Seito avançait dans les plaines de Tsuchi no Kuni, Shozaichi derrière lui. Il venait de quitter la cité, et une fois n'est pas coutume, il se sentait étrangement plus serein hors de l'enceinte de ma capitale de l'Empire. La citadelle était tellement agitée, tellement grouillante de monde et d'activité ... Il ne ressentait qu'une sorte de pression et d'anxiété quand il devait s'y rendre. Comment aurait-il pu en être autrement ? Lui, un jeune homme venant de la jungle, ayant passé le plus clair de son enfance avec la canopée comme seul ciel, les bruissements du vent, les cris bestiaux et les grondements des entrailles de la terre comme seul environnement sonore. Comment aurait-il pu réagir autrement qu'en se sentant presque oppressé derrière les murailles de Shozaichi ? Pour pallier à cette condition qu'il avait de plus en plus de mal à supporter, il partait de plus en plus fréquemment en expédition à l'extérieur de la capitale. Il lui préférait largement les plaines plus sauvages de Tsuchi no Kuni. 

Une autre raison faisait que Seito se sentait de plus en plus mal à la capitale. Depuis quelques temps, des activités civiles dangereuses pour la sécurité de chacun se multipliaient. Etait-ce seulement dans la citadelle ? Impossible de le savoir pour un être aussi peu renseigné que Seito sur le climat de l'Empire. Toujours est-il que des actes de vandalisme, des agressions, se perpétuaient à une fréquence étonnement élevée, et ce depuis l'attaque du Shozaichi par feu Seki Zenosuke. Le peuple se sentait-il pousser des ailes rebelles ? Avait-il pris soudain une confiance en lui qui lui permettait de se révolter contre le système en place, pour imposer un mode de fonctionnement tout aussi arbitraire, sinon plus, que l'impérialisme ? Seito préférait espérer que ce n'était pas le cas, et que la situation se calmerait sitôt que Samui Kakeshuou serait rentré au pays. L'absence de l'empereur commençait à se faire longue, trop longue peut être pour un peuple récemment brisé. L'autorité imposée commençait à s'affaiblir, c'était clairement visible. Les gardiens de l'ordre se faisaient eux-mêmes de moins en moins respecter. Etait-ce le début de la décadence de l'Empire ? C'était un peu tôt ... 

Tout ce que pouvait faire Seito, en sa simple qualité de soldat, c'était de rester fidèle aux valeurs qui l'avaient toujours guidé, et d'essayer de conserver un calme relatif au sein du Shozaichi. Qu'il soit d'accord ou pas avec la politique menée par l'empereur, sa mission resterait toujours la même: protéger les populations et faire régner l'ordre autant que possible.

Cette fois, le but de son excursion n'était pas la simple détente, cependant. Il avait reçu un message, message qu'il gardait dans sa poche depuis qu'on le lui avait apporté. Il s'était empressé de le lire et de le relire. Son expéditeur n'était pas le genre de personne que l'on fait attendre. Samui Yuki, Seigneur de Yuki no Kuni, et récemment devenue son ... employeur ? Elle le sommait de venir la rejoindre à l'extérieur des murailles afin qu'ils puissent s'entretenir. C'était la première fois que Seito revoyait sa maîtresse depuis qu'elle l'avait engagé à son service. Il était d'autant plus anxieux de cette rencontre qu'il couvait en lui des sentiments qu'il s'efforçait de garder secrets, mais dont il ne pourrait pas cacher la nature très longtemps. 

Il aperçut la silhouette familière devant lui. Alors qu'il s'en approchait, une quinte de toux le secoua, irritant sa gorge. Il tituba un instant, parvint à rester debout, mais attendit quelques instants pour reprendre sa marche. Sa respiration se faisait plus difficile, saccadée. Ces crises étaient de plus en plus fréquentes et violentes. Devait-il en parler à la dame ? Il préférait éviter d'aborder le sujet autant que possible. Constater que son garde du corps était affecté par un maux quelconque ne pourrait qu'apporter une mauvaise image au garde du corps. Il devait en tous cas éviter de se plaindre autant que possible. C'aurait, à l'heure actuelle, été indigne de sa position.

"Je vous ai fait attendre ... Heureux de vous revoir. Comment se porte Yuki no Kuni ?"

