Le vaste horizon de Ta no Kuni s'étalait aux pieds de Seito, Ineko et Bibi. Les trois voyageurs arrivaient enfin à destination, après un long voyage en bateau. Depuis Marutagoya, ils avaient traversé les mers et contourné Tetsu no Kuni dans une embarcation marchande, afin d'éviter de se faire repérer. S'ils n'avaient pas encore eu à souffrir de la guerre entre le Shûkai et son voisin, ils ne devaient tout de même pas oublier qu'ils restaient des cibles privilégiées pour qui voudrait mettre à mal l'Empire. La discrétion et l'anonymat en voyage étaient de mise. Et même si le confort devait en être lésé, ça valait toujours mieux que de risquer sa vie. C'était une réalité dont étaient conscients les trois Shûkaijins, et s'ils avaient pris le risque de quitter Taki, c'était dans un but qui leur tenait tous trois à coeur, quoi que pour des raisons différentes.

Pour Bibi, doctoresse, médecin légiste à Tsuchi et détachée pour prendre soin de Seito et examiner cette maladie dont il souffrait, c'était l'occasion d'observer son patient en plein effort, et de développer de nouvelles méthodes de traitement. Même si elle semblait réticente à ce voyage, de prime abord, il était certain qu'elle trouverait sur les terres de ce pays encore mystérieux, puisque situé par-delà des frontières hostiles, de quoi enrichir son savoir. Pour Ineko, c'était l'espoir de la guérison de son maître, qu'elle estimait au plus haut point, et qu'elle souhaitait voir se remettre de son mal plus que tout. Elle s'efforçait de le traiter aussi bien que possible quand il lui revenait de soulager ses souffrances suite à une crise, mais elle savait qu'elle ne pouvait pas éradiquer la maladie à elle seule. Aussi voyait-elle en ce voyage l'occasion inespérée de trouver un remède adéquat à la situation.

Seito, lui, laissait au second plan son rétablissement. Bien qu'il se souciât de sa santé, il n'avait fait que l'utiliser comme un prétexte pour pousser ses deux camarades à l'accompagner. Car s'il aimait bien les voyages, il les préférait en bonne compagnie. Et quelle meilleure compagnie que celle que l'on se choisit ? Non, ce qui avait attiré le Shuhan dans ces terres somme toute assez reculées des grands bouleversements du Yuukan, c'était sa curiosité. Celle qui l'avait poussé, dans un premier temps, à quitter les siens pour explorer le vaste monde. Et bien ce même élan lui était revenu, plus fort que jamais, et il était bien disposé à s'y abandonner. S'il y voyait une occasion de satisfaire ses besoins intellectuels, c'était également pour lui un pèlerinage en quête de puissance.

Il s'était documenté, notamment grâce aux divers ouvrages qui avaient été envoyés à Itabei pour bientôt garnir les étagères de la bibliothèque encore naissante. A la suite de ces recherches, il avait trouvé les traces d'un clan, ou plutôt d'un groupe d'hommes qui se faisaient appeler les Kiezan, et qui habitaient Ta. Dès lors qu'il avait mis le doigt sur cette piste, il en avait déroulé le fil jusqu'à tarir toutes les sources qu'il avait pu trouver. A la lumière de ces enseignements, il avait réussi à définir une image assez nette des Kiezan. C'étaient des moines qui vivaient en communauté, dans le respect d'un dogme dévoué à un dieu unique, Maskine. Ils utilisaient leur foi comme arme, et ce qui les avaient vus combattre rapportaient que leur divinité leur prêtait ses mains au moment où ils en avaient besoin.

Seito était plus sceptique à ce dernier sujet, et il était de ceux qui ne voyaient là qu'une simple utilisation du chakra, quoique certainement particulièrement technique, sans aucun rapport avec un dieu. Aussi en était-il arrivé tout naturellement à la conclusion que si ces moines parvenaient à maîtriser leur chakra d'une aussi brillante façon, il le pouvait lui aussi. Et alors, les engrenages de son esprit, ses petites cellules grises, l'avaient d'eux-mêmes poussé à entreprendre ce voyage en quête des meilleurs professeurs en la matière: les moines de Maskine. Si Seito n'avait aucune intention de se convertir à quelque religion que ce soit, il était déterminé à devenir détenteur du secret de la Lumière qu'utilisaient les Kiezan.

Mais tout cela, il l'avait tu à ses camarades de voyage. Elles n'en savaient rien, et l'avaient suivi en croyant que lui aussi aspirait à la simple guérison. Il est vrai, après tout, que les moines de Maskine étaient également réputés pour leurs talents de guérisseurs, une capacité qui avait été bien utile à Seito dans le processus de persuasion de Bibi, notamment. Sans ça, il doutait d'avoir pu réussir à la convaincre de l'accompagner aussi loin du Shûkai. Elle ne semblait pas être de ces femmes qui ont l'habitude de voyager, mais si elle avait consenti à faire partie de l'expédition, Seito ne doutait pas que ce fût également du fait de son maître, Hoheinheim. Après tout, c'était lui qui avait employé la doctoresse. Elle devait déjà l'avoir mis au courant du "pèlerinage vers le salut".

Sitôt le pied à terre, dans le port de Tahori, principale ville portuaire du pays, les compagnons s'empressèrent de quitter la ville. Ils étaient déjà chargés de tout le nécessaire pour mener à bien le voyage, aussi n'avaient-ils aucun besoin de s'attarder dans des endroits trop fréquentés, et où il savaient déjà qu'ils ne trouveraient pas trace de ceux qu'ils cherchaient. Non, leur objectif était tout autre. Ils se dirigeraient très logiquement vers le Temple de Maskine, à l'Est des rizières qui recouvraient la majeure partie des terres de Ta. Pour ce faire, Seito avait proposé un itinéraire qui avait été vite adopté par ses deux gardes-malade. Ils longeraient la frontière orientale, traversant la San'rin Kichokam vers le Mont Hiodoru. Là, ils pourraient se ravitailler en provisions dans la ville de Kilakoshi avant de poursuivre leur expédition vers le Sud, jusqu'à arriver au Temple de Maskine.

Déjà, ils passaient les portes de Tahori. Après un jour de marche, ils s'enfonçaient dans les profondeurs de la forêt. Seito n'avait été sujet à aucune crise pendant le voyage, ce qui ne lui faisait que plus redouter celle qui arriverait bien à un moment où à un autre. La maladie semblait avoir guetté la présence de deux personnes qualifiées dans les arts médicaux. Elle devenait perfide, et nul doute qu'elle était en train de planifier une prochaine offensive plus violente que jamais. Mais, Ineko et Bibi à ses côtés, et les moines n'attendant que lui, Seito était convaincu qu'il pourrait faire face à son mal.

Le scepticisme plus qu'évident de Bibi faisait sourire Ineko et Seito. Ils avaient bien deviné que la doctoresse était sceptique quant à l'existence de Maskine. Sans doute était-elle sceptique quant à l'existence de n'importe quelle divinité, d'ailleurs. Elle devait être de ces scientifiques qui se bornent à la réalité qu'ils peuvent démontrer, et qu'ils savent à portée d'esprit humain. Rien de mal à cela, cependant Seito, en grand prêcheur de tolérance et de mixité, se figurait que la science n'avait rien à envier à la religion, et inversement. Ces deux dogmes devaient se compléter, et non pas s'opposer, dans le but de créer un esprit supérieur, véritablement puissant puisque sage dans tous les domaines, aussi bien spirituels que savants. Ce que l'homme ne parvenait pas à démontrer après plusieurs tentatives répétées, ce qu'il ne parvenait pas à prouver après avoir fait tout ce qui était en son pouvoir, alors il pouvait l'attribuer à une force supérieure, inatteignable sinon par la pensée: une divinité.

Mais laissons là ces considérations, et revenons plutôt à l'expédition de notre trio, maintenant arrêté à l'orée de la forêt. Seito et Ineko avaient consenti à la demande de Bibi. Ils avaient établi un camp de halte, où ils passeraient peut être la nuit. Déjà, derrière les cimes des plus hauts troncs, le soleil cachait timidement ses rayons. Il valait mieux ne pas envisager de reprendre la route maintenant, ce serait voyager de nuit. Or, sous la garde rapprochée de ses deux médecins attitrés, Seito ne pouvait pas se permettre de perturber son cycle de sommeil. Pas comme il avait l'habitude de le faire, en tout cas.

Seito alla s'asseoir sur une souche, à côté d'Ineko. Elle comme lui n'étaient pas fatigués outre mesure. Ils avaient l'habitude de la marche aussi intensive, puisqu'elle était le lot du Shinobi entraîné. Cependant, ils comprenaient et acceptaient que ce ne soit pas le cas de Bibi. Aussi avaient-ils décidé d'un commun accord de s'adapter au rythme de cette dernière. Qui peut le plus peut le moins, non ? Il ne fallait laisser personne en chemin, et ce voyage devait tout de même profiter à tout le monde. Autant le rendre agréable pour tout le monde, alors. Seito prit la boulette de riz qu'Ineko lui tendit, et commença à manger calmement.

"Dites ... Vous pensez qu'ils sont dangereux, ces moines ? D'après ce que j'ai pu entendre, ils se montrent assez hostiles à la civilisation.

-Ah, la civilisation ... C'est une notion bien étrange. Je pense que s'ils cherchent à s'en éloigner, c'est pour une raison bien précise, qui doit sans doute relever du domaine spirituel. Mais je ne pense pas qu'ils soient particulièrement dangereux pour nous. Quelles raisons auraient-ils de nous attaquer ? Nous ne sommes que des voyageurs qui venons quémander un peu d'aide, voilà tout."

Ineko sembla satisfaite par cette réponse, et elle se remit à mâchonner sa propre boulette, sans plus poser de question. Seito se leva, et se dirigea vers Bibi.

"Le voyage se passe bien, docteur ? A ce rythme, nous devrions être arrivés au temple d'ici trois jours, quatre dans le pire des cas. Inutile de se presser plus que de raison, donc. Profitons du paysage et de l'air frais d'un pays étranger. A vrai dire, je ne sais pas si c'est ça ou l'air marin, mais je me sens étonnamment bien depuis que nous sommes partis de Taki. Espérons que ça dure."

Il ponctua ses paroles d'un léger sourire comme il avait l'habitude de le faire quand il s'agissait de rassurer quelqu'un. Il était assez bon, à ça.

Finalement, une fois cette revue des troupes effectuée, il s'écarta un peu du groupe pour tourner son regard vers l'intérieur de la forêt. Avec la nuit tombante et la lumière déclinante, il était de plus en plus difficile de distinguer ne serait-ce que la silhouette des troncs. Une brume légère commençait à se lever, et donnait à la sylve une aura étrange, mystique en un sens, et assez effrayante. Des bruits lointains s'élevaient au-dessus des feuillages, avant de mourir dans l'air frais. Les sous-bois se parfumaient délicatement des senteurs forestières. Humus, mousses, champignons peuplaient cette dimension olfactive du mieux qu'ils le pouvaient, le temps étant venu de leur règne silencieux. Quelques silhouettes, ombres à demi effacées par l'obscurité, semblaient se précipiter d'arbre en arbre, hantant la forêt de leur présence fantomatique.

Seito plissa les yeux. Il lui semblait avoir discerné une forme particulière, presque ... humaine. Il s'approcha d'un pas, mais s'arrêta net. Sa respiration s'était soudain faite haletante. Il avait déjà deviné ce que ça présageait, et son sang venait de se glacer dans ses veines. Une douleur aiguë à la poitrine lui confirma ses angoisses. Il revint d'un pas haletant vers les deux doctoresses, visiblement aussi préoccupées que lui de son état. Déjà, Ineko se précipitait à son secours, faisant reluire ses mains de son chakra. Seito commença à tousser. Sa gorge s'enflammait un peu plus de douleur chaque seconde. Il avait l'impression qu'on le forçait à avaler des cailloux qui lui râpaient la trachée et raclaient ses sinus. Ses oreilles sifflaient, il n'entendait rien sinon les voix précipitées d'Ineko et de Bibi. A demi inconscient, il porta la main à son nez, et sentit très nettement, malgré l'engourdissement de ses nerfs autres que ceux de sa gorge, le contact d'un liquide chaud.

"Poussez-vous ! Laissez-moi faire !"

Une voix inconnue avait surgi. Seito s'efforça de distinguer le visage de cette nouvelle personne, mais il ne parvint qu'à apercevoir distraitement un crane chauve, et un long manteau blanc. Peu après, il recevait un violent coup au niveau du plexus, qui stoppa instantanément sa toux. Il resta conscient un instant, les yeux vacillants, avant de s'évanouir pour de bon.

Ineko et Bibi considérèrent un instant le corps inanimé de Seito, puis tournèrent le regard vers le nouveau venu, calme, serein, mais la mine grave.

"Vous ... Vous l'avez tué ?"

Le chauve tourna ses grands yeux perçants vers Ineko, et sourit. C'était un de ces sourires comme n'en font que les grands-pères. Un sourire chaleureux, qui ne peut pas être faussé ou imité.

"Non, jeune fille, je ne l'ai pas tué. J'ai seulement arrêté sa toux, qui était sacrément rude, d'ailleurs. J'ai vu que vous étiez capable d'utiliser des techniques médicales. Me permettriez-vous de rester avec vous pour la nuit ? Je ne dormirai jamais tranquille si je ne sais pas ce qu'il est advenu de ce jeune homme. Oh, je m'appelle Sesshu, porteur itinérant de la Lumière de Maskine, et, comme vous avez pu le constater, guérisseur à mes heures."

Ineko jeta un regard inquiet vers Bibi. Celle-ci avait cependant visiblement décidé de ne pas se mêler à la discussion avec l'étrange individu qui venait de faire irruption. La jeune fille s'en désolait, car elle aurait bien eu besoin d'un peu d'aide pour peser le pour et le contre. La charge d'une décision lui revenait manifestement. Elle devait choisir entre laisser cet homme veiller sur son maître, aux risques du reste du groupe, et le faire partir, aux risques de son maître. De toute évidence, le colosse avait des compétences médicales qui, si elles n'était pas communes, semblaient néanmoins assez efficaces puisqu'il était parvenu à stopper instantanément la toux de Seito. Mais qui pouvait dire s'il n'allait pas se retourner contre les deux femmes, et les agresser avant de les piller ?

Face au doute, Ineko avait besoin de se tourner vers une entité supérieure, quelqu'un qu'elle jugeait comme apte à prendre les bonnes décisions. Cette figure s'imposait dans son esprit sous les traits de son maître. Or, celui-ci était maintenant inconscient. Elle décida donc de se raccrocher à ce qu'il lui avait enseigné: les moines étaient pacifiques, à la condition qu'on ne les agresse pas. Jusqu'à présent, ils n'avaient rien fait de mal, pour autant qu'elle en savait.

"C'est d'accord, vous pouvez rester avec nous pour la nuit. Après, tout dépendra de l'état dans lequel se réveille mon maître. Marché conclu ?"

Le moine hocha la tête en signe de consentement. Puis, il déchargea de son épaule le sac de toile qu'il portait jusque-là, et s'assit en tailleur à côté de Seito. Après avoir ôté son large et épais manteau blanc, dont il couvrit le corps du malade, révélant un habit d'un noir d'encre, il ferma les yeux et sembla plonger dans une profonde méditation dont on n'aurait su le tirer.

Ineko, elle, se rapprocha de Bibi. Celle-ci s'affairait à préparer quelque sorte de breuvage. Le bruit de son mortier et de ses instruments sembla interpeller le moine, puisqu'il ouvrit un oeil immense, qu'il tourna vers les deux femmes, et d'une voix caverneuse il donna cette instruction:

"Jusqu'à ce qu'il se réveille, je veux qu'il ne mange ni ne boive quoi que ce soit. Si vous voulez lui administrer quelque chose, attendez son réveil."

Et sur ces mots, il replongea dans sa transe.

Ineko se recroquevilla sur le tronc mort qui lui servait de siège. La nuit était complètement tombée, maintenant. Si elle ne voulait pas trop souffrir du froid, elle devait s'activer un peu. Elle ramassa quelques morceaux de bois sec qui traînaient autour de leur camp de fortune, les rassembla, et y mit le feu à l'aide d'un petit briquet. Très vite, les flammes s'élevèrent et ce fut un bon petit feu de camp qui éclaira vaillamment la clairière. Ceci fait, Ineko retourna auprès de Bibi.

"Je ne sais pas vous, mais je n'ai pas trop confiance en cet homme. Mettons en place un tour de garde, pour le surveiller. Allez dormir un peu, je prends la première moitié de la nuit."

Elle reprit sa place sur le tronc, et s'enveloppa dans un manteau. Puis, elle fixa son regard de lionne sur le colosse, et ne le lâcha pas des yeux pour le reste de son tour de garde.

Elle se demandait quels secrets pouvait receler cette silhouette massive. Il était, de toute évidence, de ces religieux qui faisaient justement l'objet de leur quête. Son maître serait certainement ravi de le voir à son chevet à son réveil, mais pour l'heure elle n'avait pas du tout confiance en cet individu. D'autant plus que s'il décidait de passer à l'attaque, pour quelque raison que ce soit, elle serait la seule personne en état de défendre son maître et Bibi. Même si elle estimait au plus haut point les compétences médicales de sa camarade, elle se doutait bien qu'elle n'excellait pas autant dans les arts martiaux. Il lui revenait donc la charge de protéger ses compagnons. Et face à un adversaire de cette allure, elle doutait de pouvoir faire quoi que ce soit d'efficace.

Elle rumina ces pensées pendant une bonne partie de la nuit, jusqu'à ce que Bibi ne vienne la réveiller pour prendre sa place. Le moine n'avait pas bougé d'un cil. Seule sa respiration lente, mesurée et profonde troublait l'immobilité de son corps. Ineko lui jeta un dernier regard, avant de s'endormir.

Son réveil se fit en même temps que celui de son maître. Le moine n'avait pas bougé, si ce n'est qu'il avait ouvert les yeux. Un sourire tranquille baignait son visage. Seito fronça les sourcils avant d'ouvrir les paupières, et poussa un léger gémissement. Il essaya de se redresser, mais le colosse lui posa doucement sa gigantesque main sur le torse, l'empêchant de faire le moindre mouvement.

"Vous devez rester allongé, pour l'instant. D'ici une heure ou deux, toute douleur devrait avoir disparue, et vous pourrez vous relever."

Seito fronça à nouveau les sourcils à la vue de ce visage inconnu et à l'écoute de cette voix si peu familière. Cependant, le déclic se fit bien vite dans son esprit, et il finit par reconnaître la forme qui l'avait violemment frappé pendant sa crise.

"Est-ce que je vous dois la vie ?

-Peut être pas. Je ne connais pas assez bien votre mal pour vous le dire. Mais vous souffrez beaucoup, jeune homme. Fort heureusement, vous voyagez en plutôt bonne compagnie."

Seito redressa légèrement sa tête, et aperçut les visages de Bibi et d'Ineko, visiblement toutes deux soulagées de le voir à nouveau conscient. Il leur adressa un léger sourire, avant de reporter son attention vers le colosse.

"Qui êtes-vous ?

-Une sorte d'ermite vagabond. On m'appelle Sesshu. Je suis un moine de Maskine, mais j'ai laissé derrière moi la sédentarité. Peut être connaissez-vous notre communauté, les Kiezan ? Nous sommes des guérisseurs, à l'origine. Je voyage à travers le pays pour prodiguer des soins à ceux qui en ont besoin. Vous avez eu de la chance de croiser ma route, jeune homme."

Seito resta un instant muet, trop interpellé par la chance qu'il semblait avoir. Il n'avait pas même eu besoin de pousser le voyage jusqu'au temple des Kiezan que l'un d'eux se présentait déjà à lui, dans les meilleures dispositions qui soient, a priori.

"Que diriez-vous de partager notre repas et notre compagnie pour aujourd'hui ? Je ne peux vous remercier que comme ça, présentement, mais ce serait un honneur de vous avoir parmi nous."

Qu'il ne voulut pas le voir ou qu'il l'ignora tour simplement, Seito ne remarqua pas qu'Ineko s'était rapprochée de Bibi et qu'elle avait eu un léger frisson en entendant la proposition que son maître venait de faire au moine.

"Très bien, j'accepte. J'aurai tout le loisir de veiller sur vous, ainsi.

-Dans ce cas, c'est une affaire faite. Laissez-moi le temps de me remettre sur pieds, et nous aurons l'occasion de discuter plus amplement. Je crois que nous avons beaucoup à nous dire."

L'heure suivante, Seito la passa alité. Le colosse, qui se nommait Sesshu, selon ses propres dires, resta à son chevet. Tous mangèrent un repas somme toute assez frugal, particulièrement celui du moine, mais revigorant. Ils avaient étudié leur paquetage de façon à ne prendre que le minimum d'affaires, nourriture comprise. Aussi, celle qu'ils avaient emportée avait-elle été choisie pour son caractère particulièrement nourrissant et nutritif. Seito ne souffrit donc en aucun cas de la faim, ni d'une nutrition insuffisante. En une heure, il sentit toutes ses douleurs, courbatures et autres tensions musculaires disparaître progressivement. Il put finalement se remettre sur pieds, et faire quelques étirements.

Agréable sensation que celle de pouvoir retrouver un libre usage, dénué de douleur, de ses membres après les avoir éprouvés jusqu'à la douleur la plus atroce. Bien que sa gorge lui fît encore un peu mal, probablement encore irritée par les quintes de toux qui l'avaient secouée la veille, Seito se sentait parfaitement bien, frais et dispo pour une nouvelle journée de pérégrination, sans doute, sur les terres de Ta. Cependant, ses projets n'allaient pas dans ce sens, du moins pas dans l'immédiat. Il était curieux de savoir ce que ce moine salvateur avait à lui apprendre sur les siens, et surtout sur cette étrange technique qu'il avait utilisée pour stopper net son accès de toux. Cela relevait certainement d'une forme de connaissance médicale, Seito n'en doutait pas, mais il était également convaincu qu'il y avait quelque maîtrise particulière du Taïjutsu derrière un geste si précis et si risqué. Le moine semblait bienveillant, il était peu probable qu'il ait pris le risque de faire du mal à Seito s'il n'était pas pleinement sûr de lui. La question était de savoir d'où il tirait cette ressource si précieuse.

Une fois ses étirements faits, Seito se tourna vers le colosse.

"Que diriez-vous d'une petite promenade à travers bois ? Il n'y a pas mieux pour moi, je pense, qu'un petit exercice de marche pour retrouver pleinement l'usage de mes jambes. Accompagnez-moi, nous parlerons en chemin."

Le moine acquiesça en s'inclinant légèrement. Seito lui sourit en réponse, et s'approcha d'Ineko et Bibi.

"Nous partons nous promener un peu. Nous devrions être de retour d'ici une heure ou deux. Il s'agit simplement de me délasser les jambes, ne vous en faites pas. On se revoit bientôt."

Seito sourit doucement à Ineko, comme il savait le faire quand il sentait sa désapprobation. Celle-ci, d'abord renfrognée, se radoucit un peu face à cette arme qu'elle savait fatale pour elle, mais qu'elle ne pouvait pas contrer, malgré toute la bonne volonté qu'elle y mettait. Elle se résigna finalement, et s'inclina.

"Madame la doctoresse, profitez de ce repos bien mérité. Il nous reste beaucoup de marche jusqu'au Temple, et vous devriez profiter d'une halte comme celle-là pour vous préparer pleinement à la suite. A tout à l'heure, donc."

Et il fit volte-face et rejoint Sesshu, laissant les deux femmes seules dans la clairière.

