Faith and Power [Samui Ryüga]

« Bien le bonjour, Shodaime Tsuchikage-sama. Mon nom est Samaël, apôtre de Maskine et émissaire de sa parole en votre cité. Mais bien entendu cela vous le savez déjà, mais je ne souhaitais pas enlever les formalités d'usages. »

« Voici un petit présent de ma part, il ne s'agit que de simples mots, un écrit sur un rouleau, mais celui-ci a été béni par Maskine lui-même et j'espère qu'il saura vous porter chance. »

S'occuper de la paperasse était sans doute la tâche dont préférait s'occuper Ryûga, entre toutes celles qui n'avaient pas trait au combat proprement dit et qui revenaient au Tsuchikage. Armé de sa plume, qu'il trempait régulièrement dans l'encrier pour en alimenter la pointe, il signait et paraphait à tour de bras des comptes rendus de missions qu'il lisait efficacement en diagonal, accordait les ressources nécessaires aux différents secteurs de la Citadelle et s'assurait que les rotations des effectifs se déroulent sans accroc. Un travail rébarbatif, ennuyeux par définition, mais qui ne servait en réalité que de base à son esprit pour mener en parallèle d'autres réflexions. C'était ainsi qu'il fonctionnait, tout simplement car il aimait ce fonctionnement, ni plus ni moins. Le fait que le processus soit d'autant plus rapide lorsqu'il faisait travailler sa matière grise à plein régime n'était somme toute qu'un à côté plutôt pratique.

Ryûga, ce jour-là, dut cependant penser consciemment à orienter ses réflexions sur un sujet en particulier, tandis que son sceau et sa signature se démultipliaient sous ses doigts. Un sujet qui prenait en réalité la forme d'une personne à part entière : Samaël. Ce moine de Maskine aux airs d'angelot tout droit venu des terres de Ta loin au sud-est avait élu domicile à la Citadelle peu après sa création en la qualité d'émissaire du Temple de Maskine. Dépourvu de véritable fonction officielle, il s'était avéré un homme très pieux, mais aussi très efficace dans son entreprise d'aider le peuple de Tsuchi, à commencer par les soldats d'Iwa. Samaël savait se battre, et c'était peu de le dire, d'après les rapports qu'avait pu lire Ryûga ces dernières années, mais était également doté d'un sens aiguë du prosélytisme. Maskine, ce Dieu de Lumière dont il rabâchait l'existence et la grandeur à longueur de temps, avait en effet un représentant zélé en la personne de Samaël à la Citadelle. Et si la suite d'événements des dernières années n'avait pas laissé le loisir au Tsuchikage de traiter ce qui n'était alors même pas le début d'un problème, la conjoncture était désormais différente.

L'on frappa à la porte, pile à l'heure prévue. Sans plus de cérémonie, l'invité attendu fut présenté et la porte se referma derrière lui. Vêtu de son large kimono de fonction, Ryûga se leva de son bureau, mains croisées dans le dos, et se présenta face à Samaël en signe de respect mutuel. Il était inutile d'utiliser les ficelles éculées de l'ignorance et de l'indifférence avec lui, le Samui le savait pertinemment. Ce n'était pas comme cela qu'il comptait traiter avec lui.

« Bonjour, et bienvenu, Samaël. »

Leur regard se croisa, les émeraudes de l'un brillant en direction des fentes reptiliennes de l'autre. Sans départir de sa génuflexion, Samaël attrapa un parchemin dans sa robe blanche et le tendit à Ryûga. Des mots bénis par Maskine. Voilà qui allait certainement arranger tous les problèmes de la Citadelle et même du pays, à n'en pas douter. Sans trahir la moindre émotion, le Samui attrapa le rouleau des deux mains et se retourna pour aller le déposer sur son bureau.

« Je vous remercie, Samaël. »

Le parchemin déposé, il se retourna à nouveau aux deux tiers vers le moine aux cheveux blonds.

« Mais vous et mois savons pertinemment que ce n'est pas de chance dont Iwa a besoin. Venez, prenez place je vous en prie. » dit-il en désignant de sa main ouverte une petite table ronde sur le côté de la salle.

La table en question jouxtait un meuble richement taillé dans de la pierre brute qui présentait une variété de liquides aux couleurs tantôt vives, tantôt brumeuses, contenus dans autant de bouteilles sophistiquées. Ryûga invita de nouveau Samaël à s'asseoir et prit place ensuite en face de lui.