Seito se réjouissait à l'idée de trouver à Yuki no Kuni un lieu lui rappelant sa jungle natale. Même si ce devait être plutôt petit, le lieu ne pouvant, pour des raisons évidentes, pas être aussi imposant que la forêt vierge de Ki no Kuni, ce devait être un simulacre plutôt convaincant. Il y trouverait sans doute de quoi satisfaire le mal du pays qui commençait à le ronger de plus en plus, ces derniers temps. Retrouver quelques arbres, fleurs, bêtes familières lui ferait sans doute du bien. S'il sentait qu'il pouvait chasser le mal ne serait-ce qu'un peu par le biais de cet environnement, alors pourquoi hésiter ? Yuki no Kuni était un pays qui lui plaisait. Même si ses températures étaient drastiquement basses, il appréciait l'exigence du climat. C'était une contrée prêt à accueillir seulement les âmes les plus robustes. Une terre balayée en permanence par les blizzards et les tempêtes, ralentissant la vie, excluant cette île du continent. C'était peut être cet isolement qui charmait le plus Seito. Le sentiment d'être loin de tout, de pouvoir y trouver refuge dans les heures les plus sombres, d'y connaître la paix.

"Je serais plus que ravi de venir visiter tout ça quand les travaux seront terminés. Cette académie a l'air bien plus vaste et bien plus ouverte qu'une simple école de médecine. Ce sera sans doute un bon point pour Yuki no Kuni. Un pôle de sciences, ça ne peut que donner une bonne image du pays. Les populations seraient peut être attirées par le lieu. Installer un bâtiment comme celui-ci à Yuki no Kuni était une bonne idée, je pense. Espérons qu'elle sera exploitée à bon escient."

Mais Seito était loin de se faire du soucis quant à l'administration de l'académie. Il ne doutait pas que sa maîtresse jouerait un rôle important dans la direction, sans pour autant diriger l'ensemble de l'organisme de sa seule volonté. Or, il plaçait toute sa confiance en Samui Yuki.

Le duo arriva finalement au bord d'un ruisseau. Une onde pure et claire y coulait. Elle glissait tranquillement le long des rives, produisant un doux clapotis. Seito s'assit sur un rocher qui surplombait le cours d'eau. Ce genre de scène de la nature, banale, lui semblait tout à fait captivante. C'était la meilleure expression possible de l'ordre des choses: l'eau venant d'une rivière se déversait dans cet affluent pour aller ensuite sustenter quelque peuplade à proximité. C'était une sorte d'harmonie sans pareil. Même l'Homme, en y mettant tous ses efforts, ne parviendrait pas à reproduire un tel équilibre. La nature humaine y apporterait forcément la perturbation. Aussi, des moments comme celui-ci paraissaient uniques, aux yeux du jeune homme. 

Une nouvelle crise de toux secoua Seito. Moins violente, cette fois, elle lui provoqua cependant une certaine douleur au niveau de la gorge. Quand elle fut passée, il puisa un peu d'eau dans le creux de ses mains, et se rafraîchit le visage. Cette maladie devenait un problème. Il ne pouvait pas la laisser transparaître, surtout devant sa maîtresse. Quoi faire, alors ? Lui demander de l'héberger dans cette nouvelle académie de médecine, en tant que patient ? Certainement pas ... Ce serait demander de l'aide, requête plutôt paradoxale pour un garde du corps. Dans ce cas, devait-il se résigner à attendre que le mal s'en aille de lui-même ? Sans doute. S'il souhaitait rester fidèle aux quelques principes qu'il avait encore, c'était la meilleure des solutions.

"Mon pays me manque, en ce moment ... Shozaichi détruite, le Shûkai perd beaucoup de son attrait. Mais reconstruire la capitale en l'absence de l'empereur constitue ma mission principale, quand elle n'est pas perturbée. Je pense ... Je pense que l'Empire entre dans une phase de déchéance. Ce n'est pas ce que j'étais venu chercher, en quittant Ki no Kuni. J'étais parti en quête d'un pays unifié et solidaire, pas d'une terre au bord de la guerre civile."

Il s'arrêta. Ses paroles n'étaient sans doute pas appropriées. Pas pour la personne avec qui il parlait.

"Désolé ... J'ai apparemment oublié ma fonction pendant un instant. Mais après tout, vous devez le sentir vous aussi, non ? Le Shûkai est en crise."

