Piller est une activité très lucrative. Malheureusement, toutes les grandes récompenses ne sont gagnées qu'au prix d'encore plus grands risques.

Contrairement à ce que j'avais pensé tout d'abord, cette petite chasse aux trésors s'était révélée plus ardue. Tout d'abord, il y avait le chaton et son compagnon. Puis ont suivis d'autres compères de la profession. Qui ont malheureusement souhaité me voler ce que j'avais moi-même volé en premier lieu. Les poissons ou autres charognards devaient se régaler à l'heure qu'il est, et cette pensée ne me réjouissait pas plus que ça. J'avais été blessée à plusieurs endroits, dont au ventre. Et ça saignait un peu trop à mon goût.

- Dieu, tu m'aimes pas hein ? grognais-je, les dents serrées, alors que j'ajustais mes bandages.

Définitivement. Et en un sens, c'était rassurant. Si les Dieux étaient bienveillants à mon égard, alors, ça devait être des Dieux mauvais, des Dieux n'ayant aucune sympathie pour le genre humain et pour le bien tel que celui-ci le conçoit. Je me surprenais à rire toute seule, sous les feuillages de ce grand arbre. Je m'étais stoppée en cette île quelconque de l'archipel de Mizu no Kuni, pour me rétablir. Le médicament pour cicatriser faisait son effet. Une bonne nuit de sommeil, et je serai sur pied, comme neuve. Et je pourrai revenir à Ame. Oui, Ame. Prendre contact avec les clients. Faire monter les enchères. Profiter de l'or sonnant et trébuchant entre mes doigts fébriles.

- J'aime, beaucoup. dis-je à haute voix, ne m’inquiétant pas de qui pourrait m'entendre.

Après tout, j'étais seule ici. Il n'y avait aucune chance que j'ai été suivie. Mais n'était-ce pas ce que je m'étais dite, tout à l'heure dans les ruines du Village de la Brume ? N'était-ce pas cette insouciance qui m'avait croisé demoiselle chaton et les autres déchets ? Bah. Nan. C'était pas la même chose. C'était normal qu'il reste quelques excentriques dans le coin et que des gros nazes aient fait le détour pour voir si ils pouvaient repartir avec une babiole.

Aucune chance que quelqu'un s'arrête par ici, sur cette île quelconque.

Pas vrai ?

Une branche qui craque. Des feuillages qui bougent. Mes pupilles se dilatent. Ou pas. Je n'étais pas toute seule. Et on me surprenait dans une position clairement embarrassante. J'essayais de me cacher dans les ombres, tentant de percevoir la menace proche. Heureusement, je n'avais allumée aucun feu ! Je me félicitais encore et encore de ma prudence. Mais ça saute. Ca avance à la lumière de la nuit ! Je retiens mon souffle : C'est juste un daim. Un misérable daim.

Et j'éclate de rire, à en avoir les larmes aux yeux.

- Qu'est-ce que je peux être lâche, moi ...

Et je me détendais. Mais ça, c'était avant que des bruits de pas ne résonnent. Oh.

J'sais pas où je vais. J'sais pas pourquoi je suis là. Mais les faits sont là. Et j'me balade. J'me balade, mains dans les poches. Où ? Parmi les ruines. Au milieu des décombres. En plein centre de Kiri. J'ai quoi à faire ? Rien quand j'y pense. Rien de rien. J'sais pas quoi faire. Ni même où aller. Vous imaginez un vaisseau sans capitaine ? Un navire à la dérive, une coque de noix sans but. Sans objectif. Sans rien d'autre qu'une mer. Une mer infinie. Noire d'encre. Sans vagues. Sans le moindre remous en réalité. Juste l'infinité de cet océan. Les possibilités infinies. Et l'impossibilité de choisir la moindre destination. J'suis là. Et je sais pas. J'sais vraiment pas. Comme si j'avais su un jour. Me retrouver là, au milieu de tout ces gravas... Ca n'a aucun sens. Mais ces massacres, est-ce qu'ils en avaient, du sens ? Ces destructions. Cette guerre. Tout ça, ça avait du sens au yeux des gens ? Peut-être pour quelques un. Mais y'en a qui menaient leur vie tranquillement. Qui roulaient leur bosse. Qui faisaient leur bonhomme de chemin. Dont moi. Et là, j'sais pas. J'sais plus.

Y'avait l'univers. Les monde. La Terre. Les continents. Les pays. Les villes. Ma ville. Ma bicoque. Mon lit. Mes habitudes. Les fondations de mon petit monde. Y'avait l'ordre des choses. Le monde tourne encore. Le monde continuera de tourner. Mais mon monde s'est effondré sur lui même. Comme celui de nombreuses personnes. Pourtant, j'ai pas envie de me morfondre. J'ai pas envie de pleurer. C'est même plus que ça en fait. J'en suis incapable. Une larme ? Ce serait un trop grand effort. Alors quoi ? Qu'est-ce que je fais ? Rien. J'attends. J'avance. J'peux rien faire d'autre. Avancer. S'arrêter, ce serait s'effondrer. Tenter de faire demi-tour. Ce serait pire. Alors non. Ou peut-être. Je sais toujours pas. Peut-être qu'en fait, je m'en fous. Peut-être qu'au fond, tout ça me laisse indifférent. Et j'avance, silencieux. Sans un mot. Juste des regards. Des regards furtifs, balancés de ci de là. Sur les décombres. Les ruines. Les cadavres. Les charognes. Comme si tout était mort. Et pourtant, pas tout. Je suis encore là.

Puis, un bruit. Un son. Une voix. Et une décharge. Comme si quelque chose s'était réveillé en moi. Comme si une lueur d'espoir était venue remettre la machine en marche. Comme si cette petite étincelle avait suffit à remettre la machine en marche. Ce serait beau, hein ? Mais nan. J'suis pas comme ça. Moi, je serais en train d'espérer ? Peut-être. Ou peut-être pas. Mais dans tous les cas... Espérer quoi ? C'est bien là que se situe la question. Dans tous les cas... J'en ai pas la moindre idée. Je me contente de marcher. Comme un somnambule. J'dois vraiment en avoir l'air. Avec mon air frais et mes cernes... Un somnambule. Si seulement. Et alors, tout ceci ne serait qu'un mauvais rêve. Mais non. J'ai déjà essayé. Et non. Je rêve pas. Je rêve plus. Y'a que cette voix. Cette voix que je connais pas. J'aurais du reconnaître un voisin. Une connaissance. Mais même pas. J'sais pas qui c'est. Alors autant aller voir. Et même si j'avais su qui c'était, j'y serais allé. Et si c'était un piège ? Alors tant pis. Tant pis, même en le sachant, je pense que j'y serais allé. Et me voilà. Ou plutôt, la voilà. Je la regarde quelques instants. Je m'arrête. Je la connais pas. Elle a l'air d'avoir besoin d'aide. Mais qu'est-ce que je peux faire pour elle ? Qu'est-ce que j'ai pu faire pour tous les autres ? Rien. Rien. Pourtant... Pourtant, j'avance. J'avance vers elle. Je lui tends la main.

Besoin d'aide ?

C'est juste une inconnue. Probablement une ingrate qui fuira dès que possible. J'm'en doute. Et pourtant, j'peux pas rester à rien faire. J'aurais aimé pouvoir feindre l'indifférence. Pouvoir me barrer, sans un mot pour elle. Sans un regard. Mais est-ce que j'aurais pu rester tranquille après ça ? J'avais rien pu faire pour qui ni même quoi que ce soit. Et elle débarquait, dans un sale état. Est-ce que ma conscience aurait pu me laisser en paix si j'étais parti comme un voleur ? Probablement pas. Alors j'étais là. Main tendue. A distance respectable. Sans rien d'autre. Pas de parole supplémentaire. Ni même de geste. Rien. Rien de superflu. Juste elle. Juste moi. Et ma conscience, qui s'amuse.

Il se montre, alors que dans le plus complet silence je l'accueille. Il a l'air égaré. Il a l'air de ne pas savoir ce qu'il fait ici. Pourtant, il me regarde longuement. Constate mon état déplorable. Me demande si j'ai besoin d'aide. Non, je n'ai pas besoin de ton aide. Pourquoi aurai-je besoin de l'aide de quelqu'un qui ne peut pas s'aider lui même ? Je ne lui réponds pas, c'est un inconnu. Peut-être joue-t-il un rôle, pour endormir ma vigilance. Il pourrait être un charognard cherchant à se repaître de ma dépouille en triste état. Il pourrait être tout le monde et personne. Je le regarde. Il me regarde. On ne dit rien, car il n'y a rien à dire. Car il se méfie de moi autant que je me méfie de lui. Mais il faut bien dire quelque chose, la situation est gênante.

- C'est drôle. De nous deux, j'ai l'impression que c'est vous qui avait le plus besoin d'aide. Pourquoi accepterai-je l'aide de quelqu'un qui semble plus désemparé que moi ?

J'avais gloussé, pour exprimer le comique de la situation. J'étais restée assise là où j'étais, à l'affut du moindre geste menaçant. Mais pourtant, j'avais fait en sorte de me préparer au pire. M'entaillant le doigt sans qu'il ne puisse le voir, j'avais apposé ma main sur le sol à coté de moi. L'essaim, silencieux comme la mort, commençait à se déployer autour de moi, des centaines de cafards occultés par la pénombre. Ils cerneraient l'inconscient que lorsqu'il sera trop tard pour fuir. Mais en attendant, occupons le.

