La maison des Ukita était située un peu en bordure de la ville. Petite, mais bien tenue, elle semblait chaleureuse, vue de l'extérieur. Tout autour de la bâtisse s'étendaient des rizières, paysage caractéristique d'Itabei et dont ne se lassait pas Seito. Des cultures à perte de vue, et l'horizon obstrué par la silhouette imposante et majestueuse de quelque montage ou colline, c'était tout ce qu'il fallait au jeune Shuhan pour être satisfait.
Il laissa Ineko rentrer la première, ne souhaitant pas s'imposer dans une scène de retrouvailles qui promettait d'être pleine d'émotions. Après tout, cela faisait quelques mois déjà que la jeune fille n'avait pas revu ses parents. Depuis l'extérieur, Seito entendit distinctement les cris de joie, mêlés d'étonnement, effusions tout à fait légitimes quand on ne s'attendait pas à la visite d'un être cher. Le ciel était chargé de nuages, eux-mêmes pleins d'une pluie bienfaitrice. Seuls quelques rais de lumière perçaient à travers l'épaisse croûte céleste pour dessiner sur les vallons des motifs éclatants. La journée était belle. L'air était chargé de la lourdeur qui précède les averses.
Très vite, plus tôt qu'il ne s'y attendait, Seito entendit un cri dans la maison, puis des pas précipités vers la porte. Il sourit de son sourire malicieux. Il savait déjà la suite des événements. Et, selon ses prédictions, la porte s'ouvrit brusquement, et une petite femme replète surgit.
"Oh ! Le Shuhan est là et elle ne le fait pas rentrer ! Ma fille est folle !"
Seito avait face à lui Ukita Oguri, maîtresse de maison d'une cinquantaine d'années, vêtue dans l'apparat classique des paysans, c'est à dire dans une tenue étudiée à travers le temps pour être la plus serviable aux champs.
"Toutes mes excuses, monsieur, ma fille manque à tous ses devoirs. Je vous en prie, entrez."
Elle s'inclina bien respectueusement, salut auquel Seito répondit avec le même engouement, avant de pénétrer à l'intérieur de la petite maison. Celle-ci semblait composée d'une pièce unique, d'après ce qu'on pouvait en voir. Les murs étaient tapissés d'objets de toutes utilités. Passoires, casseroles, louches, mais aussi outils des champs, faux, bêches, gourdes ... Un véritable musée de la vie agricole était étalé là, sur ces murs de chaux. Au centre de la pièce, sur des tatamis rongés par la moisissure, était posée plus que disposée une petite table basse rayée par le temps. Autour de cette table étaient assis Ineko et Ukita Junpei.
Cet homme était le reflet le plus parfait de la robustesse. Du même âge que son épouse, même assis il imposait le respect. Bras croisés, sa musculature n'avait été en rien abîmée par le temps. Son visage affichait une expression de neutralité renfrognée, derrière une moustache grisonnante fournie. Quand Seito entra, il inclina la tête sans se lever. Seito s'assit face au père et à la fille, tandis que la mère s'installait sur le côté de la table. Un silence s'installa, pendant lequel Seito observa avec la plus grande minutie les visages de ces deux paysans. Cependant, au bout d'un moment, il jugea qu'il était bon de briser ce mutisme.
"Si j'ai l'honneur d'être chez vous aujourd'hui, c'est pour une raison bien précise, et qui n'est pas étrangère à votre fille, comme vous vous en doutez.
-Oh mon dieu ! Elle a fait une bêtise, c'est ça ?"
Ineko jeta à sa mère un regard stupéfait, et son teint rougit brusquement. Seito remarqua cette gène, mais rassura bien vite la mère:
"Non, ne vous inquiétez pas madame, votre fille est irréprochable. Elle est même très douée, selon l'avis de ses professeurs et le mien propre. Aussi, après concertation entre nous deux, je lui ai proposé un contrat qu'elle a accepté avec une seule réserve: celle de vous manquer."
La mère prenait une moue de plus en plus intriguée à mesure que Seito parlait, tandis que le père restait dans un mutisme parfait, à tel point qu'on pouvait se demander s'il ne s'agissait pas d'une statue de quelque Bouddha figé dans le temps.
"J'ai proposé à votre fille de devenir mon assistante à plein temps, c'est à dire de me seconder dans toutes mes tâches."
Comme il s'y attendait, l'annonce ne provoqua pas le même engouement qu'Ineko avait montré chez les parents. La mère baissa les yeux, embarrassée, tandis que le père grogna légèrement.