La seule idée de retourner à Ki no Kuni apporta un sentiment de légèreté à Seito. Un baume s'appliquait sur son âme, il retrouvait de la joie. Il avait, certes, déjà pensé à retourner dans son pays natal. Mais c'était une chimère peu réaliste. Le Shûkai étant bien assez préoccupé par ses propres problèmes, comme la reconstruction du Shozaichi, ses soldats étaient employés à maintenir un équilibre précaire dans la société, en attendant le retour de l'empereur. Comme il l'avait déjà constaté, Seito faisait chaque jour face à des situations inimaginables dans un pays qui se disait "en paix". Une sorte de guerre civile à petite échelle se mettait en place au sein de la capitale, et dans sa simple position de soldat, il était souvent impuissant face aux crimes qui pouvaient se perpétrer dans les rues de la citadelle. Que faire quand les civils aux-mêmes mettaient à sac les maisons ? Que faire quand la population dont la sécurité vous est confiée décide de bafouer les lois en vigueur pour se rebeller contre l'autorité des instances supérieures ? Les solutions étaient simples: persévérer dans son devoir de soldat, et lutter au prix de sa propre sécurité contre les délits, ou s'effacer lorsque la situation était jugée trop dangereuse. Et parfois, le dilemme était cornélien ...

Toujours est-il que Seito voyait ses espoirs de retourner à Ki no Kuni devenir réalité. Il aurait peut être la possibilité de revoir les siens ? C'était une mission de sauvetage et d'assistance, aussi il n'y avait rien de plus sûr, mais retourner voir les membres de son clan, après près d'un an d'absence, lui aurait mis du baume au coeur plus que n'importe quoi d'autre.

"S'il reste de la place, ce serait avec plaisir que je participerais à l'expédition. Vous ne pouvez pas savoir comme j'ai le mal du pays ..."

Un léger sourire s'afficha sur son visage, contrastant avec la fatigue qui se lisait dans ses yeux.

"L'air de là-bas me semble infiniment plus pur que celui d'ici. Les forêts y sont gigantesques, sanctuaires de la nature épargnés par l'Homme. Bêtes et humains parviennent parfois à cohabiter en paix, chacun laissant l'autre à ses affaires. C'est comme ça que nous vivions, dans mon clan. Nous passions nos journées à cultiver la terre et à explorer les capacités du Yôton. Nous ne nous aventurions jamais très loin. La jungle n'était pas notre domaine, nous le laissions à ses véritables propriétaires. Pourquoi l'Homme d'ici s'évertue-t-il à persécuter les animaux ? Le conflit est omniprésent dans votre société. J'imagine que mon regard extérieur parvient mieux à déceler ce genre de choses, mais il me semble que où que j'aille je croise la violence et la brutalité. M'éloigner de tout ça, ce serait formidable."

Il dénoua ses chaussures, et les plongea dans l'eau à son tour. La fraîcheur de l'onde parcourut son corps, l'apaisant légèrement. Le contact de la main de sa maîtresse le rassura également. Sentir la proximité d'une personne en qui il avait confiance était tout aussi agréable. Il aurait voulu prolonger cet instant de plénitude et de quiétude, dilater le temps, l'arrêter, même. 

"J'ai été jusqu'à rêver de mon pays. M'offrir l'opportunité d'y retourner, c'est m'offrir un cadeau merveilleux, croyez-moi. Vous me sauvez ..."

Une larme coula le long de sa joue, sans qu'il s'en aperçoive. Il était heureux. Pour la première fois depuis longtemps, il était heureux ...

La giclée d'eau projetée par la dame ramena Seito à la réalité. Ainsi donc, elle aussi avait été éloignée de son pays d'origine ? C'était rassurant de savoir que quelqu'un avait déjà vécu cette situation. Il aurait toujours cette présence rassurante à qui se confier, en cas de grosse crise. Il sentait que sa confiance en Samui Yuki croissait. Il avait de plus en plus envie de croire en elle et de rester à ses côtés. Que ce soit pour la protéger, ou pour se protéger lui-même des sensations qu'il ne pourrait qu'éprouver sans sa compagnie. Une sorte de lien commençait vraiment à se tisser entre les deux personnages. Une proximité certaine s'établissait, et elle ne pouvait que plaire à Seito. Son vague-à-l'âme s'effaçait peu à peu. Oui, il se sentait décidément mieux en compagnie de sa maîtresse. Elle faisait preuve d'énergie, dont lui-même manquait cruellement ces derniers temps. C'était, en quelque sorte, un juste équilibre qui s'établissait. Elle était énergique, et positive, tandis que lui broyait du noir. Cette influence optimiste ne pouvait que lui faire du bien, et le tirer vers le haut. 

