Il fallait attendre. S’il avait encore de sérieux doutes – et ils étaient légitimes – quant à ce que Kawaguchi Tsukiko ait les qualités requises pour gouverner le pays, il comprenait parfaitement que cette dernière n’ait pas une minute pour elle. Une petite heure, c’était le délai qu’on lui avait proposé. Comme s’il y avait un autre choix ? Il allait donc patienter, mais que faire en attendant ? Son regard hésita sur les différents passages et recoins du palais. Finalement, Tetsuya s’enfonça dans un large couloir sur la droite.

C’était mélancolique : chaque fois qu’il bifurquait vers une nouvelle allée du palais, le Barbare se souvenait d’un moment précis de son existence. Il avait servi Isagoji Dastan pendant plusieurs années et s’il n’était pas du tout le plus redoutable de ses soldats, il en fut le plus fidèle. Malgré la différence de comportement et d’éducation, cet homme riche sur tous les plans lui avait offert un nouvel avenir.

A l’époque, il avait prévu de se rendre à Suna si jamais il ne trouvait rien à la capitale. Mais l’aurait-on laissé vivre à sa façon dans cette base militaire ? Non, on l’aurait tôt ou tard poussé à devenir un shinobi, un Sunajin. Et ça, l’homme le refusait totalement. Il ne fallait pas oublier qu’avant d’être des assassins, les Suzurane qui avaient massacré son clan étaient des ninjas.

Devenir un shinobi, c’était croire que seule la force pouvait suffire à obtenir ce qu’on voulait. Or tout barbare qu’il était, Tetsuya ne combattait que pour sa survie ou celle des personnes qu’il devait protéger.

─ J’peux te tenir compagnie ?

Il venait de s’adresser au jeune homme qui, visiblement, se reposer sur l’un des bancs en marbre du palais. Si Tetsuya avait de la place, il préféra se placer vers le milieu pour pouvoir reposer son épée à dents sur l’extrémité du banc. Une fois assis, il enleva les quelques bandages qui recouvraient son arme.

─ T’as pas l’air en point, qu’est-ce qu’il s’est passé ?

Nul besoin de le regarder à nouveau, Tetsuya avait appris à avoir la mémoire aussi tenace que son œil était vif. C’est donc les yeux rivés sur son arme que le Barbare sortit de l’intérieur de son habit une pierre. Puis il se mit à aiguiser le tranchant de sa lame.

Je n'ai pas encore pu me familiariser avec le Palais. Cela fait à peine quelques heures que Setsuna m'a autorisé à faire quelques pas et mon exploration se limite aux quelques couloirs adjacents à la chambre dans laquelle je me suis réveillée. Mais j'en ai vu suffisamment pour comprendre que je me situe dans des quartiers privilégiés de l'immense bâtisse. Peut-être même l'endroit où se prennent les vrais décisions. Tout n'est qu'or et apparat par ici. De la décoration aux rares personnes qui déambulent avec une fierté évidente, tout respire le luxe. Et je ne me sens pas à ma place.

*Tsu doit se sentir comme un poisson dans l'eau, elle...*

Ma cousine... Bombardée Daimyo... Je ne sais pas vraiment si je dois m'en réjouir. Le fait qu'un Kawaguchi endosse la plus haute fonction de Kaze n'est pas pour me déplaire. Mais j'ai l'impression d'avoir été grugé. Elle placée sous les feux de la rampe. Et moi cantonné au rôle de prison de chair pour Ichibi... La jalousie est naturelle chez moi. Et je crois bien que je commence à jalouser la flamboyante blonde. Moi, envier une bâtarde? L'ironie semble s'acharner ces derniers jours...

Toujours est-il que je ne suis même pas certain de ma condition: suis-je un prisonnier ou simple patient dont on s'occupe particulièrement bien? Trop bien peut-être? Je ne me suis pas trop éloigné de ma chambre. Mais les regards des gardes rivés sur moi ne m'ont pas échappés. Est-ce qu'ils savent? C'est peu probable... Je crache une bouffée de fumée avant de poser les yeux sur l'homme qui vient de m'adresser la parole. Se joindre à moi? Ouais, s'il veut... Ce n'est pas comme si j'avais beaucoup eu l'occasion de discuter ces derniers jours. Pourquoi cracher sur une potentielle source d'information?

