Il est parti, il a disparu. Mais quelle importance, au fond, car les choses viennent et s’envolent continuellement. Il ne faut pas s’attacher, seulement songer à l’avenir. Même si ça fait mal. Même si notre désir reste intarissable. Rin avait fait son deuil, quand bien même il n’était pas mort, et elle était passée à autre chose.

Même si elle ne savait plus vraiment où elle errait, la vie de sauvage nomade restait son rêve le plus profond. Libre et folle. Elle avait songé tout d’abord à revenir sur ses pas, retourner sur sa terre d’origine, mais sa curiosité du monde l’avait emportée. Il y avait bien des choses dont elle était ignorante. Ses mois passés aux côtés de la bête sanguinaire qu’était Sho lui avaient suffisamment enseignés pour qu’elle n’ait pas peur des Hommes et sache se battre honorablement. Comme lui, les mains pleines de sang à chaque fois. Du sang des autres. Mais de toute évidence, elle passait inaperçu dans ce monde, et personne ne lui en voulait vraiment pour ces quelques misérables vols. Alors ce n’était pas tous les jours qu’elle avait à combattre. Qui plus est, elle se tenait bien assez en retrait du monde pour ne pas se mêler des guerres des uns et des autres. Pour vivre heureux, il faut vivre loin et caché.

Ce jour-là, elle s’était mise en tête de « visiter » l’une des plus grandes puissances économico-politico-militaire que le monde comptait. Ses goûts et ses moyens l’avaient conduite jusqu’au pays de la foudre. Surtout ses moyens, en fait, parce qu’en bonne sauvage elle se déplaçait à pied et était essentiellement guidée par son estomac. À partir de là, on avait vite fait de se déplacer uniquement de lieux où l'on pouvait trouver facilement de quoi se sutenter en lieux où la nuit à la belle étoile n'était pas trop dangereuse. Une fois elle s'était malencontreusement endormie sur un bout de terre appartenant à un fermier qui l'avait attaquée à coup de fourche au petit matin un demi-kilomètre durant. Elle n'était pas certaine de vouloir réitérer cette étrange aventure. Mais c'était avec tendresse qu'elle se souvenait encore du visage tout effarouché de la pauvre créature humaine qui semblait l'avoir prise pour autre chose. Un animal, peut-être. Ou pour cette sous-divinité qui hantait les bois, comme son masque peint tendait à y faire songer. Une fois qu'elle le revêtait, elle s'y sentait plus en sécurité. Le monde ne m'atteint plus.

Rin avait espéré arriver au village caché qu'abritait le pays avant la tombée de la nuit. Mais il fallait bien se rendre à l'évidence : la journée touchait à sa fin, et elle n'avait aucune idée de la distance qui la séparait encore de son but. Elle avait bien tenté de dresser un schéma mental de son parcours d'après les renseignements qu'une âme charitable avait bien voulu lui fournir, mais c'était peine perdue. Son sens de l'orientation ne valait rien ici, dans cette terre sauvage et inconnue. De rage, elle shoota dans un caillou qui avait malheureusement croisé son chemin. Et alors qu'elle suivait des yeux son roulement au travers des feuilles, une ombre attira son soudainement son attention. Aha ! Mangeeeeer ! Du lapin ! Ça poussait par ici le lapin ? Ou du hérisson... Ou peut-être mieux, de l'humain ! Non, pas pour manger, l'humain... Pour être conduite à bon port, ou sinon être simplement guidée.Ou peut-être même généreusement accueillie... Car elle avait nettement l'impression de se perdre, et c'était quelque chose d'oppressant, de terriblement angoissant.

Avec un cri étouffé, elle se jeta à la poursuite de la chose, sautant par-dessus les fourrés. D'un geste vif et rapide, elle avait pris appuis sur ses quatre pattes et s'était élançée de façon brutale, laissant glisser son masque au-dessus de sa tête. « NINJAAAAA ! Ne m'abandonne pas, cruelle petite chose ! » Et elle planta joyeusement ses dents dans le premier bout de chair qui se présenta à portée.