Il s'essuya le visage d'un revers de manche. 

"Vous devriez venir à Ki no Kuni. Ce serait normal, après tout. Vous m'avez fait visiter votre pays, à moi de vous faire visiter le mien."

Cette perspective de retrouver son environnement naturel le poussait également à aspirer à une meilleure condition d'esprit. Il se permettait d'espérer arpenter à nouveau les sentiers sauvages du pays dévasté, à la suite de quelque espèce endémique de la région. La meilleure des choses serait de revoir les siens, les Yôgan, mais il doutait sincèrement que ce soit possible. Et puis, qu'y aurait-il gagné ? Il savait que leur petite communauté n'avait pas changé depuis son départ -elle ne changeait jamais vraiment. Revoir quelques visages familiers ? Pourquoi pas. Mais le retour à la vie de soldat ne serait que plus dure après. Il ne pensait en effet pas que l'ensemble de son clan approuve son choix de vie, lui qui était devenu un homme de la guerre, forgé dans le conflit et la bataille.

"Je n'ai pas pas envie de retourner au Shozaichi. Tout est trop lugubre là-bas ... Je pourrais rester dans cette forêt, plutôt. A ressasser les mêmes idées à longueur de journée, et à éviter le malheur. Ce serait tranquille, comme vie. Loin des conflits, ce serait calme, sûr, sans danger. Pas de décision importante à prendre, pas de peuple à gérer. Comme vous faites, vous les Seigneurs, pour assumer une charge aussi lourde ? Le destin de tout un peuple dépend de vous. C'est une responsabilité trop importante pour quelqu'un comme moi. Je me cantonne aux tâches plus faciles, comme me charger de vous, simplement."

Il avait pris un air taquin. Cette fois, un véritable sourire s'affichait sur son visage. Et malgré une légère toux, il se sentit mieux, au bord de cette rivière avec pour seule compagnie celle de sa maîtresse. Qui aurait pu perturber un moment comme celui-ci ?

Seito n'avait pas vraiment pensé à ce qu'il pourrait retrouver en retournant au pays. Il connaissait Ki no Kuni resplendissante, luxuriante, comme une jungle verdoyante où la vie régnait en seule maîtresse. Bref, il en avait l'image idyllique de la contrée en paix qu'il avait quittée presque un an plus tôt. Aussi, l'idée que le tremblement de terre, dont il avait eu vent, ait pu affecter le paysage, les populations, dégradé la biosphère ne lui avait jusque-là même pas effleuré l'esprit. Il avait toujours considéré le séisme comme un incident mineur, une catastrophe qui ne saurait affecter durablement son pays, tant il était grand et bienfaisant. Mais, après mûre réflexion, il lui sembla évident qu'il s'était trompé. Nulle terre ne pouvait sortir indemne d'un événement comme celui-ci, pas même la sienne.

Des images terribles se formèrent dès lors dans son esprit. Ki no Kuni défiguré par une immense crevasse en son sein, troué en deux, percé de cratères et fumant, à l'image du Shozaichi, de la fumée âcre et noire qui accompagne toujours la mort dans les mondes civilisés. C'était impensable, pourtant. Qu'est-ce qui pouvait justifier qu'une catastrophe de cette ampleur se soit produit justement à Ki no Kuni ? Etait-ce un mouvement de la Nature elle-même, perturbée par les Hommes, cherchant à montrer son mécontentement ? Seito croyait profondément à l'existence d'une volonté propre à la nature. Mais dans ce cas, pourquoi s'être déchaînée sur le pays du bois, la contrée qui lui avait été la plus fidèle, et qui lui avait montré le plus de respect ? Aucune réponse ne pouvait être acceptée, à part une seule: il n'y avait tout simplement pas de justification à un acte d'une telle violence.

La vague d'eau fraîche projetée par Samui Yuki ramena Seito à des pensées plus éclairées.

"Je n'ai déjà eu que trop de raisons de penser que j'aurais du mal à m'occuper de vous."

Il avait souri en disant ça. Il se sentait d'humeur soudainement taquine. Ce devait être un signe de bon moral. En tous cas, de moral s'améliorant.