J'accède donc à sa requête en haussant vaguement les épaules puis le suit du regard jusqu'à ce qu'il prenne place à mes côtés. Juste assez loin pour que sa présence reste tolérable. Mon attention se focalise ensuite sur la lame qu'il commence à aiguiser. Est-ce là un message caché? Une menace à peine voilà? Difficile de comprendre le langage souvent subtil de tous ces diplomates et autres rats de cour. J'écrase ma clope et en rallume presque immédiatement une autre. Ma santé? C'est le cadet de mes soucis vu les circonstances... L'autre en profite pour me questionner sur mon état. Plus que le fond, c'est la forme qui me dérange.

"Ha oui d'accord je vois d'où vient le problème en fait..." c'est le soucis avec les inférieurs: il faut tout leur expliquer! "C'est sûr que je ne suis pas le... résident le plus coutumier des lieux et que ma présence peut paraître un brin déplacée. Et tu aurais raison: ma place ne se trouve de loin pas ici."

Mon regard vagabonde en de régulières ondées, passant de l'épée à son propriétaire. Le tout en prenant le temps de reprendre une longue bouffée sur ma cigarette. Je ne sais pas si on peut comparer la cour du Daimyo à une meute de loups. Mais la comparaison me semble adaptée. Si je pars de ce principe et en tant que nouveau venu, je me dois de me faire ma place. Un mâle Alpha - Kawaguchi qui plus est - doit faire valoir ses prétentions. Et obtenir le respect qui lui est dû...

"Ceci étant dit... J'imagine que le tableau est encore un peu obscur pour toi avec tous les changements de ces derniers jours hein? Alors laisses-moi t'éclairer: Je suis le cousin de Kawaguchi Tsukiko! Hé oui... Ce qui fait non seulement de moi un membre du clan le plus puissant de ce désert mais également un proche - très proche - de ton nouveau Daimyo! À partir de là... Je vais me permettre de te tutoyer et tu voudras bien avoir l'obligeance de me vouvoyer en retour..." j'envoie valdinguer le reste de ma clope par le balcon. "Ha, en fait: jolie épée..."

Un léger signe de la tête vers l'objet de mon compliment plus tard, me revoici avec une nouvelle cigarette. Et pas mal d'interrogations dans la tête. Ce n'est pas courant un conseiller qui se balade avec une épée dans le coeur du Palais, si? Ou alors les derniers événements les poussent à la méfiance. Il faut dire que le climat pourrait être meilleur dans le pays... Mais cet homme aiguise son arme avec la force de l'habitude. De quoi éveiller ma curiosité.

"T'es quoi toi en fait? Une sorte de courtisan?" je hausse un sourcil. "Courbettes, danses et autres conneries hein?"

Et là c'est le moment où je me rends compte que j'ai tant de choses à apprendre de ce nouveau monde...

Il ne semblait pas à l’aise. Enfin, c’était difficile à juger. S’il ne paraissait pas le moins du monde soucieux, cet inconnu n’avait pas l’air d’être dans son « élément ». Et pourtant, il allait vite prouver qu’il était plus proche du Daimyô que le Barbare aurait pu le soupçonner. Un cousin de Kawaguchi Tsukiko ? S’il le disait avec une telle assurance, c’est qu’il devait bien l’être. Et puis quand bien même, qu’est-ce que cela changerait ?

En tout barbare Dajo qu'il était, Tetsuya ne voyait aucune raison d'accorder ce qu'autrui n'était pas près à donner. Et dans le cadre d'un vouvoiement, c'était encore plus vérifié. Mais l'inconnu semblait en pleine rémission, et le Barbare n'était pas du genre à s'énerver ou à chercher le conflit. Préférant garder sa réponse initiale, il opta pour autre chose. Vouvoiement mérité ou pas, le Dajo s’accorda un rictus.

