"Etheeeeer ! ... Ether, tu dors ?", couinait un enfant.

"Hnnn... Qu'est-ce que tu m'veux Elpis ?", murmura Ether d'une voix endormie et rauque.

"Tu voudrais pas faire un Uno ?
Z'arrive plus à dormir..."

La jeune femme se leva d'un bond, accroupie, un sourire aux lèvres et les yeux brillants. L'élémentaire adorait jouer, même au beau milieu de la nuit. Sauf qu'en l'occurrence, il était seulement 7h30 du matin. Une heure parfaite pour quelques vingtaines de parties !

"Ah mais si grave ! Envoies les cartes que je te mette la pâtée !
Mais avant; mon premier est..."

"Oh bah non, z'trouve zamais la réponse. T'es pas zentille !"

"Chut, elle est facile celle là. Mon premier est un légume vert, mon second est du bruit et mon tout nage dans l'eau. Allez, elle est franchement simple !"

Elpis était le fils du plus jeune couple de la tribu. Son nom signifiait l'espérance, car il incarnait l'espoir d'une meilleure vie pour ses parents. Il avait eu la chance - ou la malchance, cela dépendait du point de vue - de naître sans aucune affinité, ce qui pouvait éventuellement lui sauver la vie si ils devaient à nouveau déménager, puis reprendre la route pour une nouvelle maison. Etrangement, même sans pouvoir héréditaire, la communauté restait soudé. Ils auraient pu changer de nom, se séparer et vivre dans des villages en toute sécurité. Mais la peur qu'un jour, un membre de leur famille se trouve être doté de la capacité d'un élémentaire - ils se verraient contraints de fuir encore une fois - les empêchaient de tenter quoi que ce soit. C'était bien trop risqué. De plus, ils étaient bien trop peu nombreux. S'éparpiller n'était pas une si bonne idée. Bien sûr, sa parcelle de clan n'était qu'une infime partie du véritable clan lui-même, mais de là à savoir où se situait les autres Gogyou... Tout ne se trouvait pas dans les livres. Alors qu'Elpis réfléchissait avec intensité à la réponse, le "courant d'air" distribuait les cartes.

"Bon, ça va pour cette fois.
C'était un poisson. Mais la prochaine fois, aucune pitié.
Pas de réponse, pas de jeux ! Pigé ?"

"Pizé !"

Ils jouèrent jusqu'à ce que le môme s'endorme parmi ses cartes.
La demoiselle récupéra le paquet et le rangea dans les affaires du petit, avant de finalement le ramener dans son lit. Doucement, elle s'assit à ses côtés et le regarda dans la sérénité du sommeil. Cette quiétude ne serait pas éternelle. Ils étaient sédentarisés depuis bien trop longtemps, le jour de leur départ ne faisait que se rapprocher. Pourtant, Ether ne voulait pas partir. Elle espérait toujours trouver un village où vivre paisiblement avec les siens, et elle espérait bien en découvrir un ici. Suna était éventuellement à proscrire, même si elle désirait ardemment y aller dans un futur proche. Chaque mois, elle visitait les villages du coin pour vérifier si leur vision des Gogyou avait changé, mais rien n'avançait. Bon, il fallait l'avouer, elle ne faisait pas que ça dans les villages. Elle jouait des tours aux habitants et cherchait les meilleurs gnocchis du coin. Inconsciemment, la jeune femme recherchait le tumulte d'une cité, comme si ce bruit lui donnait l'impression d'en faire partie, de disparaître dans ce flot d'êtres humains, tous différents mais vivant pourtant tous ensembles. Alors pourquoi ils ne pouvaient pas se joindre à eux ? Etait-ce seulement leur nom qui dérangeait ?
C'est pourquoi elle appréciait parfois se dématérialiser et se laisser porter par le vent déjà présent. Elle passait furtivement entre ces pécheurs, ces marchands, écoutant leurs conversations et faisant mine d'en être un interlocuteur muet, invisible. Tout pourrait être si simple... Chassant rapidement ces idées noires de la tête, elle décida de faire un tour à Odaichi, incognito. La maline avait entendu parler via un touriste depuis son perchoir, qu'elle pourrait y trouver des pâtes au poisson à s'en damner l'estomac. Ce dernier gargouillait rien qu'à l'idée. Si elle voulait s'y rendre avant 12h, il était plus judicieux de se mettre en route dès maintenant.

Il était 8h, c'était l'heure parfaite pour se déplacer. Elle se leva et sortit de la hutte commune pour voir le temps qu'il faisait. Le vent venait du Sud et partait en direction du Nord-Est. Si elle se dématérialisait, il lui serait aisé de se laisser porter jusqu'à quelques kilomètres avant sa destination. Puis il fallait se faire discrète, et elle marcherait le temps qu'il lui restait pour passer pour une simple touriste de passage dans la région. Ether parlait rarement de ses escapades à ses parents. Ils se doutaient bien qu'elle se mêlait parfois à la foule, mais de là à entrer complètement dans un village... Elle savait qu'ils seraient morts d'inquiétude si ils apprenaient ses étranges passe-temps, mais elle avait besoin de "jouer" avec des gens. Elle se mit donc en chemin sans attendre. Ses seuls vêtements comme bagages et une petite bourse de son argent de poche - comment ça elle avait fait la manche en faisant disparaître certains de ses membres ? Non voyons - elle s'envola.
Le voyage fut long, mais l'élémentaire s'amusait quand même. Virevoltant au gré du vent, cabrioles et autres figures furent sa routine. Faisant parfois voler le sable, elle riait de ses bêtises. Elle se fit plus discrète lorsqu'elle passa le temple d'Ichibi, puis reprit ses idioties jusqu'à 2km de marche de Odaichi. Elle redevint humaine et trottina jusqu'aux portes du village pendant une bonne demi-heure. Il était 12h15, l'heure parfaite ! Avant de se nourrir, elle comptait bien se promener sur le port pour observer les pécheurs faire leur travail, et les autres affréter le poisson sur les étalages. Les conversations du quai étaient les meilleures, on y apprenait tout un tas de choses !

