Jirô se balançait sur sa chaise, les pieds posés sur son bureau. Il était plongé dans une méditation profonde, mélange de rêverie et de véritable réflexion. Eparpillés autour de lui, sur le sol de toute la pièce, il y avait les schémas et les dessins de quelques machines qui ne verraient certainement jamais le jour, ou encore les projets qu'il ne réaliserait pas, trop certain qu'il était de la théorie pour trouver encore un intérêt à la mettre en pratique. Il laissait ce plaisir à d'autres, qui étaient attachés uniquement au produit de la science pour encore y trouver sa véritable beauté, c'est à dire la recherche qu'elle amenait. Jirô se rappelait avoir lu quelque part, ou entendu de la bouche d'un ancien mentor, que le meilleur des scientifiques serait celui qui s'approcherait perpétuellement de la perfection sans jamais l'atteindre, car celui qui trouvait les secrets de la perfection cessait dès lors d'être un scientifique, puisqu'il n'avait plus d'objectif.

*Eh, c'est pas comme ça que tu vas t'attirer les bonnes grâces de tes supérieurs. Ils ont bien voulu avoir suffisamment pitié de toi pour t'employer ici après le boxon que t'as causé la dernière fois, alors tu pourrais au moins faire semblant de bosser.

-Hmm.

-Et écoute-moi quand j'te parle !

-Hmmm ...*

Jirô laissa retomber sa chaise sur ses quatre pieds, et examina les produits posés sur son bureau. Ils étaient de toutes les couleurs de l'arc-en-ciel, et dans des flacons de formes aussi différentes qu'étranges. On les avait mis à sa disposition après qu'il en ait fait la demande suite à un accès de génie aussi surprenant que passager. Maintenant, il n'avait plus aucune idée de ce qu'il avait voulu en faire, et ses pensées restaient confuses à ce sujet. Il déboucha une fiole, et inspira la fumée verdâtre qui s'en échappa. Une odeur âcre emplit ses narines, mais il ne se sentit pas rebuté pour autant. Bien au contraire, il voyait ses idées revenir au galop.

Dès lors, il s'activa. Il broya une quantité d'herbes médicinales, qu'il mélangea à une lotion violette. Après homogénéisation du tout, il le fit décanter pour recueillir finalement un précieux liquide -quelques gouttes tout au plus- qu'il stocka dans une seringue. Il se fit un garrot au niveau du coude, et se piqua le bras avec cette même seringue. Un soupir de plaisir s'échappa de sa gorge alors que la solution parcourait ses veines au rythme de ses battements de coeur.

*Bordel ...*

Ce dernier mot résonna en écho dans l'esprit de Jirô alors que ses paupières se fermaient et qu'il se laissait tomber dans un état de semi-conscience.

Lorsqu'il revint à lui, il était parfaitement éveillé. Il avait l'impression d'avoir dormi plus que de raison, ce qui l'énerva, mais il était frais et dispo. Il se leva d'un bond. Vraiment, il débordait d'énergie. A croire qu'il avait mis la main sur une vitamine vraiment efficace, encore qu'elle ait des effets un brin étranges, au premier abord. Il fit quelques pas dans son petit bureau, jeta un coup d'oeil par la fenêtre pour constater qu'il devait être environ midi. Il allait ouvrir la porte pour sortir dans les couloirs et aller vagabonder à son aise parmi les laboratoires du complexe quand il sentit une soudaine faiblesse au niveau de ses jambes. Ca ne fut que passager, et il se croyait remis lorsque, alors que sa main commençait déjà à tourner la poignée de la porte, il tomba pour de bon.

Il avait la très désagréable sensation que ses jambes étaient plongées dans un bac de glace.

*Putain, qu'est-ce que t'as encore foutu ?

-Du calme ... Ca doit être une réaction au produit de tout à l'heure.

-Evidemment que c'en est une ! J'suis pas demeuré ! Mais si c'est définitif, comme état, qu'est-ce que tu vas faire ?

-C'est un peu trop tôt pour tirer des conclusions. On va attendre quelques heures, et tout devrait revenir à la normale ... J'espère.