« Puis-je vous servir quelque chose ? Celles de droite sont dénuées d'alcool, si c'est un problème. »

Attendant la réponse de son invité, Ryûga entreprit ensuite de se servir un apéritif puissant et fruité et de servir délicatement le breuvage de choix du moine. Laissant pour l'instant son propre verre tranquille, il reprit ensuite.

« Je n'irai pas jusqu'à dire que vous vous êtes rendu indispensable, Samaël, mais vous vous êtes certainement beaucoup investi auprès des gens de la Citadelle. Que ce soient des civils ou des soldats, d'ailleurs. En cela je pense que nous vous devons un certain degré de gratitude, étant donné que vous n'acceptez aucune rémunération directe. Y a-t-il quoi que ce soit que le Tsuchikage puisse faire pour vous remercier des services rendus ? »

« Aucune coutume ni aucun rite ne nous impose la sobriété, en revanche de moi-même je sais à quel point l'alcool en trop haute quantité peut entraîner des déviances parfois fâcheuses. J'honorerai donc notre rendez-vous par une coupe du même breuvage que vous mais celle-ci signera aussi ma limite quant à l'alcool que j'ingurgiterai présentement. »

« Vous vous exclamiez tantôt affirmant que ce n'est pas de chance dont Iwa a besoin et à juste titre, mais ce n'est pas à Iwa que j'ai offert ce présent mais bien à vous et si la cité a effectivement des besoins plus urgents ce n'est pas forcément votre cas. »

« Est-ce que l'on remercie une poule de pondre des œufs ? Un mouton de fournir de la laine ou bien un arbre de produire des fruits ? Pour eux comme pour moi, nous n'avons fait que ce que notre nature nous pousse à faire. La considération de votre seigneurie pour son peuple et ce rendez-vous est déjà un remerciement en soi. »

« Votre altesse, je pense que vous êtes un homme intelligent et Maskine dans sa bonté vous a pourvu d'une force égale à votre intellect si ce n'est supérieure. Je ne dis pas cela pour vous amadouer ou vous flatter, je ne relate simplement qu'un constat. Et je pense que si les différentes étapes de votre vie vous ont mené là où vous êtes c'est car vous êtes en mesure d'accomplir de grandes choses. Mais c'est et cela a toujours été au plus grand de tendre une main ouverte pour que les plus petits puissent la saisir. Vous disiez tout à l'heure qu'Iwa n'avait pas besoin de chance. En effet, je suis d'accord avec vous, en revanche je pense pour ma part qu'elle a besoin d'un profond changement social et culturel. Et vous qu'en pensez-vous ? »

Sans le laisser paraître, son regard reptilien vaguement tourné vers le visage angélique de son interlocuteur, Ryûga se maintenait attentif. Attentif à n'importe quel tressaillement, n'importe quelle espèce de tic ou de mouvement qui n'aurait rien eu à faire au milieu de cette conversation. Car comme quasiment toutes les interactions entre individus, le dialogue demeurait une bataille à part entière, avec ses codes, ses artifices et ses enjeux. Si Ryûga avait fait convoquer Samaël en ce jour, c'était moins pour lui donner une récompense explicite pour ses bonnes actions que pour lui soutirer encore davantage qu'il ne donnait déjà. Cette « traite » insidieuse, d'aucun dirait sournoise, pouvait prendre plusieurs formes dans sa finalité, mais le Samui lui-même ne savait pas encore de laquelle il s'agirait. Il avait envisagé beaucoup de variables à l'avance, anticipé bien des réactions de la part de son interlocuteur, et il était trop tôt pour tirer une quelconque conclusion.

« Je n'ai, moi non plus, pas besoin de chance. Je vous renouvelle toutefois mes remerciements pour ce présent. »

La formule était brodée de toute pièce, comme un voile fumé transparent que l'on jetait à la face d'un adversaire pour lui faire croire qu'il vous voyait encore. Ryûga n'avait que faire de ce parchemin, et de ce qui pouvait y être écrit. Sans doute y jetterait-il un œil plus tard, davantage pour satisfaire un vague élan de curiosité que pour tenter d'absorber une quelconque sagesse divine. Si il était bien une chose qu'il était hasardeux d'entreprendre avec le chef des armées de Tsuchi, c'était d'essayer de lui faire croire qu'il pouvait avoir besoin d'autre chose que ses propres moyens.

