Je balaye la zone du regard avant de descendre de ma monture spectrale. Je caresse machinalement l'encolure de la créature puis la scelle d'un mouvement brusque. Une nouvelle bourrasque se glisse entre les hautes herbes et provoque une onde gracieuse à la surface de cette océan de verdure. Je m'en émerveille un instant avant de poursuivre ma progression. Je franchis alors de lourdes grilles rouillées et tordues qui délimitaient l'entrée du cimetière. Aujourd'hui la végétation a envahi la plupart des allées. Certaines pierres tombales sont en ruines tandis que d'autres semblent continuer à défier le temps. Il y a longtemps que les gens ne viennent plus honorer ceux qui gisent ici. Ce qui ne signifie pas pour autant que les lieux sont inoccupés...

"Kyoukaisen!"

J'abaisse deux doigt en diagonal et érige une barrière protectrice. Les deux esprits qui me chargeaient s'écrasent dessus et reculent sans me quitter du regard. Ce n'est pas parce qu'on est formée à l'art Mamoru que les entités de l'Autre Monde vous considèrent avec bienveillance. Les humains n'apprécient guère les morts. Mais la réciproque est tout aussi vraie. Voir davantage encore... Je poursuis ma route jusqu'à attendre le centre de l'ancien cimetière. L'endroit est peu accueillant et les ombres de la nuit tombante ne le rendent pas plus agréable. Mais il a l'avantage d'être discret et isolé.

J'active un sceau à l'extrémité de mon auriculaire et une petite créature de la taille d'un chien s'en extirpe avant de se réceptionner au sol avec élégance. Mon familier, Ori. Ce n'est pas l'esprit le plus futé que je connaisse mais il a l'avantage d'être fidèle. Et d'avoir un excellent sens de l'odorat. Il complète plutôt bien mes capacités sensorielles. Et ce n'est d'ailleurs pas un hasard s'il m'accompagne constamment ou presque.

"Assures-toi que personne n'écoute!"

L'ordre est simple et clair. Je regard la créature s'éloigner encore un instant puis m'adosse contre les restes d'un tombeau familial, bras croisés. Mon regard passe d'un esprit à l'autre tandis que je me questionne sur la façon dont ils ont pu mourir ou depuis combien de temps ils hantent ces lieux. Finalement mes yeux se posent sur une silhouette féminine et bien vivante. Je me redresse alors pour aller à sa rencontre, m'arrêtant à trois mètres d'elle. J'enlève alors la capuche sombre qui masque le haut de mon visage.

"Alors? Quelles sont les nouvelles?"

Car nouvelles il y a... Sans quoi elle et moi ne serions pas ici. Je ne m'embarrasse pas de la politesse qui est d'usage lorsqu'on rencontre une personne. Je sais que la personne en face de moi privilégie l'efficacité aux vaines paroles. Mes pupilles incandescentes ne lâchent pas ma vis-à-vis du regard. Reste maintenant à savoir si ces fameuses nouvelles sont bonnes ou mauvaises...

Akuzu Shizuru n’avait jamais été sensible aux cimetières. Et cela pour la bonne et simple raison qu’elle n’avait peur ni de la mort ni de ceux qui avaient pu la rencontrer. Etait-ce pour cela qu’elle était arrivée sans difficulté jusqu’à l’endroit de la rencontre sans souci ? Non, c’était tout simplement parce que les esprits de ce cimetière la connaissaient et savaient quels étaient ses objectifs.

Mamoru Kaya était arrivée rapidement après elle, et semblait s’être assurée que personne ne puisse les écouter. Tant mieux, personne n’était jamais assez prudent. Et même si la probabilité que quelqu’un eut décidé d’aller par ici était très faible, la Lame Assassine savait que plus elle s’approcherait de son but, moins toute sorte de statistique ou d’espérance aurait du sens. Et c’était justement pour cela qu’elle devait rencontrer la Shûkaijin.

« J’ai le corps. A vrai dire, j’ai même les deux. »

N’oublie pas. Elle n’a pas encore les capacités nécessaires.

Et c’était vrai. Mamoru Kaya n’était là que pour deux choses : rencontrer et apprendre d’un des hommes les plus puissants de l’ère moderne des shinobis, et accroître ses pouvoirs pour y arriver. La concernée avait encore beaucoup de chemin à parcourir, et ce n’était pas un problème car elle faisait preuve d’un sérieux exemplaire. Le jour où elle se sentirait prête pour tenter quelque-chose avec l’esprit de l’Homme Masqué, elle le saurait et elle le dirait.

La Lame Assassine sortit un parchemin marqué d’un sceau de Fûinjutsu qu’elle donna à son interlocutrice. On pouvait y lire le chiffre deux. C’était assez… explicite.

« Voilà le corps secondaire, si jamais tu veux commencer à t’habituer avec pour te préparer. Mais essaie de ne pas y toucher, j’en aurai besoin. Dans deux jours au soir, je rencontre un homme que tu connais peut-être, et j’aurai besoin du corps. Alors tu as deux jours pour l’examiner. »

Le corps secondaire ne renfermait aucun esprit, ce qui était normal sachant qu’il était à moitié artificiel. Hors de question de laisser à Kaya le corps principal, elle n’avait ni les capacités ni la volonté de s’y mettre tout de suite. Aussi bien pour l’une que pour l’autre des deux kunoïchis, la reconstruction de l’Artefact semblait être une étape nécessaire pour aspirer à la réincarnation.

« Shinda Michiki. Tu le connais peut-être ? »

J'effleure du bout des doigts le sceau sur le parchemin tandis que mon regard s'attarde sur le numéro deux. Je dois dire que je suis surprise par l'efficacité de mon interlocutrice. Lorsque j'ai accepté de rejoindre le Reidan je voyais alors en cette organisation un potentiel dont je pouvais profiter. J'avais envisagé le cas de figure qui se présente aujourd'hui, évidemment. Mais c'est bien l'étonnement qui prime en moi à cet instant. Je plaide coupable: j'avais pensé recevoir sans nécessairement donner. Et voilà que c'est exactement l'inverse qui se produit: je donne dans l'espoir de recevoir...

"Deux jours..." j'approuve d'un léger signe de tête. "C'est court mais suffisant pour les premiers préparatifs!"

En théorie du moins... Même si les âmes sont comparables à l'argile d'un potier pour les Mamoru, elles n'en sont pas moins capricieuses. Et parfois dangereuses. Il faut compter avec elle. Ou plutôt avec les problèmes qu'elles pourraient causer lors d'un rituel tel que celui qui se profile à l'horizon. Autrement dit: on est jamais sûr de rien! Mais je ne crois pas que mon interlocutrice aimerait entendre ces mots. Elle pourrait alors remettre en question ma valeur pour l'organisation. Chose que je ne souhaite bien évidemment pas. Que ce soit par fierté ou par jugeote, je joue donc la carte de l'assurance.

Quant à ce Shinda Michiki, je ne le connais pas. Du moins pas personnellement. Néanmoins la fonction que j'occupe parmi les miens me donne accès à certaines informations. Il est souvent difficile de démêler le vrai du faux au sujet d'une personne qu'on a jamais rencontré. Mais je suis certaine d'une chose: si cet homme a réussi à faire parler de lui c'est qu'il est digne de considération. Et le fait que l'Akuzu souhaite le rencontrer ne fait que confirmer ce postulat.

"Je connais cet homme de réputation, oui." je scelle le parchemin qu'elle vient de me tendre. "Je souhaiterais également le rencontrer. Plus vite les détails seront réglés et plus vite il foulera à nouveau les terres du Yuukan..."

Mon interlocutrice ne m'aurait pas parlé de cet homme si je n'étais pas destinée à croiser sa route pour le compte du Reidan. Cloisonner l'information, s'assurer que personne n'en sait plus que ce qu'il est sensé savoir... N'est-ce pas là le meilleur moyen de garantir la survie d'une organisation? Néanmoins je cherche également à mesurer la confiance que l'Akuzu me porte au travers de cette question. À supposer que la confiance puisse avoir sa place entre des gens qui semblent plus motivés par leurs propres intérêts que le bien commun...