─ Ah ? Ca sera un « vous », alors.

Sur quoi il continua de polir sa lame. Ce jeune homme, à l’arrogance tellement peu masquée qu’elle pouvait cacher quelque-chose, n’avait néanmoins pas répondu à la question du civil. Tant pis, pensa ce dernier. Il n’allait pas insister. Surtout pas auprès de ce genre de personnes.

Le bras droit continuant d’aller et de venir, Tetsuya se remit à sourire lorsqu’il entendit la première interrogation de ce fameux cousin royal. Mais si là aussi il aurait pu répondre de milles façon différentes, le Dajo s’accorda un moment de simplicité dont il avait le secret.

─ Non, pas vraiment.

Ah, il aurait bien aimé en savoir plus sur les blessures qui semblaient parcourir ce jeune homme, mais il était si fermé à ce que la discussion porte sur lui que le Barbare ne pouvait trouver la force de se plonger dans une sorte de lutte oratoire. Le mieux à faire, c’était de l’écouter, et d’essayer de répondre de façon plus ou moins ouverte.

Heureusement, il y avait une horloge à quelques mètres en haut du mur qui pourrait servir d’échappatoire à Tetsuya si ce dernier était entraîné dans une discussion longue et toujours aussi dictée par un rythme arrogant.

─ A vrai dire, je suis ici pour rencontrer votre cousine, monsieur Kawaguchi..?

Il laissa sa pseudo-question en suspens. Après tout, c’était une meilleure voie pour leur échange, non ? Dans tous les cas, il continuait d’aiguiser le tranchant de son épée à dents, avec autant d’expérience que de simplicité. Et tout cela pour qu’à chaque utilisation, il sache qu’elle était presque parfaite.

La réaction d'un homme face aux insultes - qu'elles soient voilées ou non - est souvent révélatrice. Il est difficile d'observer la vraie nature d'une personne lorsqu'elle se cache derrière le masque imposé par notre société. La plupart des gens s'énervent facilement contre les remarques que j'ai l'habitude de distiller. L'arrogance est dans ma nature. La plupart du temps elle se révèle être un fardeau. Mais de temps à autre elle sait se montrer utile. Notamment lorsqu'il s'agit de pousser les gens à se révéler bien malgré eux. Combien de faux calmes ai-je déjà croisés?

Pourtant cet homme-là est différent des autres. Il appartient à une minorité que je n'arrive pas à catégoriser. Non seulement il m'a répondu avec toute la convenance nécessaire en faisant une concession qui ne semble pas lui coûter grand chose mais il a également réussi à susciter ma curiosité en mentionnant ma cousine. Et alors que j'ai moi-même fermé la discussion je me retrouve dans la position de celui qui souhaite l'entretenir. C'est... malin. Je n'arrive toutefois pas à dire s'il se contente d'être lui-même où s'il me donne avec élégance une leçon sur la diplomatie...

Je suis partagé entre le désir de m'obstiner dans le silence et l'envie d'en apprendre plus sur le sujet dont il s'entretiendra avec ma cousine. Si je lui donne mon nom nous serons revenus à la case départ. Et il aura finalement obtenu de moi ce qu'il désirait. Il m'aura mené où il le désirait. Ma fierté me l'interdit. Mais la curiosité à la particularité d'aller en s'amplifiant tant qu'elle n'est pas assouvie. Il faut opter pour le compromis!

"Ce qui compte avec un outil n'est pas le nom qu'il porte mais plutôt l'utilité qu'il peut avoir. Laissons tomber les présentations veux-tu? Elles n'ont d'intérêt que pour ceux qui veulent bien y accorder de l'importance..." je me tourne vers lui. "Donc... tu souhaites rencontrer ma cousine? J'ai bien peur qu'elle soit atrocement occupée depuis quelques jours déjà. Elle doit gérer une nation entière à présent et ne pourra certainement pas vous accorder le temps que vous souhaitez. Cependant..."

