L’homme gravit les marches quatre à quatre, sans ménager ses efforts. Il court à une telle vitesse qu’on le croit en mission de premier ordre. Au tournant d’un couloir, il administre un violent coup d’épaule à l’un des administrateurs du bâtiment. A la douleur de ce dernier, il ne répond que par un juron sans même se préoccuper du dommage occasionné. Son esprit est tourmenté par cette bataille dont il a réchappé sans fierté ni même satisfaction du devoir accompli. Ils sont partis en laissant tout derrière eux : leurs proches, leurs frères d’armes, leur rêve … leur empire.

Dans sa disparition, le Kamui a également emporté ce qui faisait la structure du Shukaï jusqu’à présent construit. Nombre de combattants d’exception sont tombés sur le champ de bataille, privant de nombreux pays neutres de la protection dont ils bénéficiaient jusqu’à présent. Même si certains la jouaient indépendantistes, leur protection et leur prospérité ne tenaient qu’à cette stabilité politique et cette paix qu’apportait l’influence de l’Empire Ninja. Mais plus que cela, difficile d’imaginer que Kumo, ce chacal putride, se contenterait de cette victoire ! Cette contrée belliqueuse à l’histoire maudite ne se satisferait pas d’une simple victoire ! Il fallait à tout prix préserver ce qui était possible : rassembler les effectifs de défense, renforcer les frontières, se préparer au deuxième round ! Et ces minables comprendront bientôt qu’ils n’ont eu qu’un coup de chance !

Non loin, il reconnaît la crinière rouge et le dos solide de l’une des pointures du Shukaï. Il a fallu faire un détour considérable pour aller au centre de commandement, pour finalement apprendre que le nouveau Chef se trouve au Complexe scientifique ! S’il n’arrête pas de bouger, aucune information ne lui parviendra en temps utile ! C’est avec un soulagement mêlé de colère que Hiyori atteint enfin l’Oterashi, ancien Seigneur de Guerre de Kusa.

» Oterashi-tono ! On nous signale des mouvements de troupes ennemies non loin de la frontière des Cascades ! Les Kumojins comptent lancer une offensive en partant du Pays du Fer ! Il faut rassembler nos effectifs pour être prêts à les écraser !

Chaque mot est pesé, le visage est noir de fureur. Sous la colère, quelques cicatrices fines s’ouvrent et se rougeoient sous la teinte du sang proche de la peau. Ce n’est pas seulement de la rage qui habite le faciès du Jisetsu ; c’est aussi une tristesse sans commune mesure, un accablement sans fond. Lui qui voue un véritable culte pour le Kamui, apprendre sa mort a été plus qu’une épreuve. Et lorsque le tout est accompagné de la défaite et du trépas de plusieurs des siens, imaginer ce scénario se répéter sur les terres de Taki lui est insoutenable !

Malgré son élan, il s’arrête net face au Jashiniste et pose genou à terre. Son poing vient frapper sa poitrine, pendant qu’au loin un pas rapide qui le poursuivait se rapproche pour monter le visage pâle de Kotaro.

» Seigneur ! Confiez-moi des troupes, et je vous promets de faire parvenir au Kamui plus de convives qu’il n’en faut pour ses funérailles ! Ces chiens payeront pour leurs crimes !

Éreinté par sa course, et ayant enfin trouvé celui qu’il avait cherché jusqu’alors, Hiyori se permet de souffler bruyamment. Ce n’est certes pas convenable, mais maintenant le plus important est fait, et si on lui en laisse le temps, il saura recouvrer sa respiration et obéir aux ordres à venir dans la minute ! Malgré la défaite, malgré les blessures, malgré le choc de la mort du Kamui, il n’en a pas pour autant perdu sa Foi ! L’Empereur était certes un homme unique, exceptionnel ; mais c’était avant tout un symbole. Celui de l’Unité des Pays et des Ninjas. Tant qu’on se battrait pour cet idéal, tout resterait possible et accessible.

C’est pour cette raison précise que son engouement et sa détermination sont comme balayés par les propos brutaux et sans ménagement de son supérieur. Quoi … Taki prise ? Sans combats ? Et volontairement cédé aux envahisseurs ? Quelle est cette mauvaise blague !? Et par-dessus tout, … cette insulte gratuite et blasphématoire envers Kakeshuou Samui, Maître Ninja et fondateur de l’Empire ?! Une meilleure façon de s’approprier le pouvoir que de cracher sur son prédécesseur ? Si d’ordinaire ce genre de propos a de quoi faire entrer Hiyori dans une rage destructrice, l’enchainement de nouvelles est celui d’une bombe électromagnétique dans sa tête : rupture des communications, wipe-out du système central, place au vide et à l’inconnu.
Pourtant, Kotaro qui vient de rejoindre au même rythme essoufflé le duo connaît son frère d’armes. Et il se doute que le choc et les tourments donneront bientôt place à la plus intense des colères. Anticipant la crise de nerfs, il place une main douce sur l’épaule de son compagnon comme pour lui signifier de rester calme, et tourne son regard brillant mais dénué de forces vers l’Oterashi.