Ils prirent un sentier qui sinuait entre les troncs, bordé de fougères et de chèvrefeuille. Les senteurs de la forêt se déployaient dans leur plus pure essence, c'est à dire dans leur magnificence la meilleure. L'humus laissait s'échapper de sa croûte moelleuse, sur laquelle les pieds s'écrasaient, une forte odeur de terre. Les branches répétaient en écho les chants de quelques oiseaux s'éveillant à peine et faisant leurs exercices vocaux du matin. Il n'y avait cependant pas trace d'animaux, pas même une silhouette aperçue au loin en train de traverser à toute allure les bois, à la recherche de quelque proie. L'air était légèrement humide. Les feuilles des bosquets rutilaient à la lumière du soleil, qui ne filtrait à travers les plus hauts feuillages qu'en quelques rares points.

Seito engagea bien vite la conversation, excité qu'il était d'avoir eu l'aubaine de rencontrer aussi vite un de ces moines qu'il recherchait.

"La façon dont vous avez arrêtée ma toux, l'autre soir ... J'imagine qu'il s'agit d'une technique particulière, n'est-ce pas ?

-En effet. C'est une certaine forme de médecine que j'ai eu l'occasion de développer, durant mes longues années de pratique.

-Parmi les Kiezan ?

-Principalement, oui. Mais j'ai commencé, il y a quelques temps de cela, une carrière en solitaire, si j'ose dire. La vie moniale ne me convenait plus, et j'avais l'impression de m'éloigner des premières préoccupations des Kiezan, à savoir ...

-Des guérisseurs.

-Exactement."

Ils marchèrent encore un peu, en silence, avant que Seito ne pose une nouvelle question:

"Je me suis renseigné sur les moines de Maskine. A vrai dire, notre expédition avait pour objectif final le Temple.

-Que recherchez-vous auprès de moines solitaires que la vie à la ville n'a pas su vous donner ?

-Un remède à une maladie inexpliquée et inexplicable, semble-t-il.

-Ainsi vous cherchez la foi en Maskine ?

-Non pas. Seulement un remède."

Seito crut discerner un léger sourire sous la barbe épaisse du moine, mais peut être était-ce un effet de lumière.

"Sachez, jeune homme, que les moines ne peuvent agir directement que sur ce qui baigne dans la lumière de Maskine. C'est à partir d'elle que nous façonnons notre sagesse, nos dogmes et ...

-Vos méthodes de combat."

Sesshu s'arrêta à ces mots.

"Vous semblez bien renseigné sur les Kiezan, jeune homme.

-J'ai fait des recherches.

-Quel est le but de votre quête ?

-Un remède, je vous l'ai dit.

-Non, vous mentez. Ou plutôt, vous déguisez une vérité sous une autre."

Seito hésita un instant. Il avait été pris de court, et ne comptait pas aborder les choses aussi brusquement. Cependant, il semblait que la situation le forçât à improviser.

"De la puissance. Je suis venu apprendre les arts de combat des moines de Maskine."

Sesshu sourit à nouveau, cette fois très distinctement.

"Vous rejetez la foi en Maskine et vous voulez devenir un de ses adeptes ?

-Non, pas de votre dieu. Je veux seulement connaître le secret de la force des Kiezan, celle qui leur permet de se battre, qui est décrite par les quelques adversaires qui y ont réchappé comme une lumière étrange, d'une aura incompréhensible.

-Ce que vous me décrivez, jeune homme, c'est précisément la Lumière de Maskine. En un mot, la force de notre dieu prêtée à ses disciples pour qu'ils se défendent. Elle est intimement liée à notre foi. Vous comprendrez qu'il m'ait semblé amusant que vous désiriez l'acquérir sans vous corrompre sur le plan de la spiritualité."

Seito repris la marche, à pas lents. Il était déçu, véritablement. Il s'attendait à pouvoir accéder à ce savoir-faire martial sans avoir à tremper dans quelque religion que ce soit, d'autant plus qu'il n'avait aucune affinité particulière avec les dogmes des Kiezan. Il devait pourtant bien rester une solution pour apprendre à utiliser cette Lumière ...

"Admettons que j'accepte de suivre les enseignements de Maskine. Combien de temps me faudrait-il pour manipuler correctement la Lumière ?

-Eh bien, en suivant la voie classique, environ dix ans ..."

Nouvelle déception.

"Et la voie non-classique ?"

Sesshu sourit, encore une fois.

"Cela dépendra de vous. Ca peut aller d'un jour à ... jamais. Si vous suivez la voie détournée, vous pourriez tout autant mourir avant d'atteindre l'Illumination."

Seito fronça les sourcils. Il s'était dit qu'il pourrait toujours feindre d'avoir foi en Maskine, sans pour autant véritablement croire en la divinité. Il ne s'agissait après tout que d'une certaine forme d'esprit. Pour quelqu'un de rationnel comme lui, il pourrait tout à fait dénouer sa maîtrise du chakra avec celle de son esprit, et ainsi maîtriser la Lumière sans se soumettre à une foi particulière.

"Très bien. Apprenez-moi."

Ils arrivaient dans une clairière au pied d'une colline. Devant eux, une bouche s'ouvrait dans le flanc de la bute. Sesshu s'approcha de l'entrée de la grotte, y jeta un coup d'oeil, et se retourna vers Seito.

"Alors, je vais vous enseigner."

Ineko vit le moine rentrer seul de la promenade. Aussitôt qu'elle constata que Seito n'était pas à ses côtés, son sang se glaça dans ses veines. Elle courut en direction du colosse, prête à combattre s'il le fallait. Elle lançait déjà son poing en direction du visage du moine quand il l'arrêta d'une main puissante.

"Qu'est-ce que vous lui avez fait ?!

-Rien.

-Répondez ! Où est-il ?!

-Calmez-vous, je vous prie, il n'y a ...

-Arrêtez d'essayer de m'embrouiller et répondez-moi ! Dites-moi ..."

Elle fut stoppée net dans son cri. Sesshu l'avait plaquée au sol d'un genou, et sa carcasse massive brillait maintenant d'une lumière inquiétante.

"Votre maître va bien. Il est en train d'apprendre les arts des moines, seul. Il ne doit, et ne peut être dérangé sous aucun prétexte. Il a voulu lui-même se livrer à l'exercice. Vous ne pouvez pas remettre son engagement en question."

Ineko était terrifiée. Sa peur lui faisait oublier la douleur du genou du moine écrasant sa nuque.