"Je ne peux pas complètement vous canaliser, vous êtes plus influente, plus prompte à réagir et sans doute plus tenace que moi, mais j'aurais quand même le mérite d'essayer, croyez-moi. Je commence à bien me connaître, et je dois dire que le devoir est quelque chose qui m'est cher. Or, vous m'avez vous-même donné le devoir de vous protéger, et de m'occuper de vous. D'une certaine manière, on peut dire que vous vous êtes vous-même condamnée à m'avoir sur le dos pour un bout de temps."

C'était peut être un fardeau pour la dame, bien que Seito en doutât fortement, mais pour lui il s'agissait d'une tâche bine plus agréable qu'il n'y paraissait. Il n'avait pas oublié ses sentiments du premier jour, quand il avait été convié dans les appartements de la Seigneur, à Yuki no Kuni. Elle lui était alors apparue d'une beauté et d'un charme sans pareil, à lui qui n'avait jamais ressenti le doux plaisir de l'attirance. Par la suite, il n'avait cessé de ressasser ce souvenir dans sa mémoire, de réfléchir à la cause de ce pouvoir étrange qui, ce soir-là, avait pris possession de son être et avait guidé ses actes vers le chemin de la dame. Il en était arrivé à la conclusion qu'il souhaitait passer le plus de temps possible en sa compagnie.

Trempé, il se leva et ôta sa tunique. Le fond de l'air était doux, et une légère brise caressa la peau parsemée de cicatrices de son torse. Il hésita un instant, avant de hausser les épaules de se jeter dans l'eau à la suite de sa maîtresse. Ce n'était pas désagréable de se sentir bercé par le doux flot de la rivière. C'était même plutôt rassurant.

"Je ne serais pas déçu de m'occuper de vous, je pense."

Seito observa sa maîtresse alors qu'elle s'agitait dans l'eau. Lui-même était maintenant appuyé contre une rive du cours d'eau, adossé à un gros rocher. Il avait l'impression d'être une sorte de parent veillant sur son enfant. D'un oeil bienfaiteur, il regardait chaque fait et geste de la dame, prévoyant un quelconque incident. Il était sur ses gardes, mais de la même façon qu'un père est sur ses gardes en voyant son enfant jouer. C'était l'affection, sans doute, qui motivait une telle attitude. Le soucis de se préoccuper de l'autre, de faire en sorte que jamais il ne se blesse et qu'il puisse vivre sereinement avec la certitude que quelqu'un veillerait toujours sur lui, serait toujours prêt à lui tendre une main bienveillante en cas de problème.

Seito ne connaissait rien à la paternité, aussi l'hypothèse que son sentiment présent se rattache à celui d'un père était simple spéculation. Cependant, il pouvait dire avec certitude que c'était l'affection qui le reliait à sa maîtresse. Cette émotion qui prend au coeur, qui le presse sans retenue jusqu'à en extirper le nectar de ... l'amour ? C'était toujours une conclusion qui sonnait étrangement dans l'esprit du jeune homme. Il ne parvenait pas à réaliser ce qu'il vivait. Il n'était même pas sûr de savoir ce qu'il vivait. Etait-ce vraiment de l'amour ? Y'avait-il quelque autre force cachée derrières ces humeurs douce-heureuses ? Il n'aurait su le dire. Mais, dans un élan de sentimentalisme, il conclut qu'il n'y avait pas lieu de savoir la nature du sentiment, du moment que le plaisir lui-même persistait. Quelle utilité y'avait-il à désigner par les mots quelque chose de plaisant ? En profiter ne suffisait-il pas ?

Seito sentit la douce chaleur d'un corps contre le sien. Dans sa réflexion, il avait inconsciemment fermé les yeux, sans pour autant s'endormir. La dame était blottie contre son sein, lui prodiguant une douce chaleur. Le contact parut être un étau, pour le jeune homme. Il se sentait oppressé, non pas par le fait même de leur proximité extrême, mais plutôt par ce même sentiment innommable qui occupait déjà ses pensées. L'étreinte autour de son coeur, apparemment source de ces délicieux maux, se resserra un peu plus. Lui qui était généralement objectif, cartésien même, ne trouvait pas d'explication à cette sensation. Ses pensées s'emmêlaient, se désordonnaient, s'abandonnaient au bazar de la passion. La panique se propageait dans l'esprit de Seito.

