Kumo, mardi soir.

Il fallait bien que je m'y mette un jour...
Mon appartement possède une belle cuisine, mais je n'ai aucune expérience de conception de plats complets, développés et raffinés pour vraiment l'utiliser. J'ai donc engagé un grand chef de Kumo pour une soirée afin qu'il puisse m'initier à l'art gustatif.
Il était assez vieux, chauve, avec de grosses lunettes rondes de couleur rouge et avait la fâcheuse habitude de râler sur tout ce qu'il voyait.

La soirée était déjà assez bien entamée et la décision de nous attaquer à un bœuf carottes avec un petit lit de pommes de terre en accompagnement fut rapidement adoptée.
Dans la cuisine, se trouvait des dizaines d'ustensiles plus loufoques les uns des autres. Monsieur Efko – c'est comme cela qu'il s'appelait – prit les devants et sortit tout l'équipement que nous allions utiliser ce soir : Une marmite aussi grosse que ma tête, des verres, des cuillères en bois et en métal…

Je ne perdis pas de temps et sorti tous les ingrédients que nous avions achetés ensemble au préalable : quelques centaines de grammes de joue de bœuf, du beurre, des pommes de terre, des carottes fraîches, des oignons venant du village, le sel, le poivre, le vin blanc, etc...
Tout ce que nous avions choisi était de qualité supérieure, il faut croire qu’il avait l’œil pour ça !

Nous démarrions la préparation de la viande et je repensais à notre petit accrochage avec le dirigeant dans la boucherie tout à l’heure. Je lui avais dit que je ne savais pas à quoi ressemblait un bœuf vivant, et, par effet papillon, c’est parti dans tout un scandale, c’était tellement gênant !

« Un gamin de dix ans, qui n’a jamais vu un bœuf, c'est consternant ! Non mais vous vous rendez compte ?! Qu'est-ce qu'on vous apprend à l'académie ? Pas la vraie vie en tout cas ! »

Le boucher nous avait donné du bœuf avec une odeur et une couleur assez bizarre, ça n’avait pas laissé notre cuisinier indifférent :

« On va me dire oui vous êtes un con, vous allez jeter ça ! Oui, je le jette ! C’est pas du bœuf ça, c’est de la merde ! Donnez-moi du vrai bœuf de qualité venant de Kumo ! »

Il était vrai que je n'avais jamais eu l'occasion de voir un bœuf dans ma vie, mais ce n'était pas si grave, après tout, j’étais encore jeune ! En tout cas, même s’il était très vulgaire, il était vachement à cheval sur la qualité des ingrédients qu’il choisissait, tant mieux pour moi, au moins je savais quoi manger !


La préparation étant terminée, nous devions désormais laisser cuire le tout pendant une heure et quinze minutes. Pour nous occuper, nous avons décidé tous les deux, de nous avancer sur des tâches personnelles.
Nous nous installions sur mon long bureau de travail en bois.
De mon côté, j’écrivais pour mes parents. Et lui ? Pour que le monde entier se sente mieux dans son assiette.
Il était aussi écrivain, et ce, depuis sa jeunesse. Il en était à plus de cinquante livres de cuisine de publiés et ses lecteurs lui ont attribué le surnom de « Pourfendeur de la malbouffe ».
Le livre qu’il était occupé d’écrire ce jour-là avait comme titre : « Une vie d’Efko », où il se dévoilait, à travers ses mémoires, avec une incroyable sincérité. On pouvait y apprendre que c’était un homme généreux, enthousiaste, infatigable, mais aussi un homme blessé.

« Le jour où tu liras ce livre, c’est que je serais au côté de mon fils, au paradis. » Qu’il disait.

Nos écritures respectives nous ont fait perdre la notion du temps et le lit de pommes de terre avait trop grillé.

Nous décidâmes unanimement de retourner au travail. Bien que distraits, nous avons senti qu'il fallait utiliser cette occasion pour entreprendre quelque chose de novateur.
Il coupa encore plus finement les pommes de terre, ajouta du sel et d’autres ingrédients secrets.
En dix petites minutes seulement, notre lit de pommes de terre était transformé en un grand bol de lamelles croustillantes et salées. Je n’avais jamais vu ça de ma vie, peut-être était-ce l’une de ses nombreuses recettes personnelles ?

Nous mangions notre préparation sans un mot. Tous deux, savourions le délice que vous venions de créer. Nos papilles gustatives explosaient à chaque bouchée, cela avait pour conséquence de nous offrir un immense sourire sur le visage.

Au moment de partir, il me confia une dernière parole :

« Mon ami, je m’en vais en voyage, très loin. On ne se reverra sans doute plus jamais, mais je compte sur toi pour apprendre aux autres personnes de ton entourage à bien cuisiner et à utiliser les meilleurs ingrédients qui leur sont disponibles. Plante les graines de la gastronomie dans tous les champs du pays, tu es mon dernier espoir. Et surtout n’oublie jamais que ta cuisine est, tout comme ton écriture, un art. Donne lui la forme que tu souhaites. Bonne chance ! »

Le vieil homme chauve s’en alla, vêtu d’un grand manteau rouge et sans préciser sa destination, dans les rues de Kumo, éclairées par la faible lumière de la lune.