Lorsque j'avais commencé à développer des dons en Sensorialité, je n'avais pas su vers qui me tourner. Personne dans mon entourage ne maîtrisait cette spécialité, et il était assez difficile d'apprendre seule. Je réussissais des techniques de niveau faible, mais je n'avais tout simplement pas accès aux procédés les plus complexes. La maîtrise du chakra servait de base aux Marionnettistes, mais ça ne suffisait pas. Il fallait le malaxer d'une tout autre façon pour pouvoir utiliser la Sensorialité.

J'avais demandé de l'aide à mon sensei. Avec son nouveau poste de Régent, il connaissait un plus grand nombre de personnes susceptibles de pouvoir m'aider dans ma quête. Il me proposa un nom, que je connaissais bien : Matsuno Ema. Elle était la femme du Kazekage, mais elle faisait également partie du Kakumeigun. Nous nous croisions souvent au sein du quartier général, mais nous n'avions jamais eu l'occasion de s'adresser la parole. C'était une opportunité que je ne pouvais refuser, et j'espérais qu'elle accepte de me partager son savoir.

Une date et une heure étant fixées pour cette rencontre, c'est avec une bonne demi-heure d'avance que je me rendis sur les lieux. J'étais vêtue d'un kimono sombre, avec des motifs blancs et discrets ; mon bandeau sunajin accroché autour de mon cou, cachant les sceaux qui dépassaient de mon col. C'est en voyant la kunoichi que je réalisais que ces précautions étaient inutiles. Elle avait des cicatrices lui montant jusqu'au visage. Une partie de sa peau était brûlée ; j'évitais d'y attarder mes yeux.

« Chikamatsu Ruri. Enchantée de vous connaître enfin. Merci beaucoup d'avoir accepté de me partager vos connaissances. »

Je lui tendis le modeste papier en m'abaissant légèrement. Tout d'abord parce qu'elle était ma supérieure, mais également parce qu'elle m'inspirait du respect. Personne ici n'était sans savoir les grandes lignes de sa vie. Elle avait goûté le bonheur du mariage puis d'une naissance, avant que tout ne s'écroule. Son mari, pris de démence, puis destitué et exilé par un de ses meilleurs amis ; son autre meilleur ami, capturé par Konoha. Elle devait en plus s'occuper de son fils. Mais malgré tout cela, elle se tenait là, comme s'il ne s'était rien passé ; ou du moins, elle n'en montrait rien.

« Je suis prête. »

La réaction de la Kunoichi suite à ma présentation me fit réaliser qu'elle n'avait pas connaissance de mon mutisme. J'avais totalement assumé le fait qu'Ogami lui en avait parlé : apparemment ce n'était pas le cas. Si je l'avais su, j'aurais pris le temps d'expliquer, afin de ne pas mettre mon sensei du jour dans l'embarras. Hélas, la chose était faite et nous n'avions aucun moyen de revenir en arrière.

Mais elle reprit aussitôt un sourire chaleureux, et ne posa pas de questions. Elle avait certainement peur de me blesser. Après tout, elle s'occupait des enfants orphelins de Suna : elle savait parler avec douceur et éviter les sujets blessants. Je supposais également que les évènements récents lui avaient appris à sourire, même lorsque quelque chose n'allait pas. Ce n'était que des suppositions : je ne la connaissais pas intimement.

Les premières paroles d'Ema confirmèrent ce que je pensais à propos de la Sensorialité, c'est-à-dire que je devais apprendre une toute nouvelle manipulation du chakra. Je l'imitais et m'asseyait par-terre, dans la même position. La Kunoichi avait touché juste : ce qu'il me manquait, c'était la concentration et surtout, la maîtrise de mes pensées. Je n'arrivais pas à faire le vide dans mon esprit. Si je réussissais quelques secondes, d'autres pensées venaient instantanément parasiter mon calme intérieur.

C'était souvent la raison de mon inattention : si je ne me concentrais pas sur les paroles de mon interlocuteur, mon esprit se retrouvait aspiré ailleurs et je n'écoutais plus. Comme quelques minutes auparavant, je ne pouvais pas m'empêcher d'analyser le moindre élément de mon environnement - les sons, les odeurs, les couleurs -, et en particulier les personnes. J'avais essayé de déduire des traits de personnalité d'Ema, en me basant seulement sur ses réactions et ce que je connaissais de ses actions.

Fermant les yeux, je me laissais guider par la voix douce de la Matsuno, essayant de visualiser le chakra qui parcourait mon corps. Il n'était pas seulement dans mes veines ou dans mes muscles, et pas seulement dans moi ; il flottait aussi autour de moi, comme une aura. Les bruits aux alentours ne devaient plus exister : je devais entendre seulement la voix de mon sensei.

J'imaginais la carte du Kakumeigun : nous étions au centre, sur le terrain d'entraînement. Je ressentais le chakra d'Ema. Nous étions seules. Puis, en visualisant les bâtiments du quartier général sur mon plan mental, je poussais mon chakra plus loin, comme une bulle. Elle n'entourait plus seulement Ema et le terrain : elle englobait tout le Kakumeigun. J'arrivais à "voir" les personnes se trouvant dans les bureaux, dans la salle de conférence, partout.