-Tu espères ? Eh, ducon ! C'est de tes jambes qu'on parle, là !

-Je sais bien !*

Un bruit de pas s'approchant dans le couloir coupa net à la dispute intérieure qui se jouait entre les deux frères. Un étrange pressentiment avertit Jirô qu'il valait mieux qu'il trouve une position un peu plus digne que celle qu'il avait présentement, c'est à dire affalé au milieu de ses ouvrages sans suite qui parsemaient le sol du bureau. Il se hissa à la force de ses bras et de ceux de son frère, surgis dans son dos, jusqu'à la chaise sur laquelle il se balançait encore quelques instants auparavant, et resta assis là, à attendre.

Jirô sentit son poil se hérisser dans son dos en voyant apparaître la chevelure rose du bras droit du Tsuchikage dans l'entrebâillement de la porte de son bureau. Le souvenir de sa session d'entraînement avec la Valkyrie restait encore assez ... douloureux. D'autant plus qu'il avait été poussé dans ses retranchements, c'est à dire jusqu'à montrer son pouvoir. Mais la visite d'une personne aussi proche du Tsuchikage n'avait pas cela seulement de désagréable. En effet, étant donné la situation présente dans laquelle il se trouvait, Jirô n'était pas certain que sa paralysie momentanée -du moins l'espérait-il- puisse paraître comme un gage de son labeur et de son assiduité aux yeux d'une des plus hautes figures de l'administration d'Iwa. Il tenta néanmoins de garder un visage neutre, et s'essaya même à un sourire, qui échoua malheureusement dans une sorte de grimace assez étrange.

*Quel tombeur. T'en ferais pâlir de jalousie plus d'un avec une gueule comme ça.

-Garde tes commentaires pour toi, Dom Juan.*

Le sourire faussement bâti de Jirô se décomposa lentement lorsqu'il constata que la conversation devait tourner vers les Jinmenju et vers sa propre attitude vis-à-vis de ses capacités, soit celle qu'il avait décidé d'adopter dès son plus jeune âge. Il poussa un léger soupir, et se passa une main dans les cheveux. Cette question était plus embêtante qu'autre chose. Il tendit la main en direction d'une chaise.

"Asseyez-vous, je vous prie. Je sens qu'on est pas tiré d'affaire ..."

Il repassa ses pensées en tête avant de s'essayer à les formuler.

*Qu'est-ce que tu vas lui dire ?

-La vérité, certainement. Pourquoi la lui cacher, maintenant qu'elle sait ?*

"Faisons les choses dans l'ordre. Premièrement, je n'ai qu'un seul frère qui partage mon corps, et entre nous c'est bien suffisant."

A ces mots, le buste de Ichiro surgit de l'épaule de Jirô pour laisser à voir à la Valkyrie le visage parfaitement similaire à celui de Jirô, quoique plus espiègle, que portait son jumeau.

"Mes hommages, madame. Et mes compliments pour votre performance de la dernière fois. Vous étiez d'une grâce admirable, et vos talents au combat n'ont d'égal que votre élégance. Si j'osais, je ...

-Peu importe ! Nous avons été scellés dans un même corps -le mien, originellement- peu après notre naissance, par notre grand-mère. Mais, par la suite, nous avons été recueillis par un homme bon, qui s'appelait Asai. Je ne veux pas rentrer dans les détails -ce serait très ennuyant- mais nous vivions dans un milieu où il était préférable que nous gardions tous nos atouts cachés, y compris notre ... particularité génétique. C'est certainement de là que vient notre méfiance. Mais, après tout, je ne peux pas croire qu'elle soit superflue ici. Vous savez, la discrimination est affaire commune. Et constatez à quel point notre pouvoir est monstrueux, aux yeux de celui qui n'y voit qu'un homme constitué de bric et de broc. Croyez-moi, il est préférable que les choses restent secrètes autant que possible. D'ailleurs, si vous pouviez éviter d'ébruiter tout ça ..."

Jirô jeta un regard à la guerrière. Il était soucieux plus qu'autre chose, dans cette affaire. Il ne savait pas s'il pouvait lui accorder sa confiance aussi facilement. Il était plutôt enclin à le faire, mais n'était-ce pas là un défaut naturel de crédulité ? Il aurait certainement préféré y voir une trop grande humanité, s'il n'était pas parfois lui-même horrifié par ses pensées ...

"Parlons de science, plutôt ! En voilà un sujet intéressant, la science ... Je n'ai pas de projet attitré dans l'immédiat. Rien de grandiose, en tout cas. Ca me laisse l'occasion de vaquer à mes idées, et d'en coucher certaines sur le papier. Vous en avez les produits à vos pieds. Je ne les réalise pas. Je laisse ce plaisir à d'autres. Tous ces engins et ces produits perdent tout charme dès lors que la théorie est claire. Les mettre en pratique relève simplement d'une formalité. Mais je stagne dans de plus grands desseins ... Dites-moi, que pensent les Jisetsu de l'immortalité ? On m'a proposé d'accéder aux archives de votre clan, mais je ne m'y suis pas encore rendu. Eclairez-moi sur ce point: qu'est-ce que les maîtres du temps pensent de l'immortalité humaine ? J'imagine que certains des vôtres s'y sont déjà risqués. Le contraire serait étonnant, et certainement un peu décevant ..."

Jirô, surpris par le coup aussi soudain que violent de la guerrière dans son fauteuil, tomba brutalement sur le sol sans même réaliser ce qui lui arrivait. Il ne lui fallut qu'une seconde, cependant, une fois qu'il se fut retrouvé à terre et un peu étourdi, pour comprendre quelle était sa position. Les réprimandes de la Jisetsu étaient certainement légitimes. Elle n'était pas idiote, et avait compris que Jirô n'avait plus l'usage de ses jambes ... Pour l'instant. Le scientifique grinça des dents. Ces reproches lui pesaient. Surtout de la part d'une personne qui ne pratiquait pas les sciences. Même une guerrière de la trempe d'un Seigneur de Guerre ne comprenait pas que les expériences comprenaient une marge de risques que le scientifique lui-même devait prendre ? Ou ne voyait-elle la situation que par le prisme de l'objectif de Jirô, qu'il venait de lui exposer ?

Le scientifique resta un instant au sol. Il y avait un certain nombre de choses qu'il aurait aimé redire à tout ça, mais la grande majorité lui auraient certainement valu de passer les jours suivants en cellule, ou sur un lit d'hôpital. Il se mordait les joues. Ichiro restait silencieux, lui aussi, plus touché par le malaise de son frère et sa situation que par la colère de la Valkyrie. Un silence de plomb s'était emparé de la pièce, se mélangeant à l'atmosphère de nervosité extrême qui commençait à y régner.

Finalement, Jirô se hissa jusqu'à un tiroir de son bureau -assez pitoyablement, il faut le dire- pour en sortir une seringue remplie d'un liquide rouge écarlate. Il fit tinter l'aiguille avant de planter la seringue dans son cou. Il grimaça sous la douleur, et retint un grognement rauque. La sensation du fluide se libérant dans son organisme n'était pas non plus très agréable. Mais fort heureusement, il eut l'effet escompté: bientôt, une sensation de chaleur intense s'empara de lui, et il sentit les sensations normales revenir dans ses jambes. Il attendit un instant avant d'essayer de se relever, ce à quoi il parvint fort bien. Il fit quelques pas, un peu chancelants, au début, mais qui devinrent vite aussi assurés que possible. Enfin, il se retourna en direction de la guerrière. Il était toujours aussi furieux, quoiqu'il parvint à le cacher, un peu.

"L'immortalité est peut être un sujet caricatural de recherche, elle n'en reste pas moins un domaine inexploré de la science, ou du moins très peu connu par la grande majorité des scientifiques. Et comme toute part secrète de nos disciplines, elle demande à celui qui s'y aventure de prendre des risques ! Vous me croyez peut être inconscient, pour m'être anesthésié les jambes par inadvertance ? Mais pourquoi en aurait-il été autrement ? Pourquoi aurais-je forcément dû être prudent et vérifier mes mélanges avant de mes les injecter ?

-Eh, Jirô, calme-t ...

-Non ! Vous me répondrez certainement qu'une telle conduite sur un champ de bataille mène à la défaite assurée, et que si jamais l'envie me prenait d'agir comme je l'ai fait sur un cobaye, je le tuerais à coup sûr. Ce à quoi je vous donne cette réponse: ce serait plonger un peu trop loin dans la caricature. Je ne suis pas un scientifique fou, et j'ai de la considération pour mes sujets d'expérience quand ils ont les moyens de l'exprimer. De même que j'ai de la considération pour des coéquipiers sur un champ de bataille. Enfin, quant à mon accès aux archives des Jisetsu, je ne crois pas que vous ayez plus de pouvoir pour me l'interdire que la personne qui me l'a autorisé. Vous n'êtes pas la cheffe de votre clan, à ce que je sache ?"

Il se tut finalement. Ichiro avait disparu, rentré dans le corps de son frère. Jirô était certainement allé trop loin. Il n'en avait pas encore conscience, mais bientôt son sang se glacerait quand il réaliserait ce qu'il avait dit, et surtout à qui il l'avait dit. Il suffisait simplement que s'estompe le voile de la colère, qui lui brouillait encore la vue et l'empêchait de voir clair.

"Demandez toutes les preuves que vous voulez, je les fournirai. Il n'y a pas de place dans mon corps pour un esprit qui ne soit pas pleinement déterminé ... Et dévoué à sa cause."

Jirô était arrivé aux terrains d'entraînement sans trop savoir comment. La colère avait trop brouillé ses pensées pour qu'il se rappelle encore qu'il avait fait le chemin depuis son laboratoire au Complexe scientifique jusqu'aux terrains qu'on utilisait généralement en équipe. Ce n'était que maintenant qu'il se tenait face à Asuka qu'il sortit de son état second. Il s'en voulait beaucoup. Même pas pour ce qu'il avait pu dire -il mettait de toute façon ces mots sur le compte de la colère. Non, c'était bien plutôt parce qu'il était dans une colère noire qui promettait de ne pas s'arrêter, et de détourner ses pensées de ce que qui devait venir, qu'il était furieux contre lui.

*T'es vraiment un con, hein ! Tu crois que c'est comme ça que tu vas réussir à te faire un nom dans le monde des sciences ? Pour l'instant t'es juste bien parti pour devenir le plus bête de tous les savants, et c'est tout !

-Je sais tout ça, ok ? Mais avoue que toi aussi elle t'a énervé ! Je te connais, tu es beaucoup plus sensible que moi, d'habitude ! Si elle ne t'avait pas tapé dans l'oeil, tu aurais fait comme moi, sinon pire encore ! Alors n'aie pas le culot de me faire des leçons de morale ! Je te rappelle que c'est grâce à moi et à l'image que j'ai donné de moi jusque-là qu'on a réussi à commencer à se creuser une petite place à Iwa !

-Grâce à l'image que tu as donné jusque-là ? Mais tu t'es vu dans un miroir ? Quelle image, exactement, tu penses avoir donné aux autres, exactement ? Tu passes juste pour un scientifique à la traîne qui n'a aucune compétence sociale et qui tombe sur des formules miraculeuses par pure chance ! Réveille-toi, Jirô: tu fonces droit au saccage. Et tu sais très bien que les conséquences de tes actes vont, primo nous retomber dessus à tous les deux, et secundo nous éloigner un peu plus d'eux. Tu ne te souviens plus pourquoi on a rejoint les rangs d'une armée ? Tu l'as oublié, ça ?

-Qu'est-ce que tu crois ? Que je suis devenue fou, aveugle ou stupide du moment que j'ai revêtu le bandeau des Shinobis ? Je bouillonne toujours autant d'un désir de vengeance ! Asai était mon père, tout autant que le tien ! Et je l'aimais à ce titre ! Hors de question de reculer devant notre objectif final ! Nous les ferons payer, les uns après les autres, et nous les verrons mourir ou subir un sort pire encore, s'il en est.

-Tu parles comme l'homme qui est aveuglé par ses émotions ... Tu n'as plus ta raison, Jirô. Reprends tes esprits, bon sang ! Si les mots ne peuvent pas t'y aider, même ceux d'un frère, peut être que la bonne rouste que cette fille-là va te mettre y parviendra ! On reparlera quand tu seras calmé !*

Le silence se fit dans l'esprit du Jinmenju. Sa colère combinée à la dispute mentale qu'il venait d'avoir avec Ichiro lui donnait un mal de crâne terrible. A cela s'ajoutait la chaleur croissante. Le soleil lui aurait tapé dessus avec des gants de boxe qu'il n'aurait pas vu la différence. Pour couronner le tout, il commençait à être profondément agacé par la vue du bras droit du Tsuchikage. Il grinça des dents et, d'un ton mauvais, articula d'une voix rendue à peu près calme par un effort important:

"Bon, et maintenant ? Vous ne m'avez pas arraché à mon laboratoire simplement pour une promenade romantique, j'imagine ? Alors dépêchons-nous !"

*ATTENTION !*

Jirô bascula sur le côté presque instinctivement en voyant la chevelure rose de la guerrière virevolter un peu trop dangereusement de lui à son goût. Il n'évita le coup qu'elle lui destinait que d'un cheveux, et vit les reflets brillants de la barre de fer lui passer juste au-dessus du crâne. Mais son esquive avait un prix, qui était celui de son attitude: il vacilla un instant, essaya de se rattraper d'un pied et fit quelques pas mal assurés en arrière pour retrouver son équilibre. Il réussit à rester sur ses deux pieds, mais seulement après un instant d'effort, qui, en situation de combat aurait été trop long pour qu'il puisse espérer encore emporter sa joute après cette gaffe.

Il se remit sur ses appuis, un peu honteux. La colère, certainement l'avait empêché de réfléchir correctement à sa situation. Il n'avait pas voulu rentrer dans le jeu de la Valkyrie, et il en avait payé le prix. Il recevait cette décharge de sentiments négatifs qu'il redoutait auparavant. Il se prenait en horreur pour ce qu'il avait pu dire, faire, et surtout ressentir et remuer dans son esprit pendant la dernière heure. Finalement, cet assaut de la guerrière avait eu du bon: il avait au moins fait l'effet d'une douche froide sur les idées de Jirô, qui se remettaient maintenant en place.

*T'es vraiment un gamin ... Heureusement qu'y a quelques adultes pour te recadrer de temps en temps !

-Désolé ... Maintenant, aide-moi à me concentrer.

-Tsss ... T'as de la chance que je sois pas rancunier !*

Jirô sourit à moitié. Il connaissait bien trop son frère pour croire encore ce genre de remarques de sa part.

La Valkyrie revenait à la charge, sa barre de fer toujours férocement armée. Jirô se tenait prêt. Il était certain que cette fois, l'exercice ne serait pas aussi facile. Il fallait s'attendre à tout et n'importe quoi de la part de cette instructrice que Jirô savait particulièrement inventive en terme d'exercices d'entraînement. Il évita avec une certains souplesse le premier coup, de même que le second, qui visa sa tête. Un instant de répit, durant lequel il eut le temps de se remettre sur ses appuis. Puis, tout de suite après, la barre revenait à l'assaut. Jirô pivota sur lui-même pour éviter un coup visant son flanc droit, et s'apprêtait à répliquer d'un coup de coude.

*Baisse-toi !*

L'avertissement était judicieux, et Jirô le suivit à la lettre. Il entendit le souffle de la barre de fer au-dessus de sa tête. La cohabitation de deux esprits dans un même corps avait ça de bon qu'elle permettait à ces deux esprits d'être dans un état de confiance totale. Un atout fort pratique en situation de combat. Jirô se trouvait accroupi aux pieds de la guerrière. La barre de fer le frôla alors qu'il sautait pour se relever, et il sentit son épaule lui faire soudainement très mal. Sans doute avait-il été un peu moins agile qu'il ne l'avait prévu. Il se recula d'un nouveau bond, et, perçant à travers l'assaut de la Valkyrie, chargea dans sa direction. Les bras d'Ichiro surgissant dans son dos suffirent à arrêter un nouveau coup de l'arme métallique, la stoppant dans sa danse infernale.

*Maintenant !*

Jirô asséna un violent coup de poing en direction du flanc de la guerrière, avec la ferme intention de la toucher.

"POUCE !"

Jirô s'écroula face contre terre. Mais la douleur de cette chute se fondit bien vite dans le mélange amer des autres souffrances qui parcouraient son corps de part en part. Il se savait recouvert d'hématomes sur à peu près toute la surface de sa peau. S'il n'avait pas les mains entièrement bleues, encore, ce devait certainement être parce qu'il n'avait pas eu l'occasion de toucher une seule fois Asuka. Mais il était trop épuisé pour continuer. Voilà quatre heures qu'ils s'agitaient tous les deux dans une danse guerrière certainement très élégante, mais surtout extrêmement éprouvante pour Jirô.

Il resta un moment à haleter au sol, aspirant à chaque fois des bouffées de poussière qui ne tardèrent pas à le faire tousser, renforçant un peu plus la douleur qui lui prenait la poitrine.

*Elle est balèze, la donzelle.

-J'vais crever ...

-Tu t'es fait méchamment défoncer. Tu vas bien avoir besoin du machin que t'as inventé l'autre jour, là, avec l'autre taré qui t'a filé une mandale.

-Ah, le truc contre les contusions ... Ouais. Faut arriver à le refaire.*

Jirô essaya de se relever sur ses avant-bras, mais renonça bien vite devant l'effort. Il avait chaud, mal, et pour couronner le tout il était pris d'une sorte de fatigue qui lui engourdissait tout le corps -à l'exception de ses nerfs, évidemment, qui eux restaient parfaitement éveillés. Ichiro lui apporta un brin d'aide en faisant surgir ses propres bras de la poitrine de son frère, le relevant ainsi au prix de ses efforts à lui.

*Tu pourrais y mettre du tien. Tu crois que j'ai rien foutu pendant quatre heures ? J'te rappelle que j'me suis agité, aussi.

-On en reparlera quand tu devras te prendre tous les coups, hein ?*

Jirô se releva finalement, titubant. Le soleil lui semblait être une chape de plomb qu'on abattait sans merci sur son crâne. Il avait la gorge sèche. Il fouilla nerveusement dans les poches de sa blouse dans l'espoir d'y rencontrer quelque produit qui lui permette de se déshydrater, mais ne rencontra que du vide. Finalement, désespéré, il tourna le regard vers la Valkyrie.

"Z'auriez pas quelque chose à boire, par hasard ? J'crois bien que j'vais finir par me momifier naturellement ... Ca aurait son charme, remarquez. Ca ferait presque envie ..."

La main de son frère surgit de son épaule pour lui donner une mandale mémorable.

*AÏEUH ! C'était pour quoi, ça ?!

-N'y pense MÊME PAS. Hors de question que tu te momifies.

-Meuh ... Pas drôle ...*

Il se massa la joue, et reporta son attention sur le bras-droit du Tsuchikage.

"Je pense pas que ça serve à grand chose de s'acharner aujourd'hui. Et puis, vous devez avoir assez à faire pour vous occuper d'un cas désespéré. Mais merci quand même de m'avoir donné de votre temps, c'était chouette. Enfin, à part les coups reçus ..."

Il attendit un instant. Quelque chose lui disait que les choses n'allaient pas s'arrêter là, étrangement.

Jirô resta un moment silencieux, sirotant par à-coups sa boisson. Ses douleurs se calmaient petit à petit. Si quelques instants auparavant ses muscles semblaient crier à l'aide et brûler de toute leur puissance, leur détresse se taisait peu à peu. Mais la seule perspective de devoir remettre ça bientôt faisait grimacer le scientifique. Il n'était pas vraiment très enthousiaste à cette idée. D'autant qu'il n'avait vraiment rien demandé. Il s'était trouvé embarqué malgré lui dans une entreprise qui le dépassait un peu, maintenant. Mais il se voyait assez mal dire non à la Valkyrie. Soit qu'il craignait de se prendre une mandale impressionnante, soit qu'il était conscient qu'il n'avait pas vraiment le choix ... Après tout, qu'il le souhaite ou non, il était un soldat avant tout. Même avant d'être un scientifique.

"Vous seriez une idiote de vous excuser. Et je serais un imbécile de réclamer des excuses. Vous n'avez même pas besoin de m'expliquer, en fait. Si je devais vous en vouloir pour quelque chose, ce serait seulement pour n'avoir pas tapé suffisamment fort pour que les informations rentrent plus efficacement dans mon crâne, voilà tout. C'est un entraînement, pas besoin d'en faire un drame. Même si ça fait très mal ..."

Jirô était songeur. Après l'effort, il s'était ramolli. Maintenant, ses pensées dérivaient sans suite sur les derniers mots de la Jisetsu. C'était en faisant l'acquisition de l'endurance, de la technique et de la connaissance qu'il deviendrait un grand scientifique ... Cela impliquait qu'il laisse tomber ses méthodes peu conventionnelles et somme toute assez hasardeuses au profit d'une façon de pratiquer les sciences plus ... encadrée ? Banale ? Il n'était pas particulièrement enthousiasmé par cette perspective. Pas enthousiasmé du tout, même. Il était un artiste dans l'âme, et sa façon d'expérimenter était sa forme de création. Il ne voyait aucun intérêt à la laisser tomber pour une forme de rigueur, aussi rassurante puisse-t-elle paraître aux yeux des autres.

"Laissez-moi vous expliquer quelque chose sur mon rapport à la science, un peu plus calmement que tout à l'heure."

Il soupira. Il n'aimait pas vraiment se confier comme ça, et il avait espéré que l'épuisement de l'entraînement serait suffisant pour lui faire oublier son caractère particulièrement secret sur ce point-là.

"La science n'est pas qu'un outil de progrès, quelque chose qu'on développe pour parvenir à de nouveaux sommets médicaux ou technologique. Elle n'est pas uniquement une façon de sauver plus de gens ou d'en tuer plus qu'avant. Elle a une dimension essentielle, et trop souvent oubliée par le commun de mes pairs, je crois, et qui est pourtant des plus intéressantes. La science est un art, au même titre que l'art est une science. La méthode scientifique peut être comparée à un style artistique, de même que la palette de couleurs du peintre sera l'armoire à herbes du pharmacien. Je comprends que vous vous souciez de ma pratique de la science. Elle est dangereuse, c'est vrai, et certainement assez effrayante. Et elle n'est certainement pas conventionnelle ... Et pourtant, elle est ce qui me plaît le plus. C'est justement parce qu'elle est dénuée de rigueur et de discipline -mais pas de connaissances- qu'elle est attrayante. Alors, comprenez ma détresse: vous me demandez, vous ou tout le reste de mes confrères, trop inquiétés par ma méthode d'expérimentation, d'abandonner ma technique au profit d'une autre, plus rigoureuse et plus conventionnelle."

Jirô soupira à nouveau, et se laissa tomber contre le dossier de sa chaise.

"C'est impossible, malheureusement. A ce compte-là, autant abandonner les sciences. Elles n'auraient plus aucun intérêt. Celui qui se cantonne à la rigueur ne peut viser que ce qui est raisonnablement accessible. Pardonnez mon orgueil, mais je vise plus haut que ça."

Il goba d'un trait ce qui restait de boisson dans son verre.

"Si l'on parle de mes occupations, pourquoi pas des vôtres ? Quels sont les plans de notre cher Tsuchikage pour Iwa ? La guerre, la paix, l'expansion ... Il n'a que l'embarras du choix."