« Bugs... Bunny ? C'était le nom de ton animal de companie ? C'toi qui est moche, p'tit Chou-fleur masqué. » Rin avait recraché sa proie et l'agitait de façon - relativement - menaçante vers l'inconnu comme s'il s'agissait d'une arme. Il avait surgit de nul part, soudainement, et lui avait fait un peu peur. Alors elle avait roulé sur le côté et s'était immédiatement relevée dans une posture légèrement agressive. Néanmoins, maintenant qu'il était masqué et qu'il riait à gorge déployée elle se disait qu'il ne devait pas être si terrible que cela. Aussi elle se redressa, s'épousseta - se lamentant au passage sur sa fourrure à présent incrustée de bout de feuilles - et se racla la gorge.

A vrai dire, elle ne voyait pas trop pourquoi il riait. Chez elle, on riait parce qu'on était content. Mais on était content parce qu'on avait explosé la figure de quelqu'un, ou parce qu'on avait réussi à voler un bobo, ou parce qu'on avait dit une blague assez drôle. Elle avait beau chercher le mort, l'objet volé et la blague, elle ne trouvait rien. Peut-être qu'il était fou. Un fou joyeux ! C'était innocent, et ça tenait plutôt bien companie, tant qu'on s'assurait qu'il soit bien nourri - sinon ça tentait surtout de vous arracher une jambe. Claquant de satisfaction sa langue contre le palet, elle lança à l'homme : « J'accepte de partager Nugs Buggy, même si c'bizarre de vouloir manger son animal de companie, si tu m'expliques ce que c'est qu'un Bifleur ! » Maintenant que la peur de la première rencontre était passée, elle se sentait de bonne humeur et elle voulait faire de ce p'tit grand monstrosor humain son ami de la soirée. Et dans un geste de profonde camaraderie, elle lui tapa allègrement sur le bras, agitant de l'autre main la pauvre créature fraichement tuée.

Puis elle fit rapidement un tour sur elle-même pour considérer les lieux. Il fallait trouver un endroit un peu plus agréable, ou du moins plus large. Qui sait, peut-être que le Bifleur masqué n'aimait pas les Gugs Nubby pas cuit, il fallait donc un endroit où ils pourraient faire un grand feu ! Rin aimait beaucoup le feu. C'était quelque chose de fascinant, et de très précieux aussi. Mais d'extrêmement dangereux. Étant plus jeune, on la frappait lorsqu'on la surprenait à jouer avec les braises. Il fallait dire que le pays de Kusa pouvait flamber facilement... M'enfin, là n'était pas le sujet. « C'est décidé, on le mangera cru. On va pas faire les p'tites fifilles innocentes non plus. Et je suppose que pour mériter le titre de Bifleur masqué, tu ne dois pas être une p'tite nature ! Donc c'est parfait. Assieds-toi et raconte-moi tout. » Like a psy.

C'était là le seul reproche que l'on pouvait vraiment faire à la petite sauvage : ne pas savoir tenir sa langue. Surtout depuis qu'elle n'était plus collée aux basques de Sho, tout ce qu'elle avait l'habitude de garder en elle - parce que les grands solitaires muets ça fait classe, d'après l'autre bagarreur - resurgissait à présent. Elle allait vite le mettre au pli, ce grand gaillard. En mode hard TCHAK ! Mais d'ailleurs, en parlant de ça, il était connu par ici ? Oh merveille. Il devait forcément être du coin. Tout s'illuminait dans l'esprit de la sauvageonne. Un plan fourbe se préparait déjà. Il faudrait la jouer fine... Qu'il ne se doute de rien ! Et toute contente d'elle, elle laissa échapper un petit rire, vite accompagné d'une ulime bafouille. « Et sinon, tu t'appelles comment en vrai ? Moi c'est Rin ! » Ce n'était pas particulièrement dans ses habitudes de se présenter gentiment à un grand inconnu, perdue dans les bois mais... Le plan, c'est le plan !