» Oterashi-tono … il me semble que malgré sa disparition, le Kamui restait un grand homme à qui nous devons beaucoup, et dont il ne convient pas d’insulter la mémoire … .

Il a récupéré son confrère si brutalement relevé par l’ancien Seigneur de Guerre, et s’est placé entre lui et le Jashiniste. Il ne s’érige pas nécessairement comme un mur protecteur, mais il est conscient que cette première rencontre entre les deux personnages hauts en couleur risque de faire des étincelles. Et dans ces lieux où grands blessés et matériaux sensibles circulent et courent en tout sens, mieux vaut éviter de mettre le feu à l’établissement scientifique.

Hiyori semble peu à peu émerger. Le tout est de savoir comment le duo Jisetsu saura se rendre utile. Taki est tombé, mais aucun projet de reconquête ne semble envisagé. Sans doute dans le but de renforcer les frontières et limiter la zone d’invasion de Kumo ? Il est temps que le nouveau maître des lieux en révèle plus à ce sujet.

» Vous semblez avoir pris le relais … vous devenez donc le Nidaime Kamui … . Quels sont vos projets pour la suite, et pour endiguer l’avancée de notre adversaire ? Si nous avons laissé quartier libre aux Nuages sur les Cascades, rien ne les empêchera bientôt de fondre sur Yuki, voire même Tsuchi !

Hiyori et Kotaro ont fait une lourde erreur en pensant que le nouveau Leader de la Roche ne se préoccupe pas du passé. Ce dernier en est après tout l’un des plus brillants vestiges ! Après avoir rencontré le Kamui au Pays des Neiges, il avait suivi ce dernier dans une folle entreprise : redresser l’Alliance en perdition, pour bâtir un empire redoutable ! Leurs rapports étaient certainement tendus, mais au-delà de tout, les mots et les rumeurs laissaient entendre que les deux hommes étaient liés par bien plus que quiconque ne peut l’imaginer. Certains disent même que la principale raison pour laquelle le seigneur Yanosa éprouve une telle colère envers l’assassin de l’Empereur est que ce dernier l’ait privé d’un combat mémorable … .

Reconnaissant son erreur, bien qu’involontaire, Kotaro place son poing droit dans sa paume gauche à hauteur de visage, saluant ainsi celui qui est – en définitive – son Supérieur.

» Mes excuses, Oterashi-tono. Je suis Kotaro Jisetsu, cadet de Hiyori ici-présent. A vos ordres.

Voilà l’erreur réparée – en tout cas, espérons-le … . Néanmoins, la réaction de l’ancien Seigneur de Guerre de l’Herbe sur la question de son statut et de son titre a de quoi surprendre. Loin d’y accorder de l’importance, deux faits sautent aux yeux : l’homme ne compte pas reprendre la suite impériale, et compte bel et bien mettre fin à cette aventure unique ; ensuite, il n’apporte finalement que peu d’importance à cet héritage, et préfère reporter toute son attention et son énergie sur le Pays de la Terre, et sur son village caché. C’est un revirement total sur le plan politique ! Iwa n’est désormais rien de plus qu’un village comme les autres. Plus encore, c’est le plus faible et le plus reculé des villages Ninjas existants ! L’heure n’est sans doute pas à la compétition, mais il est également impossible de ne pas associer ces deux facteurs. Si Iwa se veut avoir un avenir, il lui faudra retrouver de solides bases, et rapidement.

Kotaro rehausse légèrement son salut pour signifier qu’il reprend la parole.

» Pardonnez-moi, Oterashi-tono … mais il me semble prématuré de dire que les autres Nations n’ont aucun attachement à l’ancien Empire. Je pourrais le comprendre pour Tori, qui a toujours été une terre hostile … mais les contrées de l’Est ont toujours eu un attachement privilégié, bien au-delà de rivalités internes. On peut même supposer que les conflits locaux poussent les gens à attendre le retour de cet Empire unificateur !?

» Laisse, Kotaro … . Le nouveau Maître a raison … .

Hiyori est remonté sur ses pieds, et même si ses yeux montrent une profonde tristesse sur les résultats de cette guerre, il n’est pas prêt à se reposer ou à baisser les bras. Tout comme il n’est pas prêt à voir un Supérieur maudire aussi aisément le nom d’un homme qui est parvenu à unifier un tiers du Monde Ninja sous une seule bannière. Ces choses-là sont trop faciles et, avec le temps, prouver ses erreurs sera facile. Mais à cet instant, débattre de la possibilité de faire renaître l’Empire de ses cendres serait un rêve illusoire et ridicule. Même si le goût est amer en bouche, le Jônin d’Iwa en est conscient.

