L'Homme Rouge avait parfaitement compris ce que cette aura signifiait. Arrivé en haut des remparts protégeant la Capitale Impériale, il portait son regard vers l'horizon – comme s'il était prêt à bondir et fuir ces lieux empestant les morts, les gravats poussiéreux et la politique internationale. Pour tout cela, Kakeshuou Samui ne lui en voulait pas. Qui pourrait décemment aimer passer sa vie derrière un bureau, après avoir consacré son temps et son corps à la maîtrise de disciplines et d'arcanes combattantes ancestrales ? La rançon de la gloire pour cela, la rançon de la vie tout court pour d'autres.

Le Kamui ne se laissait pas non plus perturber par les propos de son collègue. Il laissait ses yeux couleur abysses océaniques scruter l'horizon rougeoyant du soir, comme pour trouver un défaut dans ce paysage, un signal qui le mettrait en alerte et réveillerait ses sens guerriers. Mais rien ne venait ; tout restait calme pendant qu'il attendait sans pouvoir défendre ni vaincre. C'en était plus que désespérant. C'était rageant ! A ce titre, les propos sur le Sceau qui lui avait été apposé vinrent au bon moment. Mais certainement pour de mauvaises raisons. Une grimace adressée aux nuages et un reniflement sourd introduirent la réponse de l'Empereur.

~ Je peux compter le nombre de contrats que j'ai réalisés … le nombre de victimes tombées entre mes mains … le nombre de fois où j'ai tenu dans mes bras l'un des Miens en train de mourir … mais jamais jusque-là .. la Rage n'avait été aussi forte en moi … . Qu'il s'agisse du Hikaijuu ou de mes propres sentiments, jamais ce paysage de calme après la tempête n'a été aussi insipide et insupportable pour moi …

Son aura devenait de plus en plus lourde, de plus en plus sombre. Sa silhouette laissait s'échapper une ombre arborant ses formes et ses muscles. Il aurait volontiers envoyé un Jutsu pour faire péter cette vision trop paisible et calme d'une montagne au crépuscule, alors qu'il avait manqué l'un des combats les plus importants de l'histoire de cette Cité Impériale. Mais cela n'aurait sans doute fait que le calmer l'espace d'un instant. Et ce n'aurait fait que causer plus de troubles et d'inquiétude. Prenant à deux ou trois reprises une profonde inspiration, l'homme calmait ses envies de meurtre, et enfermait sa rage en son sein, pour l'engloutir comme l'Océan gobant un navire et ses occupants à tout jamais.

Il portait son attention sur le Jashiniste pour oublier cette colère, et passer à des sujets plus importants.

~ Je ne doute pas que nous retrouverons ces ordures … . D'ailleurs, nous avons déjà des pistes là-dessus. En revanche, j'ai effectivement du travail pour toi. Voici une première liste de noms considérés comme cibles prioritaires … .

Il tendait le document à son interlocuteur. Nul doute que ce dernier, intrigué par l'identité de ces hommes désormais marqués par le Sengoku, se saisirait du document. Quelques précisions étaient en revanche nécessaires.

~ Le premier est à localiser et à approcher sans volonté agressive. Cependant, s'il renonce à suivre et à venir à moi, l'appréhender sera alors la meilleure façon de procéder. Le deuxième représente un problème : il est trop proche de notre adversaire actuel, et son Pays est malgré tout divisé, même s'il le contrôle d'une main de fer. L'éliminer sera une occasion unique pour faire pencher la région dans notre giron. Le troisième est un élément neutre, mais la situation de ce Pays est en balance depuis déjà trop longtemps ; il faut créer un renouveau et changer la donne. Sa mort devrait nous permettre de mieux manœuvrer dans cette région … .

Un sacré travail ! Qui prendrait certainement du temps ! Peu importe, l'homme que personne ne soupçonnait d'être le Takeda, Chef redoutable de l'Unité Assassinat du Shukaï, saurait certainement s'acquitter de ces tâches … .

~ J'ai également un autre projet, mais il faut pour cela que tu mettes de côté tes fonctions de Seigneur de Guerre pour un temps. Ton Pays peut-il tenir sans toi, et les pays alentours ne font-ils pas démonstration d'une menace pour notre indépendance ?