La jeune femme resta néanmoins sur ses gardes, prête à dégager au moindre danger.
Tranquillement, elle se déplaça entre les allées, observant les gens avec un regard émerveillé. Vous voyez ces maisons ? Et ces étalages remplis de fruits, l'odeur de toutes ces épices des quatre coins du monde, toutes mélangées ? Ether était au paradis. Elle osa aborder le primeur d'une voix timide mais enjouée, le complimentant sur la beauté de sa marchandise. Sa phrase au marchand s'était résumé à un : "Vos fruits ils sont trop beaux, ils sentent trop bons, j'ai faim, je vous prends une pomme !" Autrement dit, le summum du social. Une fois sa pomme verte payée, elle se dirigea toute joyeuse vers les docks, bien décidé à écouter les pécheurs.

- Probabilité pour que l’expérience échoue ?
- Les calculs sont en cours.

Des jours que Katsuo ne dormait plus, ou très peu, fermant l’œil sur le coin de son bureau en attendant d’être réveillé par une raison ou pour une autre. D’aucun pourrait penser qu’il travaillait sur un projet d’envergure, quelque chose de révolutionnaire qui changerait la face de son village, de son pays voire du monde entier. Pourtant, ce n’était pas le cas. Il travaillait sur une nouvelle interface de son système informatique. Quelque chose qui permettrait de faire des hologrammes interactifs, comme si les objets étaient réellement dans ses mains. NINOU, son intelligence virtuelle, l’aidait dans ses recherches. Elle avait une voix claire et, en dehors de quelques intonations robotiques, semblait parfaitement normale, bien qu’elle parlait toujours sur le même ton dénué d’humeur.

- Calculs terminés. Katsuo, la procedure ne semble pas fiable. Le risque d’échec est estimé à 69%. Les risques de succès total à 2%. Les risques de succès partiels à 29%. Recommandation : annuler l’expérience.

Katsuo soupira, seul dans sa cave. Il n’était pas du genre à renoncer, surtout dans ces conditions. Un échec lui permettrait d’avancer, surtout s’il obtient un succès partiel. Près d’une chance sur trois d’en avoir un. Il pourrait alors enchaîner, voir où les erreurs se trouvent, corriger certaines données. Il ordonna la mise en route de l’expérience malgré les réticences de son IV. Les bruits caractéristiques d’un lancement de programme se firent entendre, des processeurs se mirent en route, les ventilateurs aussi, puis… Plus rien. Littéralement. Plus de lumière, plus de bruits : il venait d’obtenir un échec total. Pire : tout avait sauté. Se dirigeant vers l’unité centrale, il réenclencha certains boutons et se mit sur un générateur de secours. Il vint alors se rassoir sur sa chaise pivotante, la tête en arrière.

- Etendu des dégâts, Ninou ?
- Minime. Les générateurs principaux ont reçu une surcharge équivalente à dix fois leur capacité. La pièce mère est cependant cramée et impossible à réparer.

Il soupira de nouveau. Ce genre de matériel nécessiterait un voyage un peu plus long qu’il ne l’aurait souhaité puisqu’il devrait se rendre à Odaichi. C’était impensable que Suna lui fournisse du matériel pour son plaisir personnel. Il faut dire que Katsuo n’était pas un grand ninja. A vrai dire, il n’avait rien d’un ninja. Il n’en portait que le grade. Il sortait très peu, faisait très peu de missions. Un parfait inconnu pour son village, dont, au fond, il se foutait royalement. Il était depuis très longtemps une coquille vide, un corps dont l’âme meurtri ne faisait que des gestes machinaux et redondants. Il trouvait un semblant d’intérêt dans les énigmes et les réflexions, c’était les seuls moments où il se sentait vivant. C’est la raison pour laquelle il passait le plus clair de son temps à tenter de nouvelles choses, à créer de nouvelles inventions et à chercher de nouvelles technologies.

Il sortit de son « laboratoire » et se dirigea vers sa salle de bain. Une nouvelle douche, comme à son habitude, et il enfila des habits légers pour se rendre à la capitale de Kaze. Les docks regorgeaient de matériels en tout genre, il trouverait sans aucun doute ce qu’il voudrait. Il sortit du village sans trop de soucis, prétextant une visite de courtoisie à Odaichi. Après tout, et malgré les mesures drastiques que Suna avait pris depuis l’assassinat de Zanshi, ses ninjas pouvaient encore circuler librement au sein de Kaze.

En quelques heures il arriva dans la capitale. Il avait voyagé de nuit, arrivant en fin de matinée. Il se dirigea de suite vers les docks, où il savait que de nombreux marchands se trouveraient. Il fit le tour de quelques échoppes, s’achetant au passage de quoi se sustenter. Malheureusement, ce qu’il cherchait n’était pas en vente. Que des pêcheurs, ce matin… Il soupira de nouveau, croquant dans une pomme qu’il avait achetée. Où pourrait-il trouver ce qu’il cherche ? Il continua de tourner en rond dans le port, attendant qu’un nouveau navire de marchandise arrive.