Yuki no Kuni, il n'y a pas si longtemps.

Ca avait commencé par une dispute et terminé par les armes. Il y a quelques heures encore, Saru effleurait le tribut qui lui aurait enfin rempli la panse, qui lui aurait enfin ôté la faim du ventre, et en quelques minutes, l'espoir d'un repas chaud s'était évanoui dans le sang, brisé par la morsure de l'acier des traitres. Et dire que sa vie allait s'arrêter sur ce caillou où elle avait échoué, ballotée par les navigations clandestines, les coûteuses corruptions. Quand on lui avait proposé le travail, la chute semblait aisée, quelques traits tirés sur des vies secondaires, quelques coups de pression, rien de trop dur pour l'endurcie qu'elle était. Seulement voilà, elle et la petite troupe qui avait trempé ses mains dans trop de sang depuis deux semaines était devenue trop coûteuse parce que trop efficace. Il fallait se douter que des mercenaires affamés, traqués, fatigués ne pouvaient pas aspirer à toucher une prime de deux fois le montant initial sans que les employeurs, de foi mauvaise l'en les sanctionnent à mort.

Assise, la main sur la plaie béante qui martyrisait ses nerfs depuis qu'on avait plongé sur son flanc droit la lame du katana qu'elle avait remplacé avec tant de zèle, la Gekei sentait la vie l'abandonner, son dernier souffle s'en venait du fond de son être pour enfin trouver la liberté dans l'immensité blanche de Yuki. Son treillis bleu et noir datant de l'ancienne Kiri avait peine à éponger le flot interminable d'hémoglobine qui l'inondait, ses pieds nus commençaient à geler, sa veste militaire, elle aussi datée de l'époque de la Brume Sanglante, était pareille à une vieille voile que l'on décrocherait bientôt pour l'abandonner, en faire de nouveaux vêtements. Ces années d'errance trouvaient leur terme assises contre un roché couvert de neige, non loin des quartiers militaires du pays qu'elle avait en vain tenté de rejoindre pour y trouver refuge. La tempête qui s'annonçait la prendrait bientôt, et face à ce désarroi, seule la plaque Kirijin qu'elle arborait il y a quelques années lui tenait compagnie.

Elle qui était une vraie battante, une terreur, elle venait de se faire piéger par une vermine incapable d'assurer ses propres affaires. Aujourd'hui, on avait appris au singe à faire la grimace. Ce même singe dont la queue, trempée de sang, ne remuait plus allait pleurer sa honte et sa colère dans le sillon de la Mort. Mais la Vie, trop perfide pour le laisser partir sans elle-même percevoir son tribut, avait infecté ses plaies, l'avait assailli de fièvre, et, dans son dernier délire, Saru du clan Gekei, s'en saisit de son imposante queue pour trouver un peu de chaleur dans cette solitude qui la brûlait de froid.

Tout en fustigeant l'acte mesquin qui l'avait plongé là, on ne pouvait que s'interroger sur le génie humain. Un être si frêle pouvait abattre l'épaisse musculature à la crinière rouge et au regard qui aurait fait trembler la violence elle-même si il avait assez de malice. Un être si frêle pouvait se délecter du dernier cri que sa victime criait en ce moment, pleine de rage et de frustration. Dernier cri ?

La puissance du désespoir. A moitié consciente du sauvetage incertain dont elle bénéficiait, Saru, malgré tout accrochée à la vie, réticente devant l'échec fatal, entrouvrit les yeux. Autour d'elle, la neige avait disparut laissant place à un horizon plus gris, plus sec, buriné par la guerre qu'elle avait connu dans les rangs Kirijins. Au-dessus d'elle, le visage tout aussi abîmé d'un homme qu'elle reconnaissait. Son ancien chef d'escouade. Le délire la plongeait dans des songes éveillés si proches de la réalité qu'en un instant elle avait abandonné toute nation rationnelle et laissé sa mémoire adossée au rocher, comme si son corps s'en était détaché alors qu'il voyageait dans les bras d'un inconnu bienfaiteur. Un sourire gêné prit place sur son visage lacéré par le froid, la fatigue et la faim. Que son supérieur fasse preuve de bonté à son égard était à la fois rare et humiliant. Son sens du devoir mis à mal, elle s'obligea à combler le vide installé par la gêne décrite plus haut.

-Ils tiennent la crête, on est tombé dans une embuscade. Les gars n'avaient plus à manger, on était obligé de quitter la position.
Ouais, on a lancé l'assaut pour choper de vivres. On en a esquinté pas mal mais ils étaient trop nombreux...