Au sentiment qu'il voulait qualifier d'amour, un autre sembla se rajouter, toutefois. C'était une mélancolie, qui s’immisçait dans les réseaux de ses veines et se répandait dans son être tout entier. Etrange sensation ... Toutes ses forces semblaient l'abandonner subitement, élans de la fougue vite chassés par une tristesse obscure. Un vide se creusait dans sa poitrine, dans lequel s'effaçaient toutes sensations. Mais quel mal diabolique, quelle infernale maladie pouvait être à l'origine d'une souffrance si indolore mais en même temps si terrible ?

La réponse à cette dernière question était pourtant bien simple. Il s'agissait, cette fois, de logique pure. Une partie de l'inconscient de Seito devait s'être réveillé, sous le coup de quelque pic d'adrénaline. Et cette vicieuse part de son esprit lui dictait qu'il était impossible d'aimer une créature comme celle-ci. Quand bien même elle était belle, quand bien même elle était charmante, éclairée, superbe au plus haut point, l'aimer était impossible. Elle était Seigneur de Guerre, lui était simple soldat. Et derrière cette pensée se cachait aussi la crainte irrationnelle d'une affection non-réciproque.

Que fallait-il faire ? Rien. C'était sans doute la meilleure solution. S'abandonner à la douleur, garder le contact avec ce corps même en sachant qu'il était impossible de s'y abandonner. Une tristesse immense s'était emparée de Seito. Une fois de plus, une larme coula le long de sa joue.

Seito regarda distraitement sa maîtresse s'extirper de l'emprise de la rivière avec une grâce et une élégance sans défaut. D'un geste de la main tout aussi nonchalant, il essuya la larme qui tombait le long de sa joue. Une brise s'était levée, balayant son torse d'un air frais et plutôt désagréable. La soirée approchait; le fond de l'air se rafraîchissait doucement. Mieux valait suivre la dame et sortir de l'eau tant qu'il était encore temps. Seito aurait même dû, compte tenue de sa maladie, s'abstenir d'y entrer une première fois. Un bain à l'air libre ne pouvait pas lui faire de bien, même en compagnie de sa maîtresse. Cependant, il avait pour un temps réussi à oublier ce mal inconnu, et il en était content. La réalité était conforme à ses suppositions: être près de Samui Yuki lui changeait les idées, et lui faisait oublier le pire. Il ne pensait plus, avant qu'elle n'évoque le sujet, à retourner au Shozaichi où l'air était si vicié.

Cependant, comme le souleva la dame, le problème du devoir persistait. Il faudrait retourner à ses occupations, aussi désagréables soient-elles. Seito sortit de l'eau, et enfila le haut de sa tunique, maintenant sec. Une quinte de toux le secoua un instant. Son corps ne devait pas avoir apprécié la baignade ... Tant pis, elle avait fait du bien à son esprit. Dans certaines conditions, il fallait faire des compromis, non ?

Dès qu'il fut hors de l'eau, Seito regretta le contact avec sa maîtresse. Il aurait aimé que cette douce chaleur se propage indéfiniment dans son corps, lui apporte éternellement le réconfort d'une présence à son côté. Mais rien n'y pouvait changer: il fallait bien une séparation à un moment.

"Je serais un serviteur bien mauvais si je vous laissais cuisiner pour moi ... D'accord, retrouvons-nous demain. Mais laissez-moi prendre en charge le repas. J'arriverai bien à m'échapper des rues du Shozaichi en douce."

La simple perspective de retrouver sa maîtresse mit du baume au coeur de Seito. Il avait envie de faire un saut dans le temps, et de se retrouver au matin du lendemain. C'était, en tous cas, une perspective bien plus enthousiasmante que de devoir vivre une journée de plus dans l'enfer de mort de la citadelle déchue. Le jeune homme tourna son regard vers les ruines fumantes que l'on pouvait distinguer à travers la forêt et ses bosquets. Le Shûkai était en disgrâce, c'était certain. Tant ses soldats que ses civils en souffraient. Comment l'Empire parviendrait-il à se relever d'un traumatisme aussi important ? C'était un mystère, pour Seito.

"Est-ce qu'il est l'heure de se dire au revoir ? Très franchement, je n'en n'ai pas envie ... Mais j'imagine qu'il faut affronter la réalité, non ? Si je suis courageux, en tous cas, c'est ce que je devrais faire. Mais ..."

Il poussa un long soupir.

"Je n'ai vraiment pas envie d'être courageux, aujourd'hui."