Suspendu sur les murs du Rempart d'Iwagakure, Ryöhei est songeur. Il marche sur la paroi en contemplant le ciel, perplexe, avec dans l'idée de pouvoir se laisser chuter du haut de cette surface, et d'en finir une bonne fois pour toutes.

Il se remémore la Grande Guerre, la fin tragique du quidam, sa fuite, la traque des Jinmenju, le départ de Hei, la solitude, sa mère blessée, son ami tombé ; tout autant de souvenirs funestes qui se bousculent dans sa tête et alimentent la fameuse "tempête sous le crâne".

Il est une chose plus que les autres, une chose vive et remuante, qui nourrit au fond de son être une certaine angoisse, une angoisse profonde et convulsive. Un cauchemar fantomatique, tout droit sorti des ténèbres. Un cauchemar plein de plumes noires acérées, et un regard tout aussi incisif, sombre comme la nuit.

Le Corbeau.

La seule chose qu'il savait d'elle, c'est ce surnom que tout le monde lui donnait.

Une tête se déloge alors spontanément de sa clavicule droite pour l'extirper de ces obscures pensées. Elle révèle la nature bicéphale du Jinmenju. Hei vient de faire son apparition, avec l'intention maladroite de lui apporter son soutien.

"Je ressens ce que tu ressens, Ryö, et je partage tes pensées. Un frisson glacial vient de parcourir tout notre corps, j'en suis dérangé. Cette gamine aurait-elle traumatisé un gaillard comme toi à ce point ?"

Oui, d'une certaine manière. Mais pas vraiment, en fait. Car d'aussi loin qu'il se souvienne, elle ne lui avait voulu que du bien. Pis encore, elle l'avait dépêtré de deux situations pour le moins périlleuses, si tenté qu'il ne fusse pas légitime de considérer l'une d'entre elles comme tout à fait mortelle. Surtout, il savait qu'elle était là, quelque part.

Elle était là sans qu'il puisse la voir.

Rien qu'à cette idée, des images sanguinaires s'enfonçaient dans son âme et crispaient ses sens. Le liquide chaud et rouge s'était déversé sur lui comme un seau renversé sur sa tête. Son ennemi s'était vidé de tout son sang, inondant le Red Rock de ce dernier, et il mourrait péniblement, en proie à l'étouffement et l'anémie. Il avait convulsé quelques secondes avant de rendre l'âme, et quand la guerre fut terminée, il ne restait de cet homme qu'une carcasse desséchée, inerte.

Puis elle avait disparu, aussi discrète qu'elle était apparue. La deuxième fois, elle avait expédié presque dix hommes droit vers le fleuve de l'enfer. Avec en tout et pour tout : une technique. Une technique assassine, cruelle, lancinante. Les victimes s'étaient écroulées, déchirées par ce sortilège épouvantable. Et puis elle avait disparu de nouveau. Aux dernières nouvelles, elle faisait certainement partie des troupes d'Iwa. Le Corbeau. Mais il ne l'avait jamais revu depuis. Cela ne pouvait signifier qu'une chose : ou bien elle était morte, ou bien elle était vivante mais fantomatique. Et au regard de ses talents assassins, de cette enveloppe de ténèbres qui l'enterraient dans un néant invisible pour l'homme, Ryö ne pouvait se permettre qu'une conclusion.

Elle était là sans qu'il puisse la voir.

@Kosobayui Yu le guettait certainement dans l'ombre.

Son pressentiment n'était pas dû au hasard. Sortant de l'ombre comme un prédateur jaillissant du taillis, le Corbeau vint confirmer ses doutes quant à sa présence cachée.

Etait-elle après lui ? Guettait-elle quelque chose pour lui ?

Son esprit ne pouvait admettre que cette révélation fut anodine. Il lui fallait éclaircir ce mystère qui planait autour d'elle. Pourquoi ne se révélait-elle qu'à lui ?

Il crut l'espace d'un instant devenir cinglé. Etait-il tombé sur la tête lors de la Grande Guerre ? Etait-elle seulement réelle pour disparaître et réapparaître ainsi au moindre songe ? Perpendiculaire au rempart, ses pieds insufflant toujours du chakra contre la paroi de la muraille sur laquelle il avait jeté son dévolu, il observait la gamine comme un cauchemar. Résurgence du passé ou fantôme ? Il ne le savait guère, pourtant les rumeurs qui couraient au sujet du Corbeau ne pouvait que la rendre plus existante que jamais. Plus palpable qu'un rêve ne le permettait.

Hei se rétracta aussi vite qu'il vît la meurtrière. Force était de constater qu'au cours des années, l'expérience lui avait pris qu'il valait mieux camoufler sa nature bicéphale, quand bien même son interlocuteur l'avait déjà vu ou n'ignorait guère sa présence, du fait de ce nom officiel que le Jinmenju devait systématiquement décliner entre les murs d'Iwagakure, afin d'éviter d'être reconnu comme un homme déviant vers la délinquance.

"Rassure-toi, je la vois aussi. Ce n'est pas un songe. Tes doutes sont confirmés", glissa discrètement Hei en son for intérieur.

Mais Ryö ne savait si ces paroles devaient le réconforter ou pas. A la rigueur, il aurait préféré être dans un mauvais rêve. Aussi, quand l'inconnue le questionna, il se garda de dire tout haut ce qu'il pensait tout bas. Ô combien aurait-il voulu lancer une phrase de son meilleur cru : "Qu'est-ce que ça peut t'foute, pouffiasse !" - mais cet écart lui aurait probablement coûté la vie, alors inévitablement il se montra plutôt sympathique. C'est qu'elle lui avait sauvé la vie à deux reprises, la p... la jolie demoiselle masquée.