"Je ne peux pas vous prouver ce que j'avance, vous devez simplement vous en remettre à ma bonne foi. Mais pensez à cela: vous craignez que j'aie tué votre maître. Pourquoi aurais-je fait cela quand je lui sauvait encore la vie hier ?"

A ces mots, le moine relâcha la pression qu'il exerçait toujours sur Ineko, et la lumière dans laquelle il baignait s'estompa. Il s'éloigna des deux femmes, et alla s'asseoir, seul, sur une souche. Ineko, tremblant encore de ses émotions, se redressa et s'appuya à un tronc. Elle était haletante. Son esprit était embrouillé. D'une part elle avait envie de croire le moine, car ses arguments étaient sensées. D'autre part, ses sentiments et son intuition lui disaient que Seito était en danger, en grave danger.

Elle se tourna, désespérée, vers Bibi. Ses yeux étaient humides de larmes.

Ineko appréciait les gestes affectueux de Bibi. Elle se sentait moins seule, ainsi, même si elle aurait largement préféré savoir son maître à ses côtés. Ce n'était, finalement, qu'une maigre consolation, mais une consolation, tout de même. Le ver de l'inquiétude continuait à faire son chemin dans ses entrailles, dévorant chaque minute un peu plus de l'espoir qu'elle mettait de côté de voir devenir vite Seito au sein du groupe. Qui sait à quels exercices absurdes il était en train de se livrer ? D'autant plus que s'ils avaient été dictés par ce moine plus qu'étrange, il y avait de quoi s'inquiéter sur la sécurité du Shuhan. Ineko but une gorgée du café que Bibi lui avait apporté. Etait-ce le seul liquide chaud qui la fit se sentir un peu mieux ? Toujours est-il qu'elle se détendit presque instantanément, et qu'elle se sentit tout à fait disposée à se joindre à la conversation qui avait été entamée entre la doctoresse et le moine.

Elle se rapprocha discrètement d'eux, curieuse. Elle finit par entendre des bribes de conversation.

"Pardonnez-moi, jeune fille, d'avoir été aussi rude avec vous. Je dois dire que vous m'avez pris de court, et je n'aurais certainement pas dû réagir aussi brutalement."

Ineko s'arrêta immédiatement. Elle pinça les lèvres, gênée. Si quelqu'un devait s'excuser, à vrai dire, c'était plutôt elle. Sauter comme elle l'avait fait sur le moine ... Ce n'était décemment pas une attitude correcte. Sans doute la crainte, la colère, la peur l'avaient poussée à se ruer ainsi, toutes griffes dehors. Elle s'en voulait d'avoir agi sur un coup de tête.

"Non, c'est moi. Pardon ..."

Après avoir entendu des excuses de la part du moine, elle se sentait plus disposée à le considérer comme humain et, pourquoi pas, comme un camarade. Après tout, ils étaient tous dans la même situation, à attendre que Seito refasse surface. Simplement, le moine savait ce qu'il était en train de faire, pas les deux femmes.

"Pour répondre à votre question, docteur, tout dépend de votre compagnon. Il pourrait revenir d'ici une heure, ou deux, ou des jours. Il pourrait tout aussi bien ne jamais revenir, et mourir pendant l'exercice."

Ineko sentit à nouveau son sang se glacer dans ses veines, et la sympathie qu'elle s'était efforcée d'éprouver pour le moine s'effilocher.

"Dites-nous ce que c'est cet ... exercice que vous lui faites faire.

-Très bien. Mais sachez que c'est de son propre chef qu'il s'y est livré, et que je n'ai rien fait pour l'y pousser."

Sesshu prit une longue inspiration. Il n'avait pas touché à sa tasse, toujours posée sur la souche, à ses côtés.

"C'est un exercice inscrit dans la tradition des moines, quoique très peu usité. Au cours de mes nombreuses années de pratique, je ne crois pas avoir jamais connu quiconque qui s'y soit livré. Moi-même, je n'en ai pas eu besoin, ni envie. C'est une façon tout à fait particulière de s'éveiller à la Lumière de Maskine, qui permet d'éviter des années d'éveil lent.

"Matériellement, votre compagnon est enfermé dans une grotte que j'ai scellée moi-même. Il lui est impossible d'en sortir, à moins qu'il ne détruise le rocher qui en bloque l'entrée à l'aide de la Lumière. On dit que les plus grands maîtres des arts de Maskine se sont donnés à la Lumière au terme d'exercices comme celui-ci. Mais de nombreux aspirants ont également succombé durant cette épreuve. Morts de froid, de faim, de soif ... Lorsqu'on rouvre les grottes, des années plus tard, on les retrouve généralement naturellement momifiés."

Ineko frissonna à nouveau. Elle n'avait, à vrai dire, pas vraiment envie de s'imaginer son maître fossilisé.

"Combien ont réussi l'exercice ?

-Très peu. Des élus, seulement, et ils furent rares.

-Et mon maître ... Vous pensez qu'il peut réussir ?

-Tout le monde le peut. Il suffit de s'ouvrir spirituellement. Votre maître ... Tout dépend de lui, en somme."

Un long silence suivit ces dernières paroles, seulement interrompu par le léger bruit du vent dans les branches.

"Racontez-nous votre histoire. Vous devez avoir beaucoup à dire. Comment êtes-vous devenu un moine, pourquoi, et comment ?"

Sesshu resta muet un instant. Ses yeux se fixèrent sur la cime des arbres, pour ne plus s'en détacher. Après quelques minutes de silence, il commença à raconter:

"Je suis né il y a longtemps, des décennies, dans un petit village d'un pays voisin. J'étais le fils aîné d'une famille reconnue comme riche, puissante, et dominatrice. Ses voisins la craignaient, ses alliés la respectaient solennellement. C'était une famille de guerriers. J'ai donc été élevé dans la plus pure tradition martiale. Et j'étais doué, il faut le dire. Je faisais le ravissement de mes maîtres et de mes parents, qui voyaient en moi le fleuron de leur armée, et l'espoir d'une longue lignée d'héritiers. Moi aussi, j'aimais ce rôle que je jouais. J'étais important, et je gagnais chaque jour en puissance. L'avenir me tendait les bras.

