Encore une journée des plus triviales. Ces journées que tu ne peux plus compter tant elles sont nombreuses. Ces journées que tu vois défiler et que tu ne pourras jamais arrêter. C’est un cycle routinier qui t’enferme, qui te déprime. Tu en veux plus, tu veux aller loin, t’élancer dans le grand circuit de la vie et te dire qu’enfin, oui, enfin, tu fais partie des grands. Mais pour ça, tu te dois de continuer, poursuivre ces études qui te lassent, qui t’ennuient. C’est long, fastidieux, fatiguant. Et en plus de ça, cet idiot de Lau ne fait rien pour arranger les choses. Batifole, batifole. À part taper dans tout ce qui bouge en espérant que la vague lui revienne, il ne glande rien, et te laisse seule avec ces petits poissons que tu dois réanimer. Si ce n’est pas une plaie, ça, tu ne sais pas ce que c’est. Mais tu n’as rien à dire. Tu es l’élève, il est le maître. Si tu parles, il te frappe sur les doigts. Les relations de supériorité, entre dominant et dominé, t’insupporte de plus en plus. Tu détestes ça au plus haut point, surtout que tu n’as pas le droit de dire quoi que ce soit. Tu es spectatrice de la plus belle blague du monde, et tu ne peux que pleurer. Silencieusement, bien sûr.

Tu soupires, et finis par lâcher prise, et détacher tes cheveux. C’est bon. Tu satures. Le voir draguer comme un chien en chaleur finit par atteindre tes nerfs, et tu décides de prendre une pause. Il te regarde sortir, claquer la porte avec beaucoup de brutalité. Il ne comprend pas, reste immobile un instant. Mais c’est trop court. Trop court pour un instant de répit. Il te rattrape, et te chope par le bras, serrant fort dessus. Tu te tournes subitement, et poses un regard noir sur lui. Un grand sourire naît sur ses lèvres. C’est parti. Le manège est lancé. Insupportable, vraiment insupportable.

— Tu crois que tu vas aller où comme ça ?
— Loin de toi et de te chasse à la femme. Je prends une pause. J’ai bien le droit, non ? Tu fais que ça depuis ce matin, toi, des pauses.

Tu le tutoies. Tu l’agresses. Tu lui déplais. Son emprise sur ton bras se fait plus forte, plus insistante. Il pense t’avoir, te contraindre au silence et te réduire à néant de cette manière. Il pense vraiment qu’il va t’avoir comme ça ? Tu te débats, récupérant ton bras au prix d’une petite griffure. Par réflexe, tu lui colles une grande gifle et t’en va en courant, en direction du secrétariat. Ton affront se paiera, tu le sais. Il te tombera dessus tôt ou tard. Mais pour l’instant, il doit encore trop être sous le choc pour faire quoi que ce soit. Tant mieux. L’instant de répit s’allonge.

Tu pénètres rapidement dans l’aile la plus grande du bâtiment, et tu vas vers la gigantesque machine à boissons. Tu restes là un petit moment, perdue dans tes songes. C’est désagréable. Ce travail à l’hôpital te tue, et s’il y a bien une chose que tu ne supportes plus, c’est lui. Lau. Celui qui se dit ton senpai, mais qui ne veut que tes fesses. Il tuerait pour avoir un regard de ta part. Tu ne sais pas s’il agit ainsi pour que tu réagisses, ou si c’est seulement pour passer ses pulsions sexuelles sur des bonnasses. Tu ne sais pas trop à quoi il pense, mais tu sais pertinemment que s’il y a bien une chose qui ne t’atteint pas, c’est ça. Il est juste trop con pour le comprendre. Dommage pour lui.

— Poussez-vous !!

Tu te tournes brusquement. Des cris résonnent à l’autre bout du couloir. Tu vois des infirmiers qui s’agitent, qui courent tous dans la même direction. Un problème ? Encore ? Lequel, cette fois-ci ? À ton tour, tu traverses l’hôpital et te rend dans le couloir. Là, tu y vois une foule de gens, en cercle, qui entourent … Quelque chose. De là où tu es, tu ne perçois rien. Juste des personnes qui crient, et tentent de couvrir une autre voix. Alors tu hurles plus fort qu’eux, histoire de les calmer. Et là, tu entends la dernière voix. Elle est féminine. Petite. Mais sonne très fort.

— Laissez-moi faire.

Tu passes entre chaque infirmier, et t’arrête devant la demoiselle. Une jeune fille sûrement plus jeune que toi, qui as l’air … terrifiée ? Ça t’alarme. De quoi a-t-elle peur, pourquoi crie-t-elle ? Tant de questions que tu as hâte de lui poser. Tu la prends dans tes bras et la serres contre toi.