"Les temps ont bien changé depuis, mais ta présence m'honore à nouveau, petite."

Aussi angoissé fut-il en la découvrant, il n'était plus le même que jadis et la vie lui avait appris à garder son sang froid. Bien que se sentant aussi proche de la mort qu'il pouvait en sentir son haleine froide sur sa peau, il se réconforta à l'idée que cette guerrière l'aurait déjà tué, si elle en avait eu l'idée.

Alors, plein d'assurance, il lui lança un immense sourire. Il ne sut comment la chose lui était passé par la tête à ce moment-ci, mais il ne put réprimer cette envie soudaine et il se sentît prêt à éclater de rire.

Probablement qu'au fond de son âme, son subconscient tentait de décrisper cette situation toujours intrigante et morbide.

"Je ne sais même pas comment tu t'appelles ! Les gens t'affublent de ce vilain pseudonyme, le "Corbeau" ! Mais je me doute bien que si tu m'as sauvé la vie, c'est qu'il y a une âme derrière ce masque. Je me nomme Ryöhei. Enfin, moi c'est Ryö, et l'autre c'est Hei. Nous sommes ici pour prendre un peu l'air, comme tu peux le constater, en savourant la liberté qui est la nôtre. Tu sais combien nous avons été traqués, nous, les Jinmenju, et tu te doutes bien qu'après avoir vécu comme des rats, nous nous délectons de pouvoir nous promener ainsi. Et toi, quel bon vent t'amène, petite ?"

Sa bonne humeur envahissante ne parvint pas à conquérir la muette. Du moins, elle ne fit pas mouche de la manière qu'il l'espérait, mais elle eut au moins le mérite de délier la langue de cette guetteuse de la nuit. Provocante, elle plongea son regard d'acier dans le sien, et avorta les présentations, ironisant sur la force du Roux.

Saloperie.

Cette ironie le fit enrager. Subitement, le meurtrière se prêtant à la réplique, il la trouva plus humaine. Sa voix était certes aussi aiguisée que ses plumes, et ses propos pouvaient déséquilibrer le fauteur de troubles, mais il n'en demeurait pas moins qu'elle se livrait à lui et qu'il commençait à lire à travers elle comme dans un livre. Elle était assise sur ses préceptes, comme dogmatisée, et se refusait à montrer le moindre signe de relâchement. Rigoureusement, elle exigea un compte-rendu.

A fortiori, sa vie semblait vouée à la destruction. Cette femme n'obéissait qu'aux ordres de la mort, et n'inspirait rien d'autre, finalement, qu'un parfum de froid tombeau.

"Ne te moque pas de moi, Corbeau. Crois-tu qu'en me comparant à un rat, je prétends incarner la force ?"

Puisqu'elle revenait sur l'épisode de la fuite des Jinmenju, il était forcé de revenir sur sa propre métaphore, celle qu'il avait employé pour qualifier sa vie avant la Grande Guerre. Une vie souterraine, rythmée d'angoisse et de chagrins.

Une vie qu'il avait vécu même durant la Grande Guerre, finalement. Il dût se résoudre à l'avouer.

Saloperie.

Elle le forçait, d'une certaine manière, à se soumettre. Ebranlé, le Roux crut presque perdre pied l'espace d'un instant, d'autant que la guerrière avait un don pour l'intimider. Et elle était certainement la seule à être capable de provoquer cela chez le Jinmenju.

Mais au jeu de la réplique, elle ne s'en tirerait pas à si bon compte. Ryöhei n'avait ni plumes aiguisées, ni facultés à disparaître à son bon vouloir comme elle pouvait se le permettre ; mais il n'en demeurait pas moins un fin discoureur, et elle devrait affronter sa répartie. Sur ce terrain-là, les cartes étaient distribuées de manière équitables.

"Je n'ai rien de spécial, moi. J'ai fait un bout de chemin au coeur d'un désert aride de sentiments et de vertus, comme toi, mais nous n'avions pas les mêmes bottes à nos pieds pour marcher, Corbeau. Tu savais te défendre. Tu distribuais la mort comme du pain. Mais regarde-moi, Corbeau. Je n'ai pas ta force, si c'est ce que tu veux entendre..."

Il avoua sa faiblesse, aussi inéluctable que l'exigeait la démone. Mais du fait d'un caractère teigneux et revanchard, il ne s'arrêta pas là. Opiniâtre, il se réserva encore quelques paroles glissés au creux des quatre vérités.

"... mais toi, tu es bien chaussée, Corbeau. Tu ne marches pas pieds nus comme nous, les démunis. Tu es une tueuse redoutable et je reconnais ton talent. Je n'ai, moi, rien d'autre qu'un corps qui ne m'appartient même pas, en réalité. Et ce corps n'a ni griffes, ni crocs. Il n'est pas armé comme le tien. Comment peux-tu oser, dans ta position, me questionner sur la manière dont j'ai survécu ? Tu m'insultes. Je n'ai pas terminé cette guerre en héros comme tu as pu le faire. Je n'ai eu aucune heure de gloire. J'ai survécu en me cachant, comme tous ceux qui, comme moi, n'avaient pas la force. Ne me juge pas, Corbeau... ... car la guerre que j'ai vécu fut bien plus sombre que la tienne."