"Vous devez comprendre, monsieur, que notre fille nous est très utile pour le travail aux champs. Sans elle ...
-Sans elle il n'y aura pas de récoltes."
C'était la voix ferme du père qui avait retenti, et brisé les paroles de sa femme.
"Si vous nous enlevez notre fille, nous mettrons la clé sous le paillasson, c'est aussi simple que ça. Pendant qu'elle fait son service militaire, on arrive à vivre grâce aux aides, mais si elle décide de quitter la maison après ça, on n'aura plus ni aide ni fille pour nous aider. Si on arrive à finir les récoltes, c'est uniquement grâce à l'aide qu'elle nous apporte. Si on ne l'a plus, on n'a plus de récoltes suffisantes non plus. Il est hors de question que j'accepte une telle déchéance."
Seito jeta un coup d'oeil discret à Ineko. Celle-ci baissait la tête, et restait muette.
"Je sais votre situation, monsieur. Votre fille me l'a clairement expliquée. Aussi, j'ai déjà réfléchi à des solutions pour palier à ces problèmes. Une fois qu'Ineko aura fini son service militaire, c'est à dire dans quelques mois, je crois, je pourrai continuer à vous verser une pension, puisqu'elle sera toujours une mineure au service de l'armée impériale. Cependant, vous comprendrez que je ne pourrai continuer à vous verser cette aide une fois ses dix-huit ans révolus.
-Et après ça ?
-La réponse est simple: engagez de la main d'oeuvre.
-Hors de question !"
Cette réponse du père avait été marquée d'un coup de poing sur la table qui fit frémir Ineko, mais qui laissa Seito de marbre. Il faisait face à une situation dont il ne pourrait triompher que grâce à son éloquence et à son habileté. Il n'était pas envisageable de se démonter.
"Je refuse d'engager quelqu'un que je ne connais pas et de le laisser s'occuper de mes champs ! C'est toute l'histoire de ma famille, ces rizières ! Que diraient mes ancêtres s'ils voyaient un individu quelconque dans les mêmes rizières qu'ils ont foulé toutes leur vie ? C'est hors de question !"
Seito ne s'attendait certes pas à un refus aussi catégorique. Il ne laissa cependant rien paraître de sa déception, et fit fonctionner ses petites cellules grises.
"Vous avez bien dit qu'Ineko vous aidait pour les récoltes ?
-Oui, surtout pour les récoltes. Le reste, nous arrivons à nous en charger ma femme et moi, mais les récoltes demandent plus de rapidité. Impossible de le faire tous les deux.
-Je vois. Que diriez-vous alors que je laisse à Ineko des congés, disons, le temps des récoltes ? Ainsi elle pourrait vous porter assistance dans ces périodes, et il me semble que tout le monde serait contenté. Bien sûr, cette offre est soumise à la réserve d'une urgence qui m'obligerait à al garder auprès de moi."
Le père grogna légèrement, mais la mère réagit aussitôt, avant que son mari n'ait eu le temps de protester.
"Oui, ce serait très bien ! Nous souhaitons tous les deux vivement que notre fille suive le chemin qu'elle souhaite, n'est-ce pas ?"
Cette pique était adressée au père, qui ne répondit que par un vague hochement de tête.
"Vous avez notre accord.
-Parfait. Je vous en remercie grandement. Votre fille a les compétences nécessaires pour une grande carrière, je pense. Il serait dommage de n'en pas profiter. Sur ce, je ne vous dérange pas plus longtemps. Monsieur, madame."
Seito se leva, suivi d'Ineko qui le raccompagna. jusqu'à la porte. Une fois dehors, elle poussa un soupir de soulagement.
"Je vous l'avais dit: pas de problèmes, seulement des solutions. Il suffit de trouver les bonnes.
-Vous avez été très fort. Mon père n'a même pas trouvé à redire.
-Remerciez surtout votre mère. Mais, conseillez surtout à vos parents de s'ouvrir aux autres, à l'avenir. J'ai peur que leur attitude ne leur joue des tours, à un moment ou à un autre ...
-Je comprends ...
-Bon ! Voilà une affaire rondement menée. Je vous raccompagne jusqu'au dojo. Je risque d'avoir à faire appel à vous avant la fin de votre service militaire, j'en ai peur. Mais, vous serez prévenue en temps et en heure. D'ici là ..."
Il sourit affectueusement à la jeune fille, qui lui rendit son regard. Tous deux reprirent la direction d'Itabei, l'esprit plein des projets qui s'annonçaient d'une telle collaboration.