Le Kamui regardait toujours l’horizon. Sa main revint dans les plis de ses vêtements une fois que le document fut donné. Son acolyte en prenait connaissance et se débarrassait du message : un vrai professionnel ne se laissait pas avoir par de telles erreurs. Et le Vent est bien assez traître pour planter ce genre d’information secrète sous le nez des mauvaises personnes. Désormais, il livrerait les cendres, et préviendrait d’un mauvais augure.

La situation semblait stable, et il n’y avait pas à craindre aussi bien pour la stabilité intérieure que pour la sécurité vis-à-vis de menaces étrangères. C’était une excellente chose. Par ailleurs, le Seigneur de Guerre avait déjà fait savoir qu’il avait soumis sa population à un exercice martial, une sorte de service militaire, la rendant capable de se défendre dans les cas de première nécessité, et de lutter efficacement dans le sens de l’Empire. Une initiative noble aux intentions honorables. En vérité, Kakeshuou Samui n’était pas des plus réceptifs sur le projet. De par sa vie et son expérience, l’homme aimait à penser que la guerre et la sécurité étaient affaire de professionnels. Même s’il saisissait l’intérêt d’une défense nationale et populaire ; tant que celle-ci ne se retournait pas contre l’autorité !

Les noms enregistrés, l’Assassin souhaitait se rendre plus utile pour l’Empire. Nul doute que cet homme voulait son lot de participation … et de sang ! Après tout, on ne fait pas prospérer la paix sans avoir à mater quelque résistant idéaliste et nationaliste assoifé de sang et de chair. Hélas, même avec un message aussi unificateur et symbolique que celui d’établir une paix mondiale, il faut croire que le fer n’appelle que le fer. Qu’importe. L’Empereur figure déjà pour beaucoup comme un tyran et un meurtrier, et ce malgré les nombreuses grandes actions et la Paix et la stabilité qu’il a apporté au Shukaï. Qu’ils me haïssent, pourvu qu’ils me craignent. L’Histoire saura donner raison à celui qui a combattu pour le Bien et l’Intérêt général.

~ Pour l’instant, tu as déjà beaucoup à faire … . Tu dois découvrir ce qui est arrivé à ma petite-fille lors de cette rencontre diplomatique. Obtiens toutes les informations que tu pourras avoir sur place, et avise m’en au plus tôt. Si une nouvelle guerre se profile contre le Village des Nuages, nous devons nous y préparer au plus tôt … . Un navire battant pavillon de la Foudre a été repéré dans nos eaux. Je compte me rendre à Kanazawa dès la fin de cet entretien … .

Ce point était des plus importants à cette heure. Car au-delà d’être un membre de sa propre famille, Yuki Samui était également Seigneur de Guerre du Pays des Neiges, et Hojo de l’Empire. Une telle perte serait extrêmement difficile à compenser pour l’Empire des Pays Neutres à l’avenir … . L’Ancien espérait de bonnes nouvelles, mais n’y croyait pas vraiment … .

~ Le deuxième projet qui est le mien concerne la nécessité de renforcer notre contrôle des eaux … . Il est clair que nos liaisons entre les provinces impériales se fait essentiellement par la mer. Il nous faudra donc trouver un moyen de repousser toute menace sur le Grand Océan. Et pour cela, j’ai un projet bien précis … . Mais je dois d’abord envoyer notre unité Sasayaki pour explorer le terrain … .

Des plans énigmatique, une (ou plusieurs ?) cible officieuse … . Qui irait prétendre aujourd’hui que ces petites Nations, autrefois terrains de jeu des grandes puissances, ne figuraient pas dans la liste des Grands ?

~ … As-tu le sentiment que nous agissons pour la bonne cause ? Que cet Empire est la meilleure solution pour ces Nations et que nous pourrons persuader nos peuples de notre bonne action ?

Le Guerrier Rouge s’accordait une nouvelle réflexion. Le poids du politique, de la pensée humaine, l’importance de libre arbitre tout comme de l’autorité suprême pour faire avancer les choses. Tout cela n’était que pure vérité. La vérité n’est pas qu’un Être nous regarde de loin et observe patiemment pour voir une étincelle de génie qui méritera alors et sans discussion ni débat la paix et la grâce éternelle. La vérité vraie était que l’Être auteur de tout ça avait jeté l’éponge depuis longtemps, réalisant à quel point une création aussi rebelle, aussi égoïste et perverse serait éternellement incontrôlable. Et ce, peu importe les moyens et les pouvoirs utilisés à cette fin.