» On ne peut pas compter à l’heure actuelle sur ces pays qui ont préféré retrouver leur indépendance pour l’instant. Si nous jouons cette carte, nos adversaires verront en nous un ennemi qu’il faut écraser définitivement. Ce que nous voulons éviter à tout prix. Il nous faut donc nous concentrer avant tout sur Tsuchi et Iwa. Ce qui ne veut pas dire … que nos alliés à l’extérieur soient désormais nos adversaires …

Pour Hiyori également, impossible de penser que le nouvellement créé Iwa soit aussi peu important que cela. Grâce aux racines impériales profondes, de potentiels alliés restent toujours à l’extérieur. Le tout est encore de pouvoir les contacter et de réanimer ce sentiment d’unité et de coopération entre eux. Il faudrait quelqu’un d’assez investi. D’assez doué dans la diplomatie et les voyages … pour permettre cette unité nouvelle.

» Pour l’heure, je ne me sens ni le cœur à pleurer les miens, ni à me reposer pendant que d’autres oeuvrent. Le Jônin présente ses mains tel que le fait son cadet Kotaro. Seigneur Oterashi, confiez-nous une tâche et considérez-là comme accomplie. Nous ne nous reposerons pas tant qu’Iwa souffrira encore des troubles de cette réorganisation !

Le débat pourrait persister encore des heures. En vérité, les trois hommes se sont déjà jaugés, et ils ne sont clairement pas sur la même longueur d’ondes. L’un veut avancer avant toute chose pour renforcer les bases de la « puissance » fraîchement mise en place, tandis que les deux autres espèrent avant tout restaurer très rapidement la force impériale et obtenir vengeance pour la mort de Kakeshuou Samui. De toute évidence, les deux forces en présence ne sont pas de nature à coopérer. Et pourtant, une forme de coopération devra bien être établie ! Comme l’a souligné Hiyori quelques minutes plus tôt, l’heure n’est pas aux querelles internes mais au pansement des plaies et à la réorganisation des effectifs. Autant se le dire, si affrontement entrer eux il doit y avoir, ce dernier arrivera plus tard … .

Considérant la demande de ses deux subordonnés, Yanosa leur concède une mission. Parer au plus urgent, et venir en aide aux hommes et à l’équipe médicale encore mal en point pour régler une situation d’une telle envergure. Acceptant cette mission sans dire un mot, les deux Jisetsu observent leur Supérieur s’évader à la « Sangoku-style » et restent quelques secondes seuls pour ruminer cette première rencontre avec leur nouveau chef.

» Peut-on faire confiance à cet homme qui préfère oublier ses origines ?
» La question n’est pas là pour l’instant … . Dans les faits, nous avons perdu une guerre. Nous devons nous en remettre avant de cet échec avant de repartir en guerre. Allons aider comme nous le pouvons … .
» … Bien …

Les deux Ninjas se présentent auprès des médecins, et on leur donne rapidement quelques ordres : s’occuper des blessures légères, panser les blessés, transporter les plus graves vers le centre de sélection afin qu’ils soient pris en charge au plus tôt. Le travail est long, et il n’y a guère le temps de se poser. Kotaro et Hiyori s’en donnent à 100% et rapidement ils transpirent de courir dans les escaliers, tout en prenant soin de ne pas blesser davantage les meurtris et les souffrants. Après une heure, Hiyori décide de prendre un peu de temps pour respirer et se calmer. Il a vu quantité de blessures, toutes plus ou moins graves. Non pas qu’il n’est pas habitué à ce spectacle, le fait qu’il ne s’agisse que de son camp est un peu trop pour lui.

Il se repose assis au sol, non loin d’un groupe attendant d’être examiné pour déterminer du sérieux de leur cas. Dans un élan de surprise, l’un d’eux allongé au sol s’agrippe au bras du Jônin.

- J’ai mal .. ! ..
» Courage … . Les médecins ne vont pas tarder à observer vos blessures … . Vous serez rapidement pris en charge. Respirez et buvez un peu d’eau .. .
- Nous avons tenu aussi longtemps que possible … mais c’était trop … et Kakeshuou-sama … !
» Vous étiez avec l’Empereur ?!
- Il n’a pas cessé … il a repoussé sans cesse les assauts de ses adversaires … il a même poussé le Raïkage dans ses retranchements ! … Tout ça pour être abattu dans le dos par cette sorcière ! …
» Calme-toi, soldat. Tu as fait ton devoir, personne ne pourra te reprocher cela … .
- Kakeshuou-sama … était vrai-ment …
» … Soldat ? ..

Comprenant qu’il n’y a plus rien à attendre des lèvres de cet homme, Hiyori prend une semi-inspiration qu’il a eu mal à intégrer. Sa main passe sur le visage du blessé, et lui ferme les yeux. Cet homme aurait été l’un des derniers témoins de cette bataille sur les Plaines de Fer.
Le Jisetsu reste silencieux. Et cache l’espace d’un instant ses yeux embrumés derrière une main tremblante … .