Fatiguée, je m’installe plus confortable sur le rebord du lit. Je m’apaise mentalement et j’ajuste mon esprit, ainsi que j’ai appris à le faire pendant des années de torture avec mon père. J’entre dans une transe légère qui me permet d’ouvrir mon esprit. J’entends le vacarme trépidant de l’hôtel, autour de moi, mais je l’évacue. Je suis tellement épuisée par ce voyage. Je me concentre. J’affermis ma volonté. Je ne vois rien mais je perçois tout. Tout ce qui constitue la chambre. Un environnement boursouflé, rendu obèse par le vice. Recouvert d’une telle croûte de crasse que je peux en goûter la saveur âcre. J’ai l’impression d’examiner un corps en putréfaction. Déjà, j’ai l’impression d’avoir le bout des doigts gluant et souillé, bien que je n’ai encore rien touché. Cet hôtel, cette ville. Elle me donne des haut-le-cœur. Une vieille citée. Rongée par le soleil. Son haleine tuberculeuse pue la terre surchauffée, la vase et la pierre. L’odeur sèche du commerce, le relent confiné du vice. J’ai peine à le supporter, j’en ai des nausées et l’estomac retourné. Je cuirasse ma volonté. Il y a trop d’informations, trop de signaux émis par trop d’existences. Je dois me focaliser. Il est là à côté de moi. Je ne dois pas le perdre. Quelque chose de spécifique. Je cherche quelque chose de spécifique. Je cherche à repérer la chaleur de mon souffle.

Tellement de voix, tellement de bruit autour de moi. Je suis… Je suis une femme de chambre. Je m’appelle Urumi ; je suis très belle mais mon amant et protecteur vient de me plaquer. Mes jupes sont surchargées d’un flot de dentelles.

Je suis un ivrogne et je n’ai pas de nom. Je compte ma monnaie sur le comptoir pour voir si j’ai assez pour un dernier verre de saké.

Je suis un voleur et je n’ai pas de nom. Je suis hors d’haleine, j’ai tant couru. Mon estoc est gluant de sang. Je pense à mes parents. Je pense que ma mère va adorer la montre que je viens tout juste de dérober.

Je suis le tenant de l’hôtel et j’ai du mal à m’empêcher de vomir en forçant la porte de l’une des chambres. L’air est noir de mouches. Cela fait trois semaines que personne n’a vu le vieux qui loge là. Je vais devoir appeler les ninjas. Ça pourrait me coûter mon boulot.

Je suis un oiseau. Libre.

Je…

Je suis aveugle et je me nomme Satsuki Matsuho.

Cette soudaine prise de conscience me fait sursauter. Je m’étais presque perdu dans ce foisonnement de parasites. Lentement, au cœur de cette masse d’informations bouillonnantes, j’élimine les signaux. L’un après l’autre. Chacun d’eux est presque noyé dans la polyphonie de toutes ces âmes vivantes. C’est un peu comme de tenter d’isoler une voix solitaire au milieu d’un chœur. Je devine que Demon est à côté de moi sans savoir s’il me regarde.

.: Bien dormi ? :.
. : Cet endroit est… charmant :.

Je souris. Je ne peux pas m’empêcher de sourire. Ces dernières années avaient été éprouvantes pour moi. Ces quelques heures de répit à dormir, à se savoir en sécurité, me fait l’effet d’un puissant antalgique. Une drogue que mon corps réclame en dose continue.

. : D’après toi, comment commencer cette journée si romantique ? :.

Si c’est ainsi que je dois vivre, je m’en sens étrangement heureuse. Mon esprit à l’air libre, une dernière fois. Hors de cette soif rouge. Sentir sa chaleur sur ma peau. Je ne saurai dire à quel destin je m’attendais, mais c’était certainement une fin apocalyptique, un martyre subi au nom de Jashin. Je suppose que c’est exactement ce qu’il m’arrive, d’une certaine manière, mais c’est aussi une fin paisible, libérée. La terrible situation dans laquelle je me trouvais hier me semble si loin maintenant. Cet impossible divorce de notre espace-temps. Tout cela s’estompe, devient irréel. Je m’estompe, moi aussi. Tout ce qui me parait avoir encore un peu d’importance est là, tout autour de moi, dans l’atmosphère lourde de la chambre. Je sens le corps inutile et infirme qui est le mien tressaillir et trembler tandis que j’apportais le croissant à ma bouche.

.: C’est délicieux, merci :.

Ma voix n’est rien de plus qu’un murmure. La première bouchée descend lentement au creux de mon estomac. Cela me procure une chaleur bienvenue. Ces choses sont nouvelles pour moi, dans un univers ou les ninjas se croyaient à l'abri de la surprise. Cela m’apprendra à être trop sûr de moi. D'une certaine manière, je m’émerveillais de la tournure des évènements. Je dois lui parler, je dois me…confesser.

.: Ce que tu as vu de moi, hier. Le sang, surement le mien aurait coulé si tu ne m’avais pas extirpé de cette rage. Depuis que je suis petite je rêve de l’arrivée de Dieu. Je souffre d’hallucinations, de visions, de cauchemars et de transes. Nui après nuit. Parfois je me réveillais à l’aube pour m’apercevoir que du sang coulait par les yeux et les oreilles, et le visage de Dieu me brûlait l’esprit. Bien sûr, j’étais trop jeune, trop naïve pour réaliser de quoi il s’agissait :.

Mon cœur s’allège petit à petit. Le fardeau que je porte est maintenant partagé. Un immense sentiment de soulagement me prend soudainement.

.: J’ai besoin que tu me guides, Demon. Il faut que je parvienne à voir les choses que tu vois :.

C’était fait. Je lève ma main, en le regardant au travers de mes yeux clos, ou les bords de toutes choses sont noirs et incertains. Je caresse ses cheveux. De quelle couleur sont-ils ? Mon sourire s’agrandit et je me surprends moi-même à rêver. A quoi pouvait-il ressembler ? Quelles étaient ses formes et ses courbes ? Ma main descend sur son torse et agrippe son vêtement. Lentement j’approche mon visage du sien. Les angles étaient impossibles, la géométrie dévoyée. La distance ne signifie plus rien, et la perspective est un mensonge. En une fraction de seconde, chacune des lois de la normalité bascula, et l'ordre naturel de l'univers se renversa pour donner naissance à cette vision nouvelle et heureuse. La pièce semble palpiter dans toutes les directions à la fois, elle compresse et contracte l'espace d'une manière irréalisable, tandis que les murs ondoient comme ils n'auraient jamais dû pouvoir le faire. La joie et la tristesse, toutes deux m’envahissent brusquement et dans une lenteur féline, j’écarte mes lèvres.

~ Est-ce là le respect que tu témoignes à ton Dieu ? ~

La fureur s’empare de moi. Une fureur primale, alimentée par le chagrin, l’indignation et une haine plus dévorante que tout ce que j’avais pu expérimenter au cours de mon existence. Je ne pense plus rationnellement. Je suis anesthésiée par la rage. Ma volonté disparait lentement comme quelque chose puisait en moi, comme si une force vengeresse, un feu sinistre s’insinuait dans mon esprit pour le stimuler et le dominer.

.: Jashin-sama… ? :.