— Là, ça va, je suis là. Personne ne te fera de mal. Personne. Je te le promets.

D’un geste de la main, tu indiques à toutes les blouses blanches de quitter le couloir, pour rassurer la demoiselle en détresse. Une fois que c’est fait, tu la relâches, bien que tu laisses une main sur son épaule pour garder le contact. Tu lui souris.

— Dis-moi, qui es-tu ? Et que fais-tu ici, alors que tu ne sembles pas du tout en avoir l’envie ? Raconte-moi tout. Promis, je ne te ferai rien.

Mad World.

Ils tournent, tournent en rond, à la recherche d’une solution. C’est le seul moyen pour eux de faire taire l’enfant, de la calmer, et de lui donner une chance de partir. Autrement, cet hôpital est pour elle une prison, un véritable calvaire, qui n’a aucune issue. C’est une impasse, un cauchemar éveillé, un cauchemar interminable. C’est la condamnation d’une innocente. Les infirmiers sont partis, il n’y a plus que les murs blancs, les brancards, et cette odeur. Et toi. Le médecin trop gentil, qui veut sauver tout le monde, même quand ça semble purement impossible. Pourtant, ta petite protégée s’enfuit. Elle se redresse et prend ses jambes à son cou, terrorisée. Son unique objectif est de fuir, mais comment partir d’un monde qu’on ne connaît qu’à moitié ? La solution n’est pas simple à trouver, et quand bien même elle mettrait le doigt dessus, personne ne la laisserait s’échapper.

Going nowhere, going nowhere.

Elle court, court, avant de s’étaler comme une crêpe, maladroite comme pas deux. Malgré la présence de ce panneau « Sol glissant », la gamine s’est élancée dans les bras de la chute, et s’est laissée porter. Tu penches la tête, et regardes attentivement. Cette petite, qui ne l’est pas tant que ça, est en réalité atteinte de neusocoméphobie. Elle a une peur bleue des hôpitaux. Ou alors ton diagnostic est trop général, et ce n’est pas les hôpitaux, mais bien les infirmiers qui la terrorisent. Tu ne le sais pas vraiment, mais tu as conscience que tu ne peux pas la laisser comme ça. Quelque chose te dit que si quelqu’un d’autre tombe sur elle, la peur atteindra son paroxysme, et ça se finira en une magnifique explosion. Tu souris, avant de te rendre jusqu’à elle. Prenant garde à ne pas tomber, tu la prends par la main et la relèves.

— Tu sais, ce n’est pas en détalant comme un lapin dans l’hôpital que tu calmeras ta peur. Ce n’est pas en tentant désespérément de fuir que tu feras mieux. Au contraire, à ce train-là, tu auras une camisole, et ce que tu redoutes finira par arriver.

Au moins, si elle ne le comprend pas quand tu lui dis comme ça … Maintenant, le problème est que la gamine ne peut pas s’en aller, bien qu’elle le veuille. Et toi, tu ne sais pas ce qui l’amène ici. Parce qu’au pire, tu peux très bien t’en occuper, étant donné que tu es toi-même médecin. Ce serait un peu bête de dire à la demoiselle de suivre quelqu’un d’autre. Surtout qu’elle flipperait davantage. Là, elle est entre tes mains, et tu es loin d’être la plus terrifiante de toutes. Tu as beau avoir une tare mentale, quand tu la regardes, tu ne montres pas un seul trait étrange. Tu es peut-être la plus normale de cet hôpital. Peut-être. En tous les cas tu te sais plus normale – oh, oui – que Lau. C’est déjà un bon point. Mais bref. Tu dois t’occuper de la midinette et l’emmener ailleurs, qu’elle se sente plus ou moins mieux. Ce sera déjà bien. Avant toute chose …

— Tout d’abord, avant de pouvoir faire quelque chose pour toi, je dois savoir qu’est-ce qui t’amène ici. Surtout vu comme tu as l’air de paniquer rien qu’à être dans cet hôpital.

Tu la considères plus longuement. Ce n’est pas une patiente connue, tu ne l’as jamais vue. Et généralement, les patients présents dans l’hôpital depuis un certain temps, tu les as déjà examinés en compagnie de ton cher Lau. Rah. Rien que de penser à lui, tu as une folle envie de meurtre. Tu soupires, et reportes ton attention sur la demoiselle.

— Oh, sinon ! Je m’appelle Hime. Amasa Hime. Je suis médecin ici. Et toi, comment t’appelles-tu ?