Je m'avance vers la Lame Assassine et tire de ma manche trois autres parchemins marqués du sceau de Taki. Voyager dans l'Empire en ces temps troublés n'est pas gage de sécurité pour un étranger. Et si je ne m'inquiète pas des capacités qu'a mon interlocutrice pour déjouer le danger, il vaut toujours mieux œuvrer dans la légalité que dans l'illégalité.

"Ce sont des laissez-passer." je lui tends les documents. "Ils vous autorisent l'accès au Shûkai et vous éviteront bien des soucis au cas où vous vous feriez contrôler. Et bien entendu ils sont vierges. Il vous suffira d'y inscrire les noms que vous souhaitez!"

Simple comme bonjour! Je recule alors prudemment pour regagner ma position initiale. Je ne fais pas l'effort de cacher ma méfiance car je juge que l'Akuzu estime que c'est un bon point. Ne fait-elle pas pareil? Après tout pourquoi n'ai-je droit qu'au second corps? Elle estime peut-être que sa perte est acceptable. Et envisage donc un échec de ma part. Je ne peux pas lui en vouloir: je ferais pareil à sa place. La méfiance a l'avantage d'encourager la prudence...

"Autre chose?"

Si j'aimerais la questionner? Bien sûr! J'ai des centaines de questions qui trottinent dans ma tête. Mais je respecte le silence de mon interlocutrice. Et puis je suis consciente que je n'arriverai sûrement pas à lui tirer les verres du nez. Alors à quoi bon perdre du temps à essayer? Mon regard incandescent reste rivé sur la demoiselle tandis que je me demande ce qu'elle peut bien penser...

Suffisant pour les premiers préparatifs, voilà une réponse qui ne pouvait que satisfaire celle qui n’avait qu’un objectif : la résurrection de celui qu’elle ne cessait d’entendre. Si Mamoru Kaya avait les mots d’une membre à la fois fidèle et efficace, il ne lui restait plus qu’à confirmer l’ensemble avec des actes. Arriverait-elle à s’acclimater avec l’esprit et le corps secondaire de Kyoshi Rei pour emmagasiner de l’expérience. Car il lui en faudrait, le jour J…

Shinda Michiki, elle le connaissait. Mieux encore, elle voulait le rencontrer. Etait-ce là une demande cachée pour assister Shizuru ? Cette dernière ne manqua pas de remarquer l’ambigüité de la remarque, et décida d’en rebondir aussitôt.

« Si tu veux le rencontrer, tu peux venir avec moi. »

Dans tous les cas, le voyage aurait bel et bien lieu dans deux jours, y compris la rencontre qui se dessinait d’heure en heure. Shinda Michiki était sans doute l’un des nécromants les plus réputés du Yuukan, surtout depuis la prétendue disparition d’Irana. Si la raison pour laquelle l’Akuzu souhaitait tant le rencontrer semblait évidente, elle était néanmoins multiple.

La Lame Assassine prit les documents d’autorisation liés au Shûkai. Kaya était quelqu’un de prévoyant, et c’était tant mieux. Avec cela, aucun risque que les choses se déroulent mal jusqu’à la rencontre avec le Shinda. Elle inscrit son nom puis attendit de voir si la Mamoru était désireuse de l’accompagner dans deux jours.

« J’ai rencontré un homme en venant ici. Son nom est Kamejirô, et il deviendra sans doute un membre de l’organisation. Je sais qu’il marche non loin d’ici, si jamais tu veux lui rendre visite durant les deux prochains jours. Mais je te préviens, il n’a pas le même rapport avec Kyoshi Rei que nous. »

C’était peu dire lorsqu’on savait que le Nukenin ne cherchait qu’à ressusciter l’Homme Masqué pour le tuer de ses propres mains. Mais qu’importe les objectifs que chaque membre du Reidan pouvaient avoir sur le long terme ou après l’accomplissement du but premier, ce n’était pas important tant qu’ils se contentaient d’accomplir les desseins de l’organisation en attendant le retour de son fondateur.