Finalement je crois que je pourrais prendre goût à la politique. Il s'agit simplement d'exprimer les choses avec un langage fleuri et de subtiles menaces. Les mots remplacent les lames mais le. principe reste le même. Je m'autorise une nouvelle bouffée de cigarette avant de me pencher davantage vers mon voisin

"Il se trouve que j'ai l'oreille de notre nouveau Daimyo. Ce dont, je crois, peu de gens peuvent se vanter aujourd'hui... " Aux dernières nouvelles du moins... "Je pourrais faire en sorte qu'elle ne se contente pas seulement de t'écouter mais aussi qu'elle t'entende. Maintenant, évidemment, il faut que j'en sache plus. Parce que pour l'instant tout ce que je vois c'est un homme armé souhaitant s'entretenir avec la plus haute autorité de ce pays..."

Une personne un peu méfiante pourrait très bien imaginer qu'il compte se servir de sa lame. Je pourrais décider que c'est effectivement l'idée qu'il a en tête. S'il ne peut pas m'être utile alors en toute logique il devient inutile. Il a saisi l'opportunité que je lui offrais. Et je suis pratiquement certain qu'il n'est pas passé à côté de le menace. Dans tous les cas il est facile de résumer mon "'offre": dis-moi ce que je veux savoir ou prends le risque de me contrarier...

Encore des flots de parole. Même mal en point, ce jeune homme semblait bel et bien avoir une langue indemne. Tant mieux pour lui, pensa le Barbare, qui continuait de s’occuper de sa lame. C’était un individu atypique, avait-il rapidement conclu. Loin de juger la personne, il se contentait simplement de la jauger. Présent dans la discussion mais dévoilant comme un côté absent, il se demandait même si son comportement n’allait pas finir par user cet homme d’Odaichi. Mais jamais un Dajo ne changerait ce qu’il était, et Tetsuya ne faisait pas exception.

─ Pourtant c’est vous qui teniez à savoir ce que j’étais juste avant, monsieur.

Mais ce n’était pas le plus important. Non, ce qui l’était : c’était d’entendre que Kawaguchi Tsukiko risquait d’être occupée. Il en avait parfaitement conscience, mais ce qu’il n’imaginait pas, c’était qu’on lui parle de plusieurs jours au moins. Sans dire un mot, il laissa son interlocuteur s’engouffrer dans de nouvelles phrases, qui avaient néanmoins le mérite d’avoir un nouveau ton.

Assurément, le Kawaguchi voulait en savoir plus. Ne voulait-il que faire un échange honnête entre une entrevue privilégiée avec sa cousine et la divulgation des raisons de la présence du Barbare, ou y avait-il une menace quelque-part ? Un homme armé, voilà tout ce qu’il voyait. Il n’avait pas tort, comment pourrait-il voir autre chose de toute manière ?

─ Je suis navré que vous ne voyiez qu’un homme armé en moi, mais c’est bien vous qui vouliez que l’on laisse les présentations de côté.

Nouveau geste de polissage. Sa lame était quasiment proche de la perfection en ce qui concernerait son tranchant. Un signe de la fin d’une discussion ? Non, Tetsuya savait meubler le temps libre qu’il pouvait avoir. Et la présence du Kawaguchi ne le dérangeait pas. Tant mieux d’ailleurs, lorsqu’on savait que c’était lui qui était venu s’asseoir à ses côtés.

Mais comme il l’avait déjà pensé, s’il y avait une personne susceptible de perdre le contrôle, c’était bien ce jeune homme et son arrogance qu’il ne semblait pas vouloir dissimuler. Mais là encore, un barbare n’allait certainement pas changer son attitude. Lui qui avait tutoyé la mort tant de fois, n’était plus terrifié de rien, en plus d’être fermement décidé à être ce qu’il était.

─ Merci de votre proposition, mais ne vous en faites pas pour moi. J’attendrai le temps qu’il faudra, et je suis sûr que votre chère cousine me verra dès qu’elle le pourra.