Kakeshuou Samui s’était fixé cet objectif divin. Ramener sur une terre longtemps souillée et spoliée une quiétude et un calme serein où chacun pourrait prospérer et vivre à sa façon, sans se soucier d’être affecté par les conflits des autres. Un idéal utopique, pour lequel il s’était déjà sali plusieurs fois les mains. Et ce bien avant le Shukaï ! Sans partager ce rêve pacifiste, il avait œuvré dans l’espoir que son Village natal, Kiri la Sanglante, puisse apporter ordre et sécurité au Pays de l’Eau. Mais c’était justement le point essentiel de cette démonstration : Mizu ne pouvait être paisible que parce que Kiri était la Sanglante. Quand on veut obtenir ordre, sécurité et justice, il faut une main forte capable d’imposer ces principes moraux évidents à ceux dont le développement du cortex cérébral n’a eu le temps de murir.

Yanosa avait raison, la question ne se poserait pas. L’Empire visait la bonne cause. Et il saurait persuader ces populations plongées dans le doute et la peur de la validité de ses méthodes et de ses arguments. Jamais une telle superstructure rassemblant pas moins de six nations pour rivaliser avec les Grands Belligérants n’avait existé. Auparavant déstructuré, déconfite et livrée en pâture à l’adversité, l’Alliance s’était redressée pour offrir son plus haut potentiel. Plus aucun doute n’était permis, il n’y avait pas de bouton « retour arrière ». Le chemin était une ligne droite, couverte de ronces et d’obstacles ; mais que l’Empereur arracherait à mains nues sans hésiter un seul instant. Ce petit moment de faiblesse, il se le reprocha aussitôt. Mais les paroles de son frère d’armes le ramenèrent à la raison et aux temps des décisions.

~ Condamner à mort, je fais cela depuis mon enfance … . Au Village de la Brume, on nous a appris à tuer sans la moindre hésitation ; car cette hésitation serait celle qui pourrait permettre à l’ennemi de retourner la situation et de nous achever en retour … . Ici, on me reproche la mise à mort des Daimyos sans forme de procès – sans doute ai-je fait une erreur … .

L’homme tendait sa seule main valide vers l’horizon comme pour intercepter les nuages, s’accrocher aux montagnes. La paume au ciel, de son point de vue, on eut dit qu’il tenait le soleil dans le creux de sa main. Jouant un instant de cette idée, sa poigne se referma sèchement alors que son regard se durçissait d’autant plus.

~ J’aurais du les tuer moi-même afin de prouver ma détermination et mes convictions ! Désormais, plus de sentimentalisme, plus de promesses sans preuves. Et si je dois monter moi-même sur le champ de bataille pour réitérer les bains de sang qui ont fait mon adolescence, j’offrirais aux contrées ennemies un spectacle qu’elles n’auront pas vu depuis les temps anciens ! …

Sa détermination était faite, sa force de retour. S’il devait renouveler ce qu’il souhaitait plus que tout éviter, il n’aurait aucun scrupule, aucun état d’âme. Au-delà de l’Empereur, du Chef d’État, du maître d’armée ; c’était maintenant le Guerrier de l’Ombre, le Ninja qui entrait sur le devant de la scène. Et si, pour autoriser un nouveau lever de soleil pour les pays voisins sous l’autorité d’un Empire aux ambitions pacifistes, il devait faire couler le sang, alors il aurait recours à toutes les ressources à sa disposition pour agir vite et fort. Qu’il s’agisse de ses fidèles, de son Clan, … ou de ses démons.

Ramenant son poing fermé vers son torse, il se tournait légèrement vers Oterashi Yanosa. Cet homme qu’il connaissait maintenant depuis près d’une décennie. Avec qui il avait combattu ; appris ; guerroyé ; conquis ; renversé ; et dominé. Si le Kamui devait faire un retour vers le passé, et abandonner son surnom de « Dernier des Kirijin » pour redevenir le « Lion des Neiges », alors sans doute son compagnon d’armes devrait alors revenir à ses racines. Et libérer ce qu’il contenait en lui depuis longtemps.