Je rouvris les yeux en regardant mon sensei d'un air stupéfait ; l'espace de quelques secondes, j'avais réussi à me concentrer sur une seule chose. Pendant un instant, j'avais connu la paix intérieure. Après ça, la Sensorialité ne me paraissait plus quelque chose d'impossible pour moi.

L'entraînement n'était pas terminé pour autant. J'avais compris comment détecter le chakra des autres, maintenant il me fallait apprendre à cacher le mien. J'acquiescais les paroles de mon sensei. Oui, je comprenais, j'y avais eu accès le temps d'un moment. Il me faudrait de l'entraînement avant que cela devienne un mécanisme naturel. Il faudrait aussi que j'y arrive sans la voix de quelqu'un pour me guider.

Dans l'espoir de conserver mon calme et ma concentration actuelle, je fermais à nouveau les yeux. Je trouvais qu'il était plus simple de ressentir les choses lorsque ma vue m'était inutilisable. Pour pouvoir développer certains sens, il fallait se priver des autres. C'était la même chose avec mon mutisme : je ne parlais pas, alors j'écoutais deux fois plus. En écoutant et en observant, je voyais des choses qui étaient invisibles aux yeux d'autres personnes. Comme l'éclat de tristesse très bref qui était apparu dans les yeux de mon sensei.

Je ne savais pas quelle était la raison de ce subit changement, et je n'avais pas à le savoir. Je ne devais pas me concentrer dessus ou en chercher la raison. Comme elle l'avait dit, je devais ranger mes pensées dans une boîte. Sceller cette boîte, mettre un drap dessus et la pousser dans un coin pour l'oublier, au moins pendant un petit moment.

Visualiser mon aura, comme auparavant. Le ressentir dans mon corps... et aussi à l'extérieur. Mais je n'arrivais pas à lui donner de couleur. Il restait transparent. Il ressemblait à l'aura floue et tremblante qui apparaissait lorsque le soleil tapait trop fort sur les toits ou sur la route. Trop volatile, comme lorsqu'on essayait de mélanger de l'eau avec de l'huile. Même si j'arrivais à l'absorber quelques instants, il revenait inlassablement au-dessus, me narguant.

Je fronçais les sourcils, comme pour lui montrer que je ne plaisantais pas. Si je voulais le dompter, il fallait que je lui donne une forme plus consistante, quelque chose qui ne me glisserait pas entre les doigts à la moindre tentative pour l'empoigner. Au fur et à mesure de mes essais, il devenait de plus en plus solide, mais sans l'être complètement. Il ressemblait maintenant à un nuage. Plus facile à absorber, mais quand même trop fragile pour s'en saisir.

Le temps passait et ma concentration diminuait. Une pointe d'agacement n'aidait pas les choses. Je prenais de longues respirations, tentant de maintenir en équilibre le maigre bâton de cristal qui me servait de concentration. Un moindre faux-pas, et il viendrait s'écraser au sol, se brisant en mille morceaux.

Puis me revint en tête l'image de la bulle. Mon chakra était une bulle de chewing-gum. Si j'arrivais à souffler assez fort, je pouvais l'agrandir comme bon me semblait. Si je ne la voulais plus, je n'avais qu'à la remettre dans ma bouche. C'était stupide, mais ça fonctionnait. Dans ma visualisation, mon aura de chakra avait même pris une couleur rose pâle, et il avait aussi pris son élasticité. Je formais une bulle, soufflant jusqu'à ce qu'elle prenne la taille désirée : puis je la perçais, et le tout revenait à l'intérieur.

Il m'avait fallu beaucoup plus de temps pour cet exercice, mais Ema s'était montrée très patiente. Ouvrant les yeux, je vis que c'était elle qui m'observait à présent. Je souriais. Il y avait quelque chose que j'avais envie de lui demander. Ce n'était pas une question utile, juste de la curiosité. Je sortis mon carnet et écrivis mon interrogation, en espérant que ce ne soit pas quelque chose de trop intime.

« De quelle couleur est votre chakra ? »

J'écoutais attentivement Ema. Sa réponse était effectivement beaucoup plus profonde que je ne pouvais imaginer. Son chakra changeait de couleur selon la situation, ses émotions, selon la personne pour laquelle elle se battait. À côté, ma visualisation semblait bien niaise et enfantine. Nous n'avions pas beaucoup de différence d'âge, et pourtant nos vies avaient pris des tournures totalement différentes. Je me sentais un peu stupide.

Je trouvais que la manipulation du Shôton était très délicate est poétique. Pouvoir créer n'importe quelle forme en diamant et en quelques secondes semblait tout aussi simple que de le faire voler en éclats. Mais je ne doutais pas de son efficacité : j'avais pu m'en rendre compte lors de mon test d'entrée dans l'équipe d'Ogami.

