Cela faisait un certain temps maintenant que je ne me reconnaissais plus dans l'image que me renvoyait mon miroir à chaque fois que je passais devant. Beaucoup de choses avaient changé dans ma vie au cours de ces derniers mois et j'avais l'impression que celui que j'étais n'étais plus en adéquation avec l'homme que j'étais devenu. Yami y était pour beaucoup évidemment puisqu'elle m'avait fait prendre conscience de nombre de choses et particulièrement que la voie que j'avais suivie jusqu'ici était aussi puérile que destructrice. J'avais toujours porté mon cache-oeil avec fierté, comme un signe symbolisant à lui seul les souffrances que j'avais endurées jusqu'ici ou un résumé de mon existence désastreuse. Mais je n'étais plus cet enfant qui s'enfermait dans le passé et j'étais devenu un homme qui était résolument tourné vers l'avenir...

Le fait que j'aie arrêté de boire avait semblé être une fin en soi mais j'avais compris au fil des semaines que ce n'était que le début du commencement. J'avais besoin d'évoluer, de gagner en maturité! Et comme bien souvent lorsque vous cherchez à vous retrouver dans votre apparence, à vous satisfaire de votre reflet comme si son silence suffisait à lui seul à vous faire prendre conscience de celui que vous étiez, j'avais décidé de changer drastiquement mon apparence. Plusieurs choses expliquaient ce choix mais la plus importante restait simplement le désir de retrouver dans mon physique les mêmes changements qui s'étaient opérés au plus profond de mon âme. Pourtant ce n'était pas un coup de tête, loin de là: j'avais passé une commande importante deux semaines plus tôt et j'avais reçu la veille au soir la confirmation qu'elle était désormais prête.

Ce matin je me levai donc avec une énergie peu commune et je pris rapidement une douche avant d'empoigner ma bourse et la glisser à ma ceinture. Une mission rondement menée avec une Nukenin avait permis de renflouer mes finances et si d'ordinaire je consacrais mes ryos au bien-être de mes jeunes informateurs et à des plaisirs plus futiles, cette fois-ci ils allaient servir à mon changement d'apparence. J'avais plusieurs idées en tête comme le passage chez le coiffeur et chez le tailleur mais je devais avant-tout me rendre à un endroit bien précis. En partant de chez moi j'hésitai un bref instant à enfiler le manteau que je portais chaque jour depuis des années maintenant. Je m'y refusai néanmoins, décidant qu'il était lui aussi et désormais un vestige de ce passé que je cherchais à refouler. Je mentirais néanmoins si je vous disais que ce choix ne me provoqua pas un pincement au coeur...

*Il est temps de laisser le passé au passé...* concluais-je en verrouillant la porte derrière moi.

Les rues étaient encore calmes en cette heure matinale et je pus donc rejoindre la boutique spécialisée en soufflage du verre qui était ma première destination. Je ne connaissais pas vraiment le propriétaire car j'avais discuté avec lui une seule fois mais ce dernier m'accueillit comme si j'étais le Kazekage en personne. Faut dire que j'allais lui rapporter un joli petit tas d'argent et je pouvais aisément comprendre son enthousiasme.

- "Ha, Shinji!" fit-il en m'invitant d'un mouvement de la main à m'approcher du comptoir. "Tu tombes bien, je t'attendais!"
- "Bonjour! J'ai reçu votre missive mais il était déjà trop tard pour venir avant la fermeture de votre magasin!"

Je ne me formalisais pas du tutoiement qu'il utilisait tout comme je restais résolument ancré au vouvoiement lorsque je m'adressais à lui en retour. Il fallait dire qu'une bonne trentaine d'années devait nous séparer. Si j'avais choisi cette boutique et cet homme, c'était avant tout car il était le meilleur à Suna. Et l'expérience allait souvent de paire avec l'âge n'est-ce pas?

- "Aucun problème! J'ai ici ce que tu m'as demandé! J'ai respecté toutes tes recommandations comme tu pourras t'en rendre compte!"

Il sortit un petit écrin et l'ouvrit devant moi alors que j'arrivais à sa hauteur. Je posai alors le regard sur une petite sphère de verre dont l'iris était en tout point semblable à celle de mon oeil valide. On aurait presque pu dire son jumeau tant le travail était précis et minutieux. Un mince sourire éclaira mon visage alors que j'exprimais mon contentement d'un signe de la tête.

- "C'est parfait! Voici la somme convenue!" fis-je en déposant une poignée de ryos sur le comptoir. "Est-ce que vous pourriez..."
- "Bien sûr! Tu sais tu n'es pas le premier à passer ce genre de commande et avec le temps j'ai acquis une certaine expérience lorsqu'il s'agit de placer ces yeux dans des orbites... Cela dit tu dois savoir que c'est extrêmement douloureux car avant de le glisser à sa place nous allons devoir extraire l'ancien. Mais rassures-toi, j'ai comme employé un spécialiste dans ce domaine. Trop mauvais pour faire un ninja médical mais largement assez bon pour ce genre... heu... d'opération! Si tu veux bien t'allonger sur cette table..."

Il me désigna l'endroit où il voulait que je prenne place et je m'exécutai en tentant de faire abstraction de l'appréhension qui me guettait. J'avais appris à vivre avec la douleur physique ou morale mais j'avais conscience que celle-ci allait être d'un tout autre calibre. Mon oeil avait beau être crevé, il n'en restait pas moins sensible. La table était constituée de deux poignées en bois autours desquelles je refermai mes mains tout en prenant une longue inspiration. Un type d'à peu près mon âge vint rejoindre le vieillard et disposa un outil ressemblant étrangement à une cuillère et quelques autres du même style sur un petit plateau qui vint prendre place à gauche de mon visage.

