassa l’autre en terme d’intensité. J’ignorai s’il cherchait à me tester ou s’il s’agissait là simplement de sa propre excentricité, je ne réagis alors pas et me contentai moi même de savourer ma bière.

Mais tout silence finit par mourir, et c’est là un fait inéluctable. Le bruit de la tasse de thé tintant sur la table signifiait ainsi la rupture de celui-ci. Fuo leva les yeux vers moi et commença une tirade dont les premiers mots furent pour le moins révélateur de ses connaissances à mon sujet. Il finit cependant son discours par un ultimatum pour le moins violent, signe qu’il désirait se mettre au travail dès maintenant et que nous n’étions pas là simplement pour discuter.

La force ou les mots… Moi qui m’étais, petit à petit au fil des mois, fait une réputation de moine brutal et aux humeurs excentriques, j’avais le choix entre ces deux voies. Mais était-ce vraiment sur des critères personnels que je devais baser cette décision ? Ne devais-je pas m’adapter moi-même en fonction de mes objectifs ? Si je désirai emprunter le chemin de la force, alors cela supposait que je sois le plus fort. L’étais-je vraiment cependant ? J’en doutais fortement. Le chemin de la sagesse, lui, explicitait le fait que pour une fois, j’allais devoir faire preuve de patience et de réflexion. En étais-je capable ? Ça restait à prouver.

Je pris une minute complète pendant laquelle je ne quittai pas mon interlocuteur des yeux. J’enfonçais ainsi mon regard dans la seule pupille qui lui restait et tentai de prendre la bonne décision. Finalement, je fermai les paupières et pris une gorgée de bière. Et, une fois que la pinte se retrouva à nouveau sur la table, dans ce bruit sourd caractéristique, je pris la parole avec conscience.

« La voix des mots est toujours celle qui fait le plus de mal. Car qu’importe la force du diable, c’est en faisant croire qu’il n’existe pas qu’il retire des hommes sont vrai pouvoir. »

Mes yeux, de leur tinte remplie de néant, virèrent au regard profond et à l’impression de tristesse. J’allais en effet, dans les semaines qui venait, arborer le regard de ces hommes qui ont tout compris au monde, et dont les pupilles sont à jamais altérées par cette compréhension. Ces hommes qui ont toute la misère de l’Homme dans les prunelles.

Le contact était un homme avisé, je le constatai au fil des minutes et des mots qu’il prononçait. A peine avais-je pris la décision d’exécuter la majeure partie des opérations sur un plan diplomatique qu’il sépara la pile de dossiers en face de lui en deux, pour n’en garder qu’une seule qui puisse attirer son œil distrait. Il me jeta alors un regard amusé et me gratifia d’un sourire que je ne compris pas. S’amusait-il du choix que je venais de faire ? C’était une possibilité probable. Mais devais-je m’offenser d’un tel comportement ? Au final, je ne trouvai que peu d’intérêt à tergiverser sur un sujet si pauvre en conséquence, je l’ignorai donc, qu’il s’amuse ou fasse la tête.

Le contact eu des mots qui firent échos dans ma tête. Il invoqua la grande réputation du patriarche et ses solides griffes enfoncées dans le pays de Ta. C’était définitivement un homme de grande stature, à la puissance monumentale et au charisme politique presque inébranlable. Mais nous étions dans une crise, qui le touchait autant que ses partisans, alors c’était sans doute le moment le plus opportun pour frapper, je ne m’inquiétai donc pas.

Vint le moment où ce cher contact me proposa à nouveau de faire un choix. Au fil de son discours, je compris que ce dernier reposait sur ma propre vision du monde de la politique. J’avais le choix de former mon propre parti de moines ou de rejoindre celui de l’un des grands chefs déjà présents. Pendant un instant, je vis l’image d’un homme de ma silhouette, debout au sommet d’une montagne. Derrière lui se tenaient une centaine d’autres individus aux crânes rasés. J’avouai alors que la proposition d’indépendance m’apparaissait plus alléchante.

« Il est un fait que les fondations que les Maitres moines ont créés au pays de Ta sont des plus solides. D’ordinaire, je dirais qu’il serait plus rusé d’infiltrer leurs mouvements, de leur retirer petit à petit leur influence et de me supplanter à leur place. Mais en faisant ça, je serais un mensonge, aussi bien sur le plan physique que moral. Or s’il y a bien quelque chose que je souhaite conserver, c’est mon honnêteté. Je choisis donc de créer mon propre parti. Cela prendra surement plus de temps, mais je n’aurai alors que plus de poids. »

Pendant un nouveau moment, je me perdis dans mes propres réflexions. Moi qui étais le fruit de l’union interdite entre un moine et une femme de Ta, j’avais été élevé au sein de la communauté moine dans le seul but d’incarner la honte de mon père. Mais un jour on vint détruire la mission, massacrer tout le monde, pour me laisser en vie. La mission de l’aurore s’éteignit se jour là et on ne se souvint pas qu’à l’intérieur vivait Yoru. Je n’étais désormais plus que Guerre, Yoru étant mort dans les décombre de l’aurore. Mais peut-être allais-je pouvoir user de ma propre histoire pour me faire un nom au milieu de ces paris religieux. Ma seule religion à moi, c’était la liberté.

« Dois-je vous donner un nom pour le parti ? Si c’est le cas, je préfèrerait parler du parti de « l’aurore ». C’était une veille mission moine que le Patriarche a failli à protégé autrefois. Il n’y eut pas de survivant d’après les décomptes qu’ils ont effectués. Mais il serait peut-être judicieux de me présenter comme un rescapé de cette boucherie. Qu’en pensez-vous ? »

D’ordinaire, je ne demandais pas l’avis de simples sous-fifres. Mais à mes yeux, tout le monde était sur un même plan d’égalité. Les rois ne valaient pas plus que les esclaves car ils mouraient de la même manière. Je désirais donc obtenir l’avis de cet agent de renseignement au physique si spécial. Après tout, même s’il ne devait pas être recommandé de me répondre, peut-être le ferait-il quand même. Peut-être avait-il même un avis arrêté sur la question.

Je ne pris pas ma demande pour de la faiblesse. J’étais sûr de moi, mais il fallait que je découvre l’humilité, et il n’y avait pas moyen plus aisé que de se mettre sur ce chemin que de s’instruire de l’avis des autres.

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