Détendre l’atmosphère. Décliner son identité, et empêcher l’autre de sombrer. Difficile, pas impossible. Elle ne tombera pas entre les bras de Phobos. Pas aujourd’hui.

Dans ce monde pourri par la haine et le mensonge, le seul réconfort est l’apathie. Ne rien ressentir, regarder les gens passer, observer. Tu regardes la gamine, qui court encore et encore, qui veut absolument s’enfuir de cet hôpital. La peur. Un sentiment que tu ne connais que trop bien, et qui semble la ronger jusqu’au plus profond de ses entrailles. Oui, elle a peur. Cette phobie ne t’est pas inconnue, seulement, tu ne l’as jamais expérimentée, ni vue à l’œuvre. Cependant, comme toutes ces peurs irrationnelles, elle pousse la victime à fuir, à mentir, à dire que tout va bien, alors que rien ne va. Se cacher derrière une barrière, et espérer que cette dernière la sauvera. Rêve irréaliste d’une gamine plongée dans la terreur. Noyée par les songes, transportée dans la géhenne. Tu soupires, et la regardes. Inuzuka Asuna. Son nom ne te dit rien, absolument rien. Elle doit pourtant avoir un dossier ici, pour se trouver là. Personne ne vient sans raison, jamais. Surtout pas quand l’hôpital lui-même inspire une peur bleue.

En parlant de couleurs, quelque chose te choque. La gamine t’a clairement dit que tes vêtements s’accordent à merveille avec … tes yeux rouges ? Tu n’as pourtant pas l’impression d’avoir mis de lentilles pigmentées, ni même d’avoir changé la couleur de tes yeux, ce matin. Alors quoi ? C’est ça, son problème ? Sa vision ? Tu réfléchis un instant. Tout voir en rouge ? Dans ce cas, n’aurait-elle qu’une opsine sur trois ? Non, ça te semble un peu trop facile. Tu réfléchis, et tu finis par t’avancer vers elle. Cette gamine est un véritable mystère.

— Mes yeux sont bleus, Asuna. Ton problème est là. Tu ne vois pas les couleurs. Enfin … ça dépend. Mmmh …

Tu réfléchis un instant. Comment savoir ce qu’elle voit ? Si tu le lui demandes, elle ne te le dira pas. Et tu ne peux pas la traumatiser davantage en lui faisant passer un examen de force. Tu ne peux pas non plus lui demander ce qu’elle voit, puisque cela doit être banal, pour elle. Cette enfant a vraiment un petit quelque chose qui te surprend, et t’intrigue énormément. Tu n’iras pas la chercher dans les bras d’un médecin pour l’examiner avec un intérêt malsain, mais il est vrai que cela te tracasse beaucoup. De tout ton parcours de médecin, tu n’as jamais rien vu de tel. C’est un cas très particulier, et à surveiller avec énormément d’attention. Malheureusement, comme elle est farouche, Asuna ne se laissera jamais faire. Paniquée des hôpitaux, et certainement à cause des examens, la demoiselle n’acceptera pas que quelqu’un l’approche. Déjà que toi, tu as beaucoup de mal … Tu soupires derechef. Comment faire …

Tu réfléchis, et pouf. Eurêka. La solution t’apparaît comme une évidence. Si tu ne peux pas l’examiner, et que tu ne peux pas non plus lui demander comment ses yeux perçoivent le monde, il y a une chose que tu peux faire. Et elle n’a rien de compliqué, d’ailleurs ! Cependant, il faut la mettre en confiance, sinon, elle risque de croire que tu n’en veux qu’à sa maladie. Et … Même si tu es du corps médical, tu n’es pas insensible. Les maladies comme la sienne sont intéressantes, certes, mais le patient est plus intéressant que la maladie. D’abord, tu dois savoir quelques petites choses.

— J’ai quelques questions à te poser. Tout d’abord, pourquoi te trouves-tu ici ? Tu es malade, certes, mais tu n’as pas du tout l’air à ton aise dans cet hôpital. J’en conclus que tu n’es pas venue ici de ton plein gré. Quelqu’un t’y a forcée ? Si oui, dans quel but ?

Première flopée de questions, en espérant qu’elle ne les prenne pas mal. De toutes les façons, ici, et maintenant, celle qui décide, c’est toi. Et Asuna devrait avoir compris que s’enfuir n’est pas du tout une solution. C’est à ses risques et périls, m’enfin. Les médecins environnant sont généralement plus méchants et stricts que toi, alors bon. Tu espères que ça ira.