- "Est-ce que tu veux boire quelques gorgées d'alcool avant qu'on commence? Ça atténue quelque peu la douleur si j'en crois les dires..."

J'hésitai un instant mais refusai ensuite d'un mouvement négatif de la tête. Le remplacement de cet oeil était motivé par le désir de confirmer les changements dans ma vie, pas celui de retomber dans mes travers. Le jeune homme glissa un morceau de bois entre mes dents et je poussai à nouveau une longue expiration lorsqu'il glissa un écarteur autours de mes paupières pour les forcer à rester ouvertes. Ceci fait il entoura mes jambes, mes bras et mon cou avec des sangles en cuir pour me maintenir fermement en place avant d'approcher son étrange outil de mon oeil crevé.

- "Allez-y!" confirmai-je alors qu'il me questionnait du regard. "Faites ça vite s'il-vous-plaît!"

J'avais souvent pensé avoir souffert par le passé mais je compris dès les premières secondes ce que le mot "souffrance" signifiait clairement. Je mordis de toute mes forces dans le morceau de bois glissé entre mes dents tout en me débattant malgré mon désir de rester calme. Je poussai à de multiples reprises de longues plaintes susceptibles de glacer le sang des plus endurcis jusqu'à ce que finalement la douleur s'estompe peu à peu. Je compris que mon oeil avait été extrait et que le ninja raté utilisait l'art médical - ou tout du moins ce qu'il en maîtrisait - pour calmer la souffrance et désinfecter la plaie tandis que du sang coulait sur le côté gauche de mon visage. Je perdis ensuite connaissance sans que j'en ai vraiment conscience...

En me réveillant j'étais détaché et le sang avait été nettoyé. Je ressentais une gêne au niveau de mon oeil autrefois caché mais elle n'était pas si désagréable que ça au final. Je me remis doucement sur mes pieds avant de faire quelques pas, résistant à l'envie de me gratter. Je terminai ma course devant un miroir et m'observai alors mon reflet. Je ne me souvenais plus de mon apparence à l'époque ou j'avais encore mes deux yeux. Mais force était de constater que c'était toujours mieux que d'en avoir qu'un seul. Je m'observai sous toutes les coutures: j'avais le bord de l'oeil irrité mais bien malin aurait été celui qui pouvait distinguer le vrai de son homologue en verre...

- "Ha, tu es réveillé!"
- "Oui... Excusez-moi j'ai perdu connaissance!"
- "On a vu ne t'en fais pas!" répondit l'autre sur un ton apaisant. "Mais tu sais tu ne serais pas le premier! Le corps se protège comme il peu lorsqu'il endure trop de souffrances... Enfin bref! J'espère que le résultat te convient?"
- "C'est... parfait!"
- "Ravi que ça te plaise!"

Il m'expliqua en détail comment entretenir ce nouvel oeil et les précautions que je devais prendre pour éviter que son écrin de chaire s'infecte. Puis je quittai l'arrière-boutique et regagnai la rue. Le remplacement de mon oeil crevé était certes le changement principale de la journée mais il me restait encore des achats à faire. Aussi je me dirigeai vers une échoppe de coiffeur et m'installai sur l'une des chaises après m'être assuré qu'il pouvait s'occuper de moi immédiatement. Mes cheveux étaient souvent en bataille et je comptais bien y remédier. Après leur nettoyage et quelques égalisations bienvenues - oui, je me les coupais toujours moi-même - on leur imprima une nouvelle coiffure. Je n'avais même pas conscience que mes cheveux étaient aussi longs. Faut dire aussi que j'avais l'habitude de les cacher sous la capuche de mon manteau fétiche... Enfin, mon ex-manteau fétiche...

Après avoir payé la somme due et assuré l'artisan que j'étais satisfait du résultat, je passai le reste de la matinée à faire les magasins du centre-ville. Je m'achetai donc un nouveau manteau de cuir sombre et léger à col ample que je pourrai relever pour me protéger du sable dans le désert. Malaise eut également droit à un traitement de faveur puisque je lui offris un nouveau fourreau d'un noir sombre entouré de plusieurs cordelettes qui me serviraient à l'attacher dans mon dos, comme j'avais l'habitude de le faire. Divers accessoires vinrent rejoindre la liste de mes achats, parmi lesquelles deux bracelets de cuir et plusieurs t-shirt noirs. Je savais que j'allais sûrement plus souffrir de la chaleur avec des vêtements aussi sombres mais si j'avais arrêté de boire, je trouverais aisément le moyen de m'accommoder de ce genre de désagréments pas vrai?

Ceci fait je rentrai chez moi et il devait être pas moins des midi lorsque je parvins à mon domicile. Je passai mes nouveaux vêtements et effectuai quelques mudras dans le vide devant mon miroir, les interrompant de temps à autre pour tirer à moitié mon katana.

Spoiler:

Je n'avais guère l'habitude de m'observer ainsi dans une glace et je me sentais un brin stupide pour être honnête... Mais d'un autre côté j'avais particulièrement de la peine à croire que c'était bien mon reflet que mon miroir me renvoyait. Le moins que l'on puisse dire, c'est que j'étais satisfait du résultat...