La Lame Assassine semble plutôt encline à lui présenter le Shinda. Est-ce une preuve de confiance ou une nécessité pour les projets du Reidan. Autre chose peut-être? Néanmoins si Kaya souhaite effectivement rencontrer le Nécromancien, ce n'est sûrement pas dans le même but que l'Akuzu. L'organisation est un outil, rien de plus. Chacun de ses membres ont des intérêts communs mais leurs chemins, s'ils se rejoignent brièvement, ne sont pas destinés à s'entrelacer éternellement.

La jeune femme pose un instant ses iris rougeoyantes sur un esprit glissant entre les pierres tombales. Elle le suit du regard jusqu'à ce qu'il échappe à sa perception. Cette distraction passée, Kaya reporte son attention sur son interlocutrice. Elle souhaite rencontrer ce Michiki mais il est sûrement plus judicieux d'organiser une rencontre en tête à tête. Tous les sujets ne sont pas bons à aborder en présence d'autrui. Et particulièrement que "autrui" se révèle être une femme dont elle ne sait pratiquement rien dans le fond...

"Alors je ferai mon possible pour vous accompagner. J'ai toutefois certaines responsabilités au sein de mon clan et mon emploi du temps est davantage dicté par mon senseï que par mes désirs. Mon absence, si elle n'est pas justifiée, pourrait très bien éveiller les soupçons. Ce qui serait quelque peu dérangeant, évidemment." lâche-t'elle sur le ton du regret. "Je vous ferai savoir rapidement si je ferai partie du voyage. Dans le cas contraire je suis certaine que d'autres occasions se présenteront..."

La réponse, elle la connaît déjà. Les prétextes pour justifier son absence ne manquent pas. Il lui suffira de piocher dans le panel ainsi offert. Ceci dit, la discussion dérive rapidement sur un certain Kamejirô. Si l'Akuzu estime qu'il pourrait avoir sa place dans l'organisation alors la Mamoru n'y voit pas vraiment d'objections. Malgré tout Kaya s'interroge: que veut-elle dire en parlant du rapport de cet homme avec Kyoshi Rei? La noiraude exprime sa curiosité en levant un sourcil interrogateur.

"Kamejirô hein?" répète-t'elle. "Ce nom me dit quelque chose..."

En ces temps troublés il n'est pas rare qu'une personne s'élève en dessus de la masse. Se faire une réputation est quelque chose de plutôt compliqué en soi. Mais il existe toutefois un raccourci. Massacrez les gens que vous croisez, faites preuves de cruauté et laissez la peur faire le reste. Il ne faudra pas longtemps avant que votre nom commence à circuler au gré des rumeurs. Est-ce ainsi que cet homme s'est distingué? Si c'est le cas alors son abnégation pourrait être des plus utile à la jeune Mamoru.

*Trouvez cet homme avant qu'il quitte les environs!* ordonne-t'elle à ses esprits. *Puis soyez son ombre. Je vous rejoindrai dès que j'en aurai terminé ici.*

Un binôme d'esprits s'extirpent d'un sceau sur son avant-bras et se séparent pour balayer la zone. Rapides, invisibles pour le commun des mortels et surtout parfaitement loyaux, ils sauront repérer Kamejirô. Dans le cas contraire ils seront remplacés par des serviteurs fantomatiques plus capables. Kaya peut se permettre de faire la difficile: la mort faisant partie du cycle de la vie, les esprits des défunts ne sont pas exactement une denrée rare...

"Quoi qu'il en soit je suis certaine qu'il saura apporter sa pierre à l'édifice!" ajoute-t'elle à l'intention de l'Akuzu. "Je tenterai de croiser sa route sur le chemin du retour s'il n'a pas pris trop d'avance. Merci pour l'information en tout cas. Mais je me demandais: son... rapport avec Rei risque-t'il de devenir un problème dans le futur?"

La Mamoru imagine que les propos de la Lame Assassine n'exprimaient rien de bien positif. Si c'est un risque que l'Akuzu a pris, il n'y a plus qu'à espérer qu'il soit calculé...