« Je comprends votre vision de choses, même si elle est différente de la mienne. Tout comme l'Académie, la base de mon éducation reposait sur ce principe : "Effacer la personne, et ne garder que le soldat." Même si je n'ai pas vraiment eu le choix, c'est ce qui fait la personne que je suis aujourd'hui. »

Elle s'était confiée à moi. Je pouvais aussi me confier à elle.

« Pendant la mission à Konoha, le jeune Genin sous ma responsabilité s'est retrouvé pris au piège. J'étais face à un dilemme : soit je rendais les armes et nous nous laissions capturer, soit il se faisait abattre. Mes sentiments se sont manifestés, mais je savais aussi que nous allions être pris en otage voire pire. J'ai choisi de le sacrifier et je n'ai même pas réussi à lui accorder un regard. »

Je laissais le soin à mon sensei de lire le deuxième message pendant que j'écrivais la suite.

« Heureusement, il s'en est sorti, mais il a été gravement blessé et a perdu un oeil. J'y pense sans arrêt et je n'arrive toujours pas à décider si j'ai fait le bon choix ou non. »

J'attendais sa réaction. Peut-être qu'après avoir su ça, sa vision de moi changerait. J'avais besoin d'en parler, comme pour confesser ma faute, et je savais que je pourrais trouver une oreille attentive chez Ema.

« Aujourd'hui, je ne me bats que pour mon devoir, mais j'espère qu'un jour je trouverais quelqu'un qui me donnera une autre raison de combattre. »

J'écrivais le dernier mot pour répondre à sa question avant de reprendre l'entraînement. J'espérais qu'une touche d'humour pourrait détendre l'atmosphère après tous ces mots lourds. Je tendis le petit bout de papier à mon sensei avec un grand sourire.

« Hum... Il est rose. Comme du chewing-gum. »

J'avais décidé de me confier à Ema et elle m'avait écoutée. Elle ne m'avait pas jugée et m'avait dit que personne n'avait le droit de le faire. Mais bizarrement, ce n'était pas du jugement des autres dont j'avais peur. C'était des tourments que je m'imposais toute seule depuis cet incident. J'avais inconsciemment espéré qu'elle me réponde qu'elle aurait fait la même chose, que n'importe qui aurait fait la même chose. Mais je n'avais posé la question qu'implicitement. Et comme elle venait de le mentionner : sans être dans cette situation, on ne pouvait prédire sa réaction.

J'acquiesçais aux paroles de mon sensei. Je comprenais, mais je ne savais pas ce que j'en pensais. Me battais-je vraiment pour autre chose que mon devoir ? Aucun nom, aucun but ne me venait à l'esprit. Je me battais pour protéger la population, mais cela faisait aussi partie de mon devoir. Est-ce que je continuerais de suivre Ogami si ses valeurs et ses idées venaient à être différentes des miennes ? Ou est-ce que je tenterais de le renverser, comme il avait lui-même renversé son sensei il y a quelques semaines ?

Cela me faisait penser justement à une question qu'il m'avait posé, lorsque j'étais entrée dans son équipe : « As-tu des rêves ? » À ce moment-là, j'avais pensé que c'était impossible pour un shinobi d'avoir des rêves. Que notre fonction nous empêchait de rêver. Qu'un shinobi n'avait qu'un but : effectuer son devoir. Alors que je pensais que c'était le cas pour tous les ninjas, j'en rencontrais de plus en plus qui ne suivaient pas ce précepte. Même si à présent je ne trouvais plus l'idée totalement loufoque, je n'avais toujours pas trouvé mes rêves. Il y avait bien des idées qui m'inspiraient, mais rien que je ne pourrais qualifier de but à long terme.

L'ambiance changea subitement. L'entraînement reprenait, mais sur un ton beaucoup plus détendu et amusant. Je devais me cacher, enfin cacher mon chakra. Une sorte de cache-cache, mais dans une seule pièce. Elle s'était déjà bandé les yeux, alors j'aspirais immédiatement mon chakra. Mais le jeu me pris un peu au dépourvu ; je n'avais pas vraiment de cachette et n'étais pas très concentrée.

Me plaçant dans le coin le plus opposé de sa position, j'essayais de faire le vide dans mes pensées pour pouvoir me camoufler. Mais je n'arrivais pas vraiment à lâcher prise totalement et je voyais, impuissante, des bribes d'aura tenter de sortir par tous les moyens.

Comme je m'y attendais, j'avais raté l'exercice. Le shuriken en diamant qui vint se planter dans le mur au-dessus de ma tête me le confirma. Me mettre le plus loin possible d'Ema avait été instinctif, mais bien inutile. Comme elle l'avait dit, me mettre derrière dix murs ou me cacher dans le faux plafond n'auraient aucune efficacité par rapport à sa technique de détection. Je ne devais pas me cacher physiquement, je devais camoufler mon chakra.

La distance important peu dans cet exercice, je me relevais pour aller m'asseoir derrière Ema, à environ deux mètres de distance. Me mettant dans la même position qu'elle, je fermais les yeux. Comme plus tôt dans l'entraînement, la première chose que je devais faire était de me concentