Shirahime descendait la Komodari à bord d'une petite embarcation. Ils étaient une dizaine de passagers dans la barque, mais malgré le fait qu'ils soient serrés au possible, ils ne communiquaient pas -ou très peu- entre eux. Ils venaient de passer la dernière grande ville qu'ils devaient croiser avant d'atteindre leur destination: Suzume. A leur droite s'étendaient les Plaines Herbeuses, désertes en apparence mais que tous savaient être remplies de toute une faune discrète qui avait appris à se cacher des hommes. A leur gauche, leur vue était bouchée par la San'Rin Fukurou, dont les troncs rapprochés formaient une sorte de rideau opaque d'écorce derrière lequel on ne pouvait rien distinguer sinon l'ombre de la forêt. Tout semblait calme. Malgré la fraîcheur de l'air, et une brise légère qui effleurait du bout du souffle les eaux de la rivière, le temps était relativement agréable. Le soleil brillait haut dans le ciel, seulement dissimulé parfois par quelques nuages téméraires et bien osés. Il devait être aux alentours de midi.

Shirahime exécrait particulièrement l'exiguïté. Le contact forcé avec les autres gens lui donnait des frissons de dégoût, d'autant plus que dans le cas présent son voisin de gauche semblait trouvait parfaitement normal de lui enfoncer son épaule dans les joues -en raison de sa petite taille, Shirahime devait subir des tourments particulièrement douloureux, autant pour son estime personnelle que pour sa seule condition physique- et que sa voisine de droite exhalait des odeurs des plus grossières, qui évoquaient à la jeune noble quelque relent marécageux. Et elle était convaincue que cette impression ne venait pas uniquement des eaux de la rivière. Peut être un bain dans la Komodari aurait-elle était un bon service à rendre à sa voisine ? Elle se prit à hésiter devant cette perspective. Mais en y repensant à deux fois, elle estima qu'il ne serait certainement pas bon de se mettre à dos le reste des passagers pour le tronçon de trajet qu'ils avaient encore à partager. Elle prit donc son mal en patience, et s'efforça de respirer par la bouche.

On comprendra donc qu'elle chercha le plus vite possible à s'écarter du groupe des voyageurs lorsque la barque arriva au débarcadère qui était sa destination finale. Il était situé au beau milieu de nulle part, et Shirahime se demandait bien ce qui avait motivé qui que ce soit à construire ce ponton, voire même qui avait pu se charger d'une telle tâche. Elle ne voyait aucune habitation aux alentours, et les directions dans lesquelles filaient chacun de ses compagnons de voyage ne l'aidèrent guère à trouver réponse à ses questions. Tous semblaient choisir un point au hasard et s'y rendre avec l'air le plus déterminé, afin de dissimuler quelque gêne. Shirahime, elle, savait parfaitement où elle devait se rendre. Son ordre de mission lui avait été fourni avec un point de rendez-vous et une date. La date désignait ce jour même, et le point de rendez-vous était sa prochaine étape. Là-bas, il était convenu qu'elle trouve son camarade de mission, dont elle n'avait jamais entendu prononcer le nom mais qui devait être un supérieur hiérarchique. On le lui aurait, sinon, jamais attribué une mission de rang B.

Elle marcha d'un pas mesuré mais vif, et dynamique. Elle ne prêtait guère attention au paysage de plaines qui l'entourait complètement. Ses pensées étaient tournées vers quelque projet qui lui tenait à coeur, et qu'elle pensait entamer le plus tôt possible. Si elle voulait conquérir, un jour, un royaume par sa seule puissance, il fallait auparavant qu'elle théorise un peu la chose. D'une part, elle devrait réfléchir à la façon de s'octroyer un territoire -que ce soit en s'emparant d'un pays déjà occupé ou en arrivant à sa direction par les voies plus classiques, mais également plus lentes, et d'autre part il fallait qu'elle imagine des façons de gouverner sagement, sans retourner l'opinion de son peuple contre elle et même à l'attirer en sa faveur. C'était tout un art, certainement, et elle avait déjà eu l'occasion de lire quelques ouvrages à ce propos. Mais elle estimait que l'expérience était ce qui lui permettrait réellement de se rendre compte de la difficulté de la tâche. Pour cette raison précise, elle avait comme projet de monter suffisamment dans l'estime de son maître, Hoheinheim, pour qu'il lui confie une cité de Taki, comme il avait déjà fait avec deux de ses précédents élèves. Reisui attirait les regards de la jeune noble.

Elle arriva finalement au point de rendez-vous. Un petit coin des Plaines où se trouvait un bosquet, au coeur duquel il y avait une clairière. C'était là qu'elle devait rencontrer son homologue du Shûkai ainsi qu'un Kosobayui qui devait leur servir de guide et d'aide. Si elle ne connaissait pas grand chose aux moeurs de ce clan, elle savait cependant qu'ils étaient dans une certaine disgrâce aux yeux du Kamui. L'actualité de Tori n'arrivait pas souvent jusqu'à Taki, mais lorsqu'elle y parvenait c'était pour livrer des informations véritablement importantes. Elle s'était promis de rester sur ses gardes, et de ne pas trop faire confiance à ceux des emplumés qu'elle devait rencontrer. Mais peut être y avait-il des bonnes choses à apprendre d'eux ...

Tsubame n'était pas du genre à juger ses camarades de mission de par leur apparence. Elle savait que le monde des Shinobis regorgeait de prodiges de tous âges, des jeunes génies aux plus vieux ancêtres recelant les plus puissants secrets des arts guerriers. Si elle-même ne jouissait pas des plaisirs de bénéficier d'un talent particulier à son âge -sinon ceux qu'elle s'attribuait de façon autonome- elle savait cependant le reconnaître chez quelqu'un d'autre grâce aux quelques indices inévitables que ces gens-là laissaient derrière eux. Soit qu'ils exhalassent une aura particulière, soit qu'ils soient simplement reconnu à un certain titre comme des prodiges, et de fait portent mention de leurs distinctions. Il semblait que son partenaire de mission était de ceux-là. Elle avait simplement déduit, durant son trajet, qu'il devait être un haut-gradé -du moins plus haut qu'elle- du fait du rang de la mission qui leur avait été confiée. En le voyant apparaître derrière les bosquets, elle conclut qu'il était un prodige.

Elle n'acceptait cependant pas plus la familiarité chez un enfant, aussi doué soit-il, que chez un adulte. Elle reçut avec froideur les salutations un peu trop informelles à son goût de son partenaire, et les lui retourna sur un ton altier et tout à fait significatif de sa pensée:

"Bonjour. J'espère que notre mission se déroulera sous les meilleurs augures."

Rien de plus, rien de moins. Elle n'aimait pas se laisser aller aux circonlocutions et aux étalages de formules de politesse dont, apparemment, son partenaire n'avait que faire. Du reste, elle s'était sentie contrainte de lui montrer une forme de respect du fait de son rang. Si elle ignorait précisément de quoi il retournait, elle savait cependant qu'elle avait affaire à quelqu'un de plus haut qu'elle dans la hiérarchie du Shûkai. Partant de là, mieux valait faire la meilleure impression possible. Et voilà à quoi se limitaient ses capacités en la matière. Une salutation froide, le stricte minimum.

Elle arqua un sourcil en voyant débouler un troisième larron, l'air passablement fatigué. Nul besoin d'être un génie pour deviner qu'il s'agissait de leur guide dans le cadre de la mission. Elle passa sur le fait qu'il s'agissait d'un membre d'un clan considéré comme potentiellement dangereux dans la région. Il s'agissait aujourd'hui de porter assistance à ces gens-là, pas de les accabler de maux supplémentaires. D'autant qu'elle était convaincue qu'il serait mauvais de s'attirer les foudres des Kosobayui. En revanche, elle avait déterminé qu'elle n'avait rien à perdre à se rapprocher de ce clan-là, ou au moins à prendre des premiers contacts pacifiques et amicaux avec eux. Si elle ne voulait pas se faire leur alliée, ni leur pion au sein de l'armée impériale, elle pensait cependant que leur place de minorité presque persécutée pouvait être intéressant à exploiter, et s'étonnait que ce ne fut pas déjà le cas.

"Bonjour, mon brave. Navrée de vous contrarier, mais je ne suis pas la dirigeante de cette équipe. Ce plaisir revient à mon partenaire."

Elle jeta un regard à Sairyo Hiko. Celui-ci semblait cependant l'encourager à répondre à la question du Kosobayui. Ses sourcils arqués se froncèrent. Quel intérêt à cela ? Elle appréciait d'avoir la possibilité d'exprimer son opinion sur la démarche à suivre, mais ne comprenait pas pourquoi son supérieur ne profitait pas lui-même de ce privilège. Cherchait-il à l'évaluer ? Auquel cas, c'était l'occasion de briller. Fort heureusement, elle avait eu l'occasion de réfléchir à la question durant son trajet en barque jusqu'au point de rendez-vous.

"Cependant, je crois pouvoir profiter une première démarche. Que pouvez-vous nous apprendre sur l'espèce d'oiseaux dont il est question ? Si nous voulons les protéger le plus efficacement possible, il nous faut savoir autant de choses sur eux que leurs braconniers, à savoir: leurs lieux privilégiés de nidification, la période où ils sont le plus visibles et leur population."

Lorsque le Kosobayui avait commencé à répondre, il avait dit "C'est une très bonne question". Shirahime lui aurait volontiers répondu "Evidemment", mais elle sentit qu'il aurait été maladroit de se laisser aller à cette pulsion. Elle avait déjà le sentiment d'avoir imposé un certain malaise du fait de son attitude -qu'elle savait être considérée hautaine par certains, mais qu'elle-même trouvait parfaitement naturelle, étant donné sa noblesse innée- et ne souhaitait pas plomber plus encore l'ambiance du groupe. Il serait primordial, pour le bon déroulement des opérations, de garder une certaine cohésion entre les trois camarades du jour. Si elle en était consciente, elle ne doutait pas que ce fut le cas de Sairyo Hiko, au moins. Quant au Kosobayui ... Il semblait docile, et du genre à se plier à chacune de leurs exigences, du moment qu'il y voyait une occasion d'avancer dans la réussite de la mission. Il serait certainement très utile, et pas dérangeant. Nul doute qu'il saurait se montrer discret, comme il l'avait déjà fait en se révélant aux deux soldats impériaux. Certainement un homme de confiance.

La brusque prise de décision de Sairyo Hiko rappela à Shirahime qu'il était le véritable chef du groupe. Dommage, elle commençait presque à se faire à sa position autoproclamée sur un malentendu de leader. Peu importe, elle n'était pas du genre à réclamer quelque chose qui ne lui était pas dû. Elle s'élança à la suite du Kosobayui, Hiko fermant la marche. Ils repartaient en direction de la forêt, plus au nord des plaines, celle-là même dont Shirahime s'était éloignée en accostant au beau milieu des plaines. Le paysage défilait à toute vitesse autour d'eux. Ils étaient l'exemple même de l'efficacité Shinobi: à peine s'étaient-ils rencontrés pour échanger quelques informations qu'ils partaient déjà sur les lieux du crime en quête de quelque indice qui pourrait les aider à résoudre l'enquête avec laquelle ils étaient aux prises. Si Shirahime n'avait pas trouvé cette attitude parfaitement normale, elle s'en serait certainement enorgueillie.

En chemin, elle se repassa en mémoire les informations que leur avait délivrées Toria. Les cibles des braconniers étaient des oisillons d'une couleur suffisamment visible pour se détacher nettement de la verdure de la forêt, donc facilement repérable. Les parents étaient, eux, plus visibles encore, à en croire la description qu'en faisait le guide local. De plus, ils devaient être assez imposants, même à l'âge enfant, pour que des hommes adultes puissent leur monter dessus une fois leur croissance terminée. Finalement, le seul atout naturel dont disposaient ces pauvres bêtes était leur habitude de fabriquer leurs nids en hauteur. Sans ça, il paraissait certain, aux yeux de la jeune noble, que leur espèce aurait disparu depuis un bon moment. La nature semblait s'être ingéniée à les accabler du plus de maux possibles, afin de rendre leur survie dans un monde hostile la plus difficile possible. Mais peu importe ces considérations: il ne s'agissait pas, aujourd'hui, de refaire les lois de la nature mais bien de remédier à l'immoralité de certains. Une mission tout aussi complexe, sinon plus encore.

Ils ne tardèrent pas à plonger dans la forêt, une fois le cours d'eau traversé. Ils s'enfoncèrent pendant un moment dans la dense masse d'arbres, avant d'être arrêtés d'un signe de la main par Toria. Il leur désigna sans un mot une grosse chose hérissée de brindilles par terre. Shirahime s'en approcha. C'était en fait un tas de branchages, compactés de façon à être le plus solide possible, Aucun doute possible, c'était un nid. Et il n'y avait pas trace d'oisillon, ni d'oiseau adulte, dans les environs proches.

"J'imagine qu'ils cherchent à faire tomber le nid pour récupérer au vol les oisillons qui se trouvent dedans. A moins qu'ils ne récupèrent les oisillons à même le nid, en grimpant à l'arbre, pour ensuite laisser tomber ce qu'il reste de leur forfait. Mais c'est moins probable, et plus risqué. Est-ce qu'un de ces braconniers à déjà été appréhendé ? Ou est-ce qu'on a déjà eu l'occasion d'en observer pendant la capture d'oisillons ?"

Shirahime s'avança vers le nid tombé à terre, et observa plus attentivement le creux qu'il avait formé sur le sol. C'était une forme bien caractéristique, et qui ne pouvait pas être l'effet d'un élément naturel, de toute évidence. Aucun animal ni aucune branche tombée n'auraient pu produire une marque avec des contours aussi nets, et surtout d'une telle puissance. Il fallait bien que ce soit humain, et il était donc en effet évident que cela avait à voir avec la façon de procéder des braconniers. Mais quel outil avaient-ils bien pu utiliser qui laissait de telles marques derrière lui ? Shirahime ne voyait pas beaucoup d'objets ayant pu servir à produire ce stigmate dans l'humus, et aucun d'eux ne lui semblait avoir vraiment été utilisé ici, au risque d'abîmer les oisillons. Elle avait d'abord pensé à une masse d'arme, mais c'était très peu probable. Ce genre d'arme était trop dangereux pour être utilisé pour chasser des animaux d'une constitution encore assez faible, comme c'était le cas des jeunes Kokis. Elle avait bien une autre hypothèse en tête, mais elle était trop floue pour constituer une piste valable en soi. Néanmoins, peut être leur guide local pourrait les renseigner plus à propos, s'ils lui posaient les bonnes questions.

"Je pense que l'hypothèse d'une arme comme on en utilise dans l'armée est à exclure: elle serait trop dangereuse pour les oisillons, et risquerait de les blesser. A moins bien sûr que les braconniers soient trop sûrs de leurs capacités pour s'épargner d'éviter un risque, mais c'est peu probable. Ils sont prudents, et certainement moins bêtes qu'on le pense. La preuve en est qu'ils attendent que les parents soient partis en chasse pour s'attaquer au nid. Non, ils ont forcément utilisé un autre moyen, à mon avis. Quelque chose qui leur assurerait une maîtrise parfaite, sans prendre trop de risques. Je pense ... Je pense qu'il peut s'agir de Shinobis."

Elle n'avait pas grande idée des rassemblements de Shinobis qui existaient dans la région, ni même si d'autres clans que les Kosobayui habitaient Tori. Mais c'était une hypothèse qui pouvait se révéler être intéressante, et c'était surtout la seule alternative qu'elle imaginait à la théorie des armes.

"Est-ce que vous savez, Toria, s'il y a des Shinobis capables de ce genre de choses dans les environs ? Pas forcément des soldats, ceci dit, mais en tout cas des gens sachant manipuler le chakra. Cela expliquerait également comment ils ont réussi à atteindre les nids, qui sont tout de même particulièrement haut. Il nous faut établir un profil du genre de personne que l'on va rechercher. De ce qu'on en sait, pour l'instant, ce sont des gens attirés par l'argent, sans doute capables de manipuler leur chakra et possédant assez de connaissances sur les oiseaux pour savoir quand et comment s'en prendre à leurs petits. Reste une question qui me semble digne de s'y attarder ..."

En effet, un détail restait qui la perturbait dans cette histoire, et qui n'avait été mentionné par aucun de ses deux collègues auparavant.

"Comment se fait-il qu'il n'y ait aucune trace de lutte ? Je veux dire: même s'ils ne sont pas aussi robustes que leurs parents, les petits Kokis doivent bien se débattre quand ils sentent le danger. On devrait trouver des plumes duveteuses éparpillées sur le sol. A moins bien sûr que les braconniers n'aient pris le soin de toutes les ramasser, sans en oublier aucune. Mais ils doivent avoir trouvé un moyen d'endormir la méfiance des oisillons le temps de la capture. Peut être en usant d'anesthésiants, ou en mimant un comportement animal ..."

Une hypothèse commençait à se profiler dans l'esprit de Shirahime, mais elle n'était encore que très incertaine quant à son sujet. D'une part parce qu'elle manquait d'éléments pour s'assurer du bien-fondé de ses soupçons, et d'autre part parce qu'elle risquait d'impliquer les commanditaires mêmes de cette mission.