- Vous ne m'en voudrez pas que je ne me lève pour vous faire une courbette, mais vous pouvez constater mon déplorable état. On m'appelle Monza', puis-je avoir la chance de connaître le nom de mon sauveur ?

Je lui adressais un sourire en demi-teinte, le ton de ma voix moqueur avec des relents de douleur.

- Et que venez-vous faire ici, d'ailleurs ? C'est une île quelconque de l'archipel, et les chances pour que deux individus tels que nous nous croisions sont, comme vous pouvez vous en douter, infimes ...

Je lui faisais comprendre que je trouvais suspecte notre rencontre. Que je ne croyais pas au hasard.

Moi, désemparé ? Non. Pas vraiment. Si j'étais désemparé, je le saurais. Enfin je crois. Remarque, c'est bizarre. Dans un sens, je devrais me méfier. T'es couverte de sang. Tu dégages cette impression de danger. Et pourtant. Pourtant c'est étrange. C'est comme un poids qui semble avoir été balancé au loin. Comme si la pression sur mon estomac se dissipait un peu. Comme si cette impression oppressante s'éloignait. J'avais ce poids sur la conscience. Sur le bide. Cette masse qui me mettait mal à l'aise. Comme si un truc tentait de m'écraser de l'intérieur. Comme si un truc voulait broyer mes tripes. Déchiqueter mon cœur. Et j'sais pas comment faire. Ca veut pas partir. Ca veut pas se calmer. J'ai beau essayer. Bah non. Ca refuse. Comme si mon corps m'obéissait pas. Comme si je contrôlais plus rien. C'est le calme plat dans ma tête. Mais c'est une tempête qui se déchaîne au fond de mes entrailles. Un ouragan. Dont les sifflements semblent me dire de me lâcher. De tout relâcher. De crier. De hurler. De libérer cette tempête. De m'égosiller jusqu'à en avoir la gorge en sang. Mais non. Je le ferais pas. J'en ai pas envie. Ou peut-être pas les moyens, qui sait.

Et je serre le poing. Je le referme sur cette petite boîte, au fond de ma poche. Je devrais me laisser aller. Je devrais la broyer. L'écraser. La jeter. Mais j'en suis incapable. Tout comme je suis incapable de quitter les lieux. Comme je suis incapable d'y rester. Douce folie. Etrange contradiction. Paradoxe tranquillement infâme. C'est le calme plat, et l'orage à la fois. Et j'sais bien que ça durera pas. Que ça peut pas durer. Si j'essaie de continuer comme ça, je vais finir par exploser. Ou par imploser. Mais dans tous les cas, ça n'ira pas. Même si j'ai pas l'impression que ça va si mal. Je dirais même que je vais plutôt bien. J'suis pas si désemparé. Je sais juste pas quoi faire. C'est différent. Enfin je crois.

Et toi, pourquoi t'es là ? Pourquoi t'es là, couverte de sang ? Hein, Monza' ? Dis moi. Et puis pourquoi tu ris ? Y'a rien de comique à ça. Enfin peut-être que si. Ou peut-être pas. Peut-être que je suis pas le seul qui n'aille pas si bien que ça, dans le fond. A moins que tu trouves vraiment ça drôle. Bah. J'sais pas. Et j'sais même pas si j'ai envie de savoir. J'sais bien que tu te méfies. Ca se voit dans ton regard. J'les connais, ces yeux. Cet éclat dans le regard. Comme de la malice. Mais pas tout à fait. C'est autrement plus sombre. Plus étouffant. Plus lourd à porter. Tellement plus compliqué. Et j'ai pas envie de me compliquer. Pas maintenant. Alors j'avance. J'avance vers toi. Tranquillement, comme si de rien était.

Psychote pas pour rien. J'suis chez moi de toutes façons. Enfin. J'étais.

Et je fais quelques pas. Sans me douter de rien. De toutes façons, quelle importance. T'es couverte de sang. Et probablement pas que du tien. T'as tué, je le sais. Je sais reconnaître ce petit tremblement de la main. Cette façon de regarder le monde. De se méfier de tout. Et j'sais pas. Peut-être que tu vas me tuer aussi, qui sait ? Mais quelle importance. J'ai des raisons de vouloir rester en vie ? Nan. J'ai beau me poser la question, nan. Mourir ? Ca m'avancerait pas plus. Mais dans tous les cas, il faudra bien faire un choix. Est-ce que tu vas me tuer, ou me laisser vivre. C'est une question qui vaut peut-être pas la peine d'être posée. Parce que je sais pas ce que c'est, ce sentiment qui brûle en moi. Qui essaie de me consumer. Mais dans un cas comme dans l'autre, ça restera là. Même si tu me déchirais les entrailles, ça n'y changerait rien. Alors tue. Ajoute un peu de sang sur tes mains. Ou alors laisse moi. C'est toi qui voit. Parce que moi... Moi, je sais plus. Je sais pas.