Stabilisée dans son état de froid, la Gekei pouvait espérer -si elle en avait été consciente- survivre jusqu'à l'arrivée à la civilisation. En l'état, grâce à au tissu qui couvrait partiellement son corps, son état général se dégradait à peine moins vite, mais de ce cheveu de la mesure on tirera la survie. Survie, survie... bien que bandée sa blessure principale menait la charge infectieuse, aussi, l'ancienne Kirijin sentit pour la première fois depuis ses mésaventures une brulure généralisée en sa chair. Sursaut sensitif ramenant ses nerfs à la vie, nerfs qui allaient bientôt se laisser aller à un bal saccadé que l'on connaît aussi sous le nom de convulsions. Douces, puis plus intenses, les spasmes qui animaient son corps laissaient présager d'un fin proche. La main glacée de la Mort doublée par les samaritains qui passaient là effleurait de nouveau la jeune femme et ne tarderait pas à la briser par la force de sa poigne. Une étreinte macabre pourtant si douce quand la consciente s'évapore.

Mais, car oui il y a un mais, c'était sans compter sur la solide constitution de la kunoichi. Le peu de chakra qui lui restait avait, comme par automatisme, dopé sa résistance, dopage rendu possible par l'étroit lien qu'elle entretenait avec le patrimoine des grands singes reconnus pour leur solidité. Ses muscles se gonflèrent, laissant place à une irrigation sanguine plus abondante et moins stimulée par le froid. Au fil de ses convulsions, la masse corporelle de la Gekei avait augmentée afin de contenir encore un peu plus longtemps ce qui s'apparentait à une septicémie. Son esprit se dégagea à son tour de l'entrave de la fièvre pour quelques instants, instants qui lui permirent de considérer l'homme qui la secourait en ce moment. La situation se dévoila alors très vite: on la conduisait en endroit sûr. Seulement, sa lucidité lui commanda ces quelques mots alors qu'elle voyait désormais autour d'elle bâtiments et êtres humains.

-Ne me livrez pas aux autorités.

Sans autorisation de circulation et présente à Yuki pour mercenariat illicite, Saru risquait de n'avoir fait que survivre un tout petit plus longtemps.

Soudain retour de conscience. Le soleil se levait à peine, les rideaux ne laissaient d'ailleurs pas filtrer la fine lueur émergeant par-delà les montagnes. La Gekei sentait le poids de bonnes couvertures peser sur son corps, un poids réconfortant et protecteur. Aucun doute, le délire d'hier prenait racine dans une réalité bien douce. Seulement, l'instinct de survie de l'animal ne se laissa pas bercer plus longtemps par les draps. Partir, vite, tels étaient les ordres que lui dictait son esprit. Mais, mais, mais... La blessure avait laissé sa trace, et la neige de Yuki ne les avaient pas encore totalement effacées. La secousse douloureuse qui saisit son corps alors qu'elle tentait de se lever amena sa main à l'endroit précédemment lacéré. Elle y sentit un bandage. La plaie avait été traitée, elle était propre et en pleine cicatrisation. La chaleur de l'endroit et la réelle incapacité qu'elle aurait de s'enfuir d'un lieu comme celui-là chassa ses désirs de fuite. Au lieu de cela, elle mira les alentours de la chambre où on l'avait laissé. Apparement pas seule.

Qui était cette très charmante jeune femme ? Saru posa ses pieds nus sur le sol, et, à l'image du singe prudent, vouté et silencieux, elle s'en approcha. Dormait-elle ? En tout cas, ses yeux n'affichaient pas d'éveil. L'épiait-elle ? Un seul moyen de le savoir, taquiner son nez avec les poils de sa queue de singe. Queue qui obtempéra derechef. Une petite réaction endormie, elle dormait bel et bien. L'esprit de la Gekei, rassuré en ce qu'on ne l'espionnait pas, fut ensuite épinglé par la beauté certaine qui lui faisait face. Un mâle peu scrupuleux aurait opté pour une vérification plus en détail, mais en bonne femelle qu'elle était, elle laissa le mystère planer. Peut-être en percerait-elle les secrets plus tard, qui sait. Quoiqu'il en soit, cela ne faisait pas partie de ses projets, elle se savait peu appréciée tant sa condition physique, trop épaisse en carrure et peu féminine dans les formes, l'handicapait.

Cette beauté éclatante avait écarté l'option meurtrière de l'équation de la Gekei. Il y avait de fortes chances pour qu'on l'ait placé dans un bâtiment répondant de la bannière Shûkaijine, une situation peu accommodante pour elle qui ne se trouvait pas légalement sur le territoire; prendre la belle en otage ou la supprimer pour faciliter sa retraite aurait été une option. Peu morale compte tenu du fait qu'on lui ait porté secours, mais efficace. Au lieu de ça, la Gekei s'accroupit sur le lit, et, d'un regard de fer, fixa sa geôlière. Elle se gratta la tête, jamais elle ne s'était retrouvée dans pareille situation. De même que, peu patiente quand il ne s'agissait pas de combat, la kunoichi opta pour un conception du respect allégée.

-Psst... pssst... psst !!

Des réponses, il lui fallait des réponses. Qu'elle puisse se retourner vite.