~ Yanosa … nous allons au devant de temps lourds et difficiles … si nous sommes aujourd’hui des tyrans, demain nous serons des monstres. Si nous voulons atteindre notre objectif, que ce soit par la diplomatie, par les armes, la ruse ou la religion, nous devront nous montrer plus forts que nos adversaires, et ce au détriment de toute retenue et de toute clémence. Yanosa …

L’Empereur fit clairement face à face avec son interlocuteur, afin que son regard abyssal aille rechercher les convictions profondes et la compréhension la plus totale du Guerre Jashiniste.

~ Pour les temps à venir et les conflits de demain, redeviens le monstre que tu étais. Et je serais ton garde-fou, tout comme tu es le mien … .

~ Ca m’amuse que tu me dises que tu n’es pas un monstre … pourtant, c’est en tant que Nuke-Nin violent et incontrôlable que je t’ai rencontré … . C’est dans la violence et les coups que nous avons appris l’un de l’autre … . Et je pensais que ton dieu Jashin était plus sauvage et impitoyable que tu ne me le dis maintenant … . Mais j’ai un cœur de glace ; sans doute n’ai-je pas compris la philosophie de ton Dieu …

C’était avec un petit sourire que Kakeshuou Samui se retournait, dos au soleil cette fois. Il ne connaissait rien aux religions, aux foi et aux sectes. En vérité, Dieu était un concept si étranger pour lui qu’il ne tenait pas à explorer ce terrain. Certains l’utilisait pour la guerre, d’autres pour la paix, d’autres encore pour obtenir une faveur qu’ils déclameraient comme divine … . Lui avait une foi immuable en l’Homme. Cet être unique sur terre, incomparable à quiconque, capable du meilleur comme du pire ; même si c’était dans le pire qu’il excellait. Aucune divinité ne pouvait surpasser la pensée humaine. Ironique, pour un personnage aussi athée et indifférent au Suprême, d’être parfois considéré comme le « Dieu du Shukaï » … . Une opinion bien futile et privée de sens … .

~ C’est en tant que Takeda que je veux que tu accomplisses un travail exemplaire … . Tu diriges l’Unité d’Assassinat de l’Empire. Pour cela, tu as pu nommer des hommes aggueris et expérimentés dans différentes pratiques. Tu peux en faire plein usage, et surtout n’hésite pas. Qu’ils fassent preuve d’autant de discrétion et de génie que de cruauté. Car si nous ne sommes pas capables d’instiller la peur chez nos ennemis, jamais nous ne pourrons atteindre nos objectifs … . Si je dois raser un village, n’hésite pas à raser une région toute entière. La Paix ne s’obtient le plus souvent qu’avec son litre de sang … .

Une bien cruelle réalité, mais qui ne ralentirait plus l’Empereur dans son action. Il était déterminé à œuvrer dans un seul but, vers un seul objectif. S’il devait user de moyens tyranniques et génocidaires, il le ferait. S’il devait échouer, il tomberait comme des milliers sur le champ de bataille. Mais ce ne serait pas sans emporter avec lui son lot important de victimes. L’Empereur devenait soldat. Ou plutôt, il revêtait une nouvelle fois sa peau de vétéran, de vieux guerrier spectateur de guerres sans fin et de plus de cinq décennies d’actions.

~ Je dois me rendre au plus vite au port … quelque chose me dit que cette visite sera lourde de surprises … . En attendant, je veux mettre en place un nouveau système. Les effectifs du Shukaï sont répartis par Pays, et chaque Clan qui y est installé confère des troupes à l’armée impériale. Mais Tsuchi a toujours disposé d’effectifs plus importants, de par sa superficie géographique, sa démographie et sa politique d’enrôlement … . Je te confie cinquante soldats, tous sont d’un bon niveau. Forme les et transforme les en force de frappe à ton service ; que ce soit pour Kusa, l’Empire ou le Sengoku, cela ne dépend que de toi. Si cette stratégie est amenée à fonctionner, cela nous permettra de mieux contrôler l’Empire tout en étant prêt à agir à l’extérieur.

Un dernier regard vers son camarade de combat.

~ Nous allons vers des temps sombres, Yanosa … . Bon courage à toi.

Faisant quelques pas sur la muraille qui protégeait le Shozaichi, l’homme se laissa tomber, tête en avant et dans le vide, direction le cœur de la Capitale. A mi-hauteur de la protection de la Cité Impériale, son pied vint frapper la surface de la forteresse ; et il se propulsa vers l’avant, pour rejoindre les hauts toits les plus proches.