"J'ai vite été marié à une fille d'une maison alliée, pour sceller dans le marbre cette amitié. Une femme gracieuse, belle, intelligente. Nous nous sommes aimés tendrement, et nous avons eu un fils vigoureux autant que je l'avais été à son âge. Je trouvais dans ma famille toute la tendresse dont j'avais besoin, et à mon tour je voyais en mon héritier l'assurance de longues générations aussi prospères pour mon clan.

"Un jour, je fus envoyé en commandement d'une troupe pour mener un assaut contre une famille ennemie. C'était un guet-apens, et nous fûmes pris en tenaille. Tous mes hommes moururent vite, ou ne tardèrent pas à le faire. Seul, je restais vivant, caché sous un tas de cadavres fumants, à demi-inconscient. Quel homme peut prétendre ressortir indemne d'une épreuve comme celle-ci ? Aussi heureux que j'ai pu l'être, aussi équilibré que je me pensais être, je perdis l'esprit. Je commençai alors une errance qui devait me mener à parcourir les frontières, mendiant pour survire.

"En arrivant sur les terres de Ta, je n'étais qu'un misérable. Je tombai malade, et on me recueillit dans un bourg. Malgré tous les soins des villageois, je restais souffrant, et mes jours semblaient comptés. Mes les moines de Maskine arrivèrent au village pour faire leur visite mensuelle. Ils m'examinèrent et me soignèrent rapidement. Aussitôt, je pris la résolution de suivre ces bienfaiteurs, qui avaient su me tirer de l'abîme dans lequel je m'étais moi-même plongé. J'entrai dans leur monastère, et je commençai un long apprentissage de leurs arts et traditions, qui devait durer des années.

"Finalement, je décidai de quitter le monastère pour reprendre une vie de pérégrination. Mais cette fois, il ne s'agissait plus d'errance mais d'aide apportée à ceux qui en avaient besoin, comme on avait su m'en apporter."

Il s'arrêta sur une respiration. Ineko restait muette, frappée par tout le chagrin qui transparaissait de la vie de ce moine solitaire. Une sorte de solitude immense émanait de lui. Il était, en fait, terriblement seul, et l'avait toujours été. Mais comment lui exprimer sa compassion ? Par des mots ? Non, certainement pas. Les mots étaient fluets, dans ce genre de situation, et volatiles.

La jeune femme resta donc muette, tête baissée. Elle avait de plus en plus honte d'avoir mal jugé, de prime abord, le moine.

Sesshu ne s'attendait pas à entendre si vite le bruit de la victoire. Cette explosion, qui déchira le silence de la forêt de part en part, c'était pour lui le signe qu'il avait amené une nouvelle âme dans la lumière de Maskine. Alors qu'Ineko et Bibi se précipitaient déjà vers la source du bruit, lui resta immobile, et ferma les yeux. Un sourire calme s'affichait sur son visage. Il semblait serein. Il joignit les mains, et murmura:

"Merci de l'avoir fait sortir de l'abîme."

Il frappa ensuite trois fois dans ses mains, sauta à terre, se saisit de son bâton de marche, et prit lui aussi, quoique d'un pas beaucoup plus modéré que les deux femmes, le chemin de la grotte.

Ineko se laissa d'abord entraîner par Bibi. Elle ne savait pas comment interpréter cette explosion. Etait-ce un bon signe ? Cela voulait peut être dire que son maître s'était libéré de sa prison de pierre, et qu'il n'était plus en danger de par son isolement. Mais peut être cette explosion n'était-elle que le résultat d'un malheureux événement. Personne ne ressort indemne d'une explosion. Et le choc était si grand qu'il était plus que probable que Seito ne s'en soit pas sorti indemne ... Restait à savoir ce qui avait pu provoquer ce grondement sourd et soudain. Face à cette cruelle question, qui restait sans réponse jusqu'à arriver sur les lieux du choc, Ineko accéléra le pas. Plus tôt elle serait délivrée du doute et de l'angoisse, mieux elle se porterait.

L'entrée de la grotte était cachée par un tas de gravas encore fumants. Une montagne de trois mètres de haut, peut être, pour pas moins d'épaisseur. Si quelque chose était enfoui sous ça, il y avait peu de chances pour qu'il soit en vie. Et pourtant, un mouvement fit bientôt remuer la pile de rocs. Ineko eut une sueur froide. Elle se précipita au secours de cet être, qui qu'il soit, pour l'aider à se dégager. Elle repoussa autant de petits rochers qu'elle put, pour finalement dégager un homme, à demi-inconscient.

Elle crut reconnaître les traits de son maître, mais il semblait avoir changé. Horrifiée par cette métamorphose brutale, elle recula de quelques pas. L'homme se releva, s'appuyant sur les gravats pour trouver le soutien qu'Ineko lui avait refusé. Lentement, il se redressa. Ses cheveux semblaient plus longs. Sa tunique était déchirée par endroits, sans doute à cause de l'effondrement des petits rochers. Son visage était également couvert d'éraflures, mais ce n'était pas ça qui avait fait reculer Ineko. Elle n'avait simplement pas reconnu les traits de son maître. Il avait changé, physiquement, et lui-même semblait s'en étonner. Les mains qu'il regardait, il ne les reconnaissait pas comme les siennes. Quels étranges phénomènes s'étaient produits à l'intérieur de cette caverne ? Quelle étrange créature Seito, puisqu'il s'agissait bien de lui, pouvait-il y avoir rencontrée ?

"Vous avez réussi, jeune homme. Toutes mes félicitations. Vous baignez maintenant dans la Lumière de Maskine."

Seito tourna les yeux vers Sesshu, qui venait d'arriver dans la clairière. Un sourire tout aussi serein que celui qu'arborait le moine s'afficha sur son visage. Il hocha la tête en signe d'approbation. Son regard semblait lointain, comme si son esprit voyageait ailleurs, dans un autre monde. Ineko finit par s'approcher de lui. Elle posa une main tremblante sur son épaule, et sonda ce regard d'outre-monde. Seito la fixa doucement, lui transmettant tout le calme qu'il pouvait.

"Qu'est-ce qui vous est arrivé ?

-J'ai vu Maskine, et il m'a vu. C'est ça que vous vouliez que je fasse, non ?"

Sesshu hocha la tête en signe d'approbation.

"Je vais vous raconter. Mais d'abord, dites-moi: combien de temps ...

-A peine quelques heures. C'est un record, je crois.

-Vraiment ? J'ai pourtant eu l'impression que ça avait duré des années ...

-Quoi, "ça" ? De quoi parlez-vous ?

-De mon voyage.

-Quel voyage ? Vous n'avez pas quitté cette grotte !

-Ineko, tu dois te calmer. Regarde: je vais bien, je suis vivant et en plein possession de mes moyens. Tu ne dois pas t'inquiéter. Regarde ..."

Il prit la main de la jeune fille, et la posa sur sa propre poitrine. Elle sentit distinctement sous ses doigts des pulsations cardiaques, mais qui lui semblaient anormalement lentes. Elle frissonna, et retira aussitôt sa main.

"Je vais vous raconter. Dès que je suis entré dans la grotte, et qu'elle a été scellée derrière moi, j'ai commencé à réfléchir à une stratégie à adopter pour dompter la Lumière des moines. Je ne voulais pas admettre l'existence d'une déité comme Maskine. J'ai donc conclu que je pouvais arriver à manipuler la Lumière par ma seule maîtrise du chakra. J'ai fait des tentatives, pour extérioriser mon chakra et le manipuler, mais qui n'ont rien donné. Alors, j'ai réfléchi, posément, calmement. Dans l'ombre totale, il faut toujours chercher la lumière où on peut la trouver, c'est à dire en soi-même. Les moines sont des penseurs adeptes de la méditation, je l'avais lu. Aussi ai-je décidé de méditer à mon tour.

"Je me suis plongé dans mon esprit, et j'ai rassemblé tout ce que je savais et tout ce que j'avais pu imaginer à propos des moines de Maskine. Il me fallait faire la lumière sur cette Lumière en éliminant les éléments superflus et en ne gardant que le nécessaire. Epurer la pensée pour atteindre son objectif. Il ne m'est finalement resté des moines que deux idées centrales, fondatrices selon mes connaissances: ils sont des guerriers et des religieux. Alors, qui pouvait leur avoir apporté leur pouvoir sinon une divinité de la guerre, un dieu martial ? L'existence d'une entité comme celle-là, qui me paraissait jusqu'à présent corrompue, sinon impossible, m'est soudainement apparue comme une éventualité qu'il me fallait envisager pour comprendre le mode de fonctionnement des moines.

"J'ai creusé cette piste, et j'ai commencé à me forger l'image d'un dieu guerrier, qui pacifierait le monde par la guerre. Un dieu du tout et du rien, qui manipulerait le perpétuel recommencement du monde par la destruction et la reconstruction. En un mot, la paix et la guerre. Dans ce méandre de pensées, je l'ai aperçu. Pas une silhouette, ni une figure, rien de sensible par nos moyens purement humains, mais quelque chose de bien plus élevé de ... divin. J'ai vu Maskine et Maskine m'a vu. Il m'a placé sous le signe de ses guerriers, les gardiens de l'ordre du monde, porteurs de guerre et de paix. Je crois que j'ai utilisé la Lumière pour détruire le rocher qui bloquait l'entrée de la grotte, mais ...

-Oui, vous l'avez fait. C'était le seul moyen de dégager la voie. Et je vous en félicite, jeune homme. Bienvenu dans la communauté des moines de Maskine.

-Oh, je ne suis pas moine. Pas même religieux. Je suis un sceptique, je vous l'ai dit ? Maskine existe, et je le sais maintenant. Mais je ne suis pas un moine. Je suis un guerrier, un vecteur de son message. Il m'a vu, et m'a fait des siens. Je dois maintenir l'équilibre du monde, impossible de l'ignorer maintenant. Je dois ..."

Seito prononça quelques mots qui se perdirent dans un soupir, avant de se laisser retomber en arrière, inconscient. Ineko rattrapa sa tête avant qu'elle ne heurte les rochers.

"Pas d'inquiétude, jeune fille. Il a vécu un choc, aussi bien physique que mental. Laissez-lui le temps de revenir à lui-même par lui-même. Pour l'instant, mieux vaut le laisser dériver dans l'infini de ses rêves ... On raconte que c'est là que l'on trouve Maskine, généralement.

-Qu'est-ce que vous lui avez fait ?

-Rien. Il s'est révélé à Maskine, seul, de son propre chef. Vous l'avez entendu, son état présent, ses nouvelles capacités sont le résultat de son propre cheminement intellectuel. Et je dois dire qu'il a été rapide ...

-Mais ... Mais ..."

Sesshu ignora les plaintes d'Ineko, qu'elle-même n'arrivait pas à formuler, et reprit son bâton de marche. Il huma l'air, comme s'il y cherchait quelque chose, et prit une direction dans laquelle il commença à marcher.

"Vous ... Vous partez ?

-Je ne pense pas que vous ayez encore besoin de moi, si ?

-Et lui ? Que va-t-on faire de lui ? Qu'est-ce qui va lui arriver ?

-Ca, jeune fille, c'est un secret de Maskine. Mais je pense qu'il s'en sortira bien. Oh, dites-moi une chose: qui êtes-vous, et d'où venez-vous, vous trois ?

-Ukita Ineko, Bibi et Yôgan Seito, d'Itabei, à Taki no Kuni.

-Itabei ... Je pourrais bien ... Hmm ... Eh bien, adieu, peut être !"

Et il s'en alla.

Ineko reporta son regard sur son maître inconscient. Il respirait normalement, et semblait en parfait état. Il dormait, simplement.

"Je ... Je pense que nous devrions rentrer à la maison."

Elle n'avait pas besoin de regarder Bibi pour savoir qu'elle approuvait sa décision. Ineko chargea son maître sur ses épaules, et les deux femmes se dirigèrent vers le camp pour récupérer leurs affaires. Bientôt, elles reprendraient le bateau vers Marutagoya. Seito se réveillerait. Mais serait-il toujours le même ?

Certes, non.