Ce fut en reconnaissant une petite clairière cernée de cerisiers au tronc noueux que la jeune femme comprit qu'elle tournait en rond dans la forêt depuis des heures. Il lui fallut convenir qu'elle s'était perdue. Le soleil déclinant laissait place aux lueurs carmines du crépuscule, lui faisant comprendre qu'elle passerait probablement la nuit ici. Si elle n'avait pas su retrouver son chemin de jour, comment le pourrait-elle dans la pénombre ? Admettant cela, elle prit la décision de rester dans cette clairière. Dormir dehors ne la dérangeait pas outre mesure : elle l'avait déjà fait et sa vie de solitaire toujours en fuite l'inviterait probablement à le refaire de nombreuses fois.
Cela faisait plusieurs jours qu'elle était entrée à Hi no Kuni, résidant dans un hameau à la lisière de la forêt. Elle était venue en aide à une maison de Geishas dont la plus réputée de ses résidentes était mystérieusement tombée, depuis des mois, dans une profonde mélancolie. Elle l'en avait tirée sans peine, au son précieux de son
Shamisen. Toutefois, comme cela était déjà arrivé, Himiko avait rapidement découvert que tout avait un prix. Si la Geisha avait retrouvé le sourire, elle avait aussi développé une forme de dépendance malsaine vis-à-vis de la musique de la
Goze. Elle s'était efforcée de retarder au maximum le départ de la jeune femme, usant pour cela de tous les stratagèmes possibles. Cela avait finalement poussé Himiko à se sauver, s'élançant dans la forêt sans avoir eu le temps de repérer le trajet à suivre.
Cette histoire s'inscrivait dans la suite de quelques autres. Semblables. Elle lui laissait dans la bouche un goût amer. Elle avait guéri cette fille de la tristesse. Elle l'avait rendue folle. Son don pouvait aisément se retourner contre elle. Elle ne parvenait toujours pas à expliquer ce genre d'échec. Avait-elle joué quelque fausse note ? Était-ce simplement un mauvais tour du destin ? Elle manquait de maîtrise, de pratique. Apprendre seule n'était pas chose facile, elle en était bien consciente.
Elle posa le sac dans lequel elle transportait les quelques affaires qu'elle emmenait partout avec elle avant de s'installer mollement à côté de celui-ci, adossée à un arbre, tournée vers la clairière dont l'herbe flamboyait sous la lumière rouge du soleil couchant. Elle sortit son
Shamisen, l'effleurant du bout des doigts. Ce simple contact l'apaisait. Elle ne joua pas. A quoi bon ? Elle-même restait terriblement insensible à sa propre musique... Même s'il était difficile pour elle de l'admettre, cette vie l'épuisait. De jour en jour, le fardeau qu'elle portait lui paraissait de plus en plus lourd. Il allait l'écraser. Elle ferma les yeux pour écouter la rumeur narcotique de la forêt, le bruissement des feuillages et le gazouillement timide des quelques oiseaux que l'arrivée de la nuit n'avait pas encore fait taire; pour s'abandonner au fredonnement ininterrompu des criquets, au murmure du vent qui soufflait dans la cime des arbres.
Son souffle se fit plus lent, plus faible. Ses pensées se dissipèrent pour laisser place à un agréable néant : elle s'endormit, serrant l'instrument contre elle. Les minutes s'égrainèrent. L'astre solaire poursuivit sa lente chute vers l'horizon, s'effaçant derrière les branches des arbres qui ne laissaient filtrer que quelques rayons épars. Sanglants. Soudain, elle cria. Elle se leva brusquement, lâchant le
Shamisen dont l'herbe amortit la chute. Les yeux ouverts mais le regard vide, elle se mit à fuir. Juste quelques pas. Le cri se tut. Réveillée. Le cœur étreint par une peur qu'elle ne pouvait expliquer. Elle haleta jusqu'à ce que ses prunelles se figent sur un point, à la bordure de la clairière. Son souffle se suspendit alors.
Là, dans les ténèbres, se détachait une silhouette.
Illustration d'Ibuki Satsuki.