« Vous vous déchargez donc d'une faveur à votre crédit en invoquant votre nature profonde. Soit. J'espère toutefois que vous êtes bien conscient que votre naturel à vous ne correspond en rien à celui de millions d'âmes qui peuplent ce monde. »

Une façon, plus directe que la précédente, de témoigner au moine de Maskine que ses principes, si beaux en théorie, n'étaient que peu de chose en comparaison d'un monde encore sous le coup d'une domination impériale qui faillit s'étendre sur tout le continent. Un monde divisé, qui cherchait ses marques, cherchait à satisfaire le plus grand nombre, mais sans avoir la moindre idée de comment y parvenir. Ryûga était conscient de cet état d'impuissance généralisé, et savait également qu'il était particulièrement propice à l'éclosion de foyers religieux. Et si la religion ne faisait, en apparences et au commencement, rien de bien dommageable, elle pouvait certainement finir par faire s'écrouler tout le système pour y remplacer le pragmatisme par le mysticisme. C'était cela, entre toutes choses, que ne voulait pas voir arriver Ryûga.

« Je pense que la sécurité est ma première et principale prérogative, Samaël. Et je pense aussi que les « petites gens » auxquels vous faites référence partagent cet avis. Je sais après quelle chimère vous courez, ne vous en déplaise. Vous aimeriez voir les Hommes, tous les Hommes, à commencer par ceux de cette cité, cohabiter en égaux. Vous aimeriez aussi sans doute voir leur esprit se tourner vers autre chose que le conflit et les batailles à venir, ouvrir leur esprit aux expressions des arts comme je confesse le faire moi-même. Seulement vous oubliez sans doute où nous sommes : ceci, Samaël, est une base militaire. Et pour demeurer opérationnelle, et garantir la sécurité du territoire et la sienne propre, cette base doit rester disciplinée. Ses soldats, suivre les ordres. »

Il avait prononcé ces mots avec une neutralité désarmante. Imperméable aux compliments, il comptait bien tenter de désarmer l'homme de Dieu qu'il avait face à lui avant que celui-ci ne puisse avoir l'occasion de trop s'étendre. Bien sûr, espérer éteindre le feu de sa foi avec un discours aussi simple aurait été très naïf de la part de Ryûga, qui se contentait pour l'heure de ré-établir les faits. Tous les faits.

Dernière édition par Samui Ryûga le Jeu 10 Aoû 2017 - 11:36, édité 1 fois

« Je pense qu'au contraire je suis comme des millions d'autres. Nous sommes des êtres capables d'ignominies mais aussi de très grande bonté. L'un ou l'autre dépend uniquement de qui vient à vous chuchoter à l'oreille. Émettons l'exemple d'un ordre consistant à tuer un enfant donné à un soldat lambda, de manière générale sa soumission à l'autorité va le conduire à mener cet ordre à bien, s'il a été suffisamment endoctriné par les valeurs militaires c'est ce qu'il se passera. Mais si quelqu'un venait à jeter un caillou dans l'eau et à créer assez de remous pour causer une remise en question, on peut aisément assurer qu'il ne commettra point l'acte, même si cela revient à aller contre sa hiérarchie et à s'exposer lui-même à des représailles. L'Homme est capable de bien des sacrifices lorsque l'on parvient à l'orienter. La rébellion contre l'empire en est une preuve flagrante. Mais je ne vous apprends rien là dessus, vous êtes un chef militaire et un noble, orienter votre peuple est la base de vos prérogatives. »

« L'égalité parfaite est une chimère, je suis moi-même d'accord avec vous sur ce point, même au sein de l'ordre de Maskine, nous sommes divisés en caste, les initiés ou apprentis, les moines, les moines supérieurs, les émissaires, le grand-prêtre etc. Je suis un moine supérieur et un émissaire de Maskine, cela ne me place pas au même rang que mes frères en toute logique. En revanche c'est le sentiment de supériorité inhérent à cela qu'il faut combattre et non la hiérarchie en elle-même. Ce que je souhaiterai voir réaliser dans ma conception de la chose bien évidemment, ce serait un monde où les différences existent mais où tout un chacun puisse s'épanouir et vivre d'une manière digne, manger à sa faim, être en mesure de dépenser sans être obliger de compter chaque mois. Je ne suis pas contre la noblesse et je ne suis pas pour les roturiers non plus. Je suis on ne peut plus neutre, mon cœur me dirige simplement à combattre l'injustice là où elle se trouve. Et l'injustice n'est pas que des hommes vivent mieux que d'autres, l'injustice est de voir des hommes vivre dans l'opulence et le luxe lorsque d'autres vivent dans la misère car ils ne sont pas nés au même endroit. Ce pays a assez de ressources pour nourrir correctement son peuple tout en assurant la fortune des castes dirigeantes. »

« Je ne vous exposais là bien évidemment que ma vision de la chose et comme toute vision elle peut-être erronée. Maskine nous offre la clarté jusqu'à un certain point et même le grand prêtre ne peut connaître tout les chemins. Enfin sachez que je reste malgré tout un de vos subordonné et que si je puis vous aider dans une quelconque entreprise je reste votre obligé. »

Sans départir de son air neutre et nonchalant, Ryûga écouta attentivement les réponses que se décidait à lui fournir le moine de Maskine, posément installé en face de lui. Il n'avait pas touché à son verre, tout comme le Samui. Ce dernier se pencha peu à peu vers l'avant, posant son coude gauche sur sa cuisse et déposant son menton au creux de sa paume, l'air faussement pensif. L'exemple utilisé par Samaël était caricatural, presque trop même pour un homme de sa qualité qui était, aux yeux de Ryûga, une caricature ambulante. Il se retint toutefois de rebondir immédiatement sur cette idée, selon laquelle tuer un enfant était foncièrement et inexorablement un péché mortel, et laissa l'homme de foi poursuivre son exposé. Sans s'arrêter de réfléchir pour autant, Ryuga décortiqua et examina sous toutes ses coutures les tournures et formulations de Samaël. Celui-ci se donnait apparemment à coeur d'offrir à tous des conditions de vie égales sans condition de naissance ou de titre. Un nivelage par le bas, qui n'inspirait au chef des armées qu'un vague dégout.

Appuyant son regard davantage à mesure que le discours du moine avançait, Ryûga l'écouta sans un mot renouveler son allégeance envers lui et envers Iwa. Une manoeuvre aussi habile qu'inutile, qui remettait sur le devant de la discussion le fait que Samaël restait dans les faits un soldat de la Citadelle. Cela Ryûga ne l'avait pas oublié et savait quels pouvoirs il avait sur le moine, de plusieurs années son aîné.

« Le refuseriez-vous, Samaël ? Dit-il entre ses doigts sans décrocher son menton de sa paume. Refuseriez-vous de tuer un enfant ? De 7, 8, 12 ans peut-être ? Si celui-ci était chargé d'argile explosive et menaçait de se faire exploser au beau milieu de dizaines de civils ? Au milieu de cette base ? Vous semblez appliquer des principes bien archaïques, à dire vrai, pour déterminer ce qui est moral ou non. Il y a déjà bien longtemps qu'il est devenu impossible de juger de la dangerosité ou de l'innocence d'un individu en fonction de son âge. Peut-être n'avez-vous pas assez côtoyé la réalité du terrain pour le savoir, ou refusez-vous d'accepter cette vérité.

De même, il est démagogue de penser au bon confort de ceux qui possèdent le moins sans considérer les efforts que requiert toute subsistance, Samaël. Je sais que vous passez beaucoup de temps dans les Bas quartiers. Peut-être votre propre condition met-elle pour vous en relief ce qui peut manquer aux foules qui habitent là, en bas ? Le fait est que chacun d'entre eux a l'opportunité d'améliorer sa condition, pour peu qu'il soit prêt à s'investir dans les affaires dans la Citadelle et dans les innombrables missions que nous devons prendre en charge. Vous mentionniez la hiérarchie et son importance : peu importe, en vérité, ce qui peut accompagner un ordre. Plaisir malsain, sentiment de supériorité, bien placé ou non, un ordre reste un ordre, et seule sa pertinence entre en ligne de compte quand il s'agit de le juger. »

Finalement, Ryûga se redressa lentement et porta sa main à son verre. Il le porta à sa bouche et le but d'une traite, laissant le goût fruité et fortement alcoolisé parcourir son gosier avant de reposer le contenant sur la table.

« Mais puisque vous semblez partager au moins avec moi la certitude que Tsuchi dispose largement des moyens de ses ambitions, je vous propose de m'accompagner lors de ma prochaine mission. Vous y aurez l'opportunité de mettre à jour les principes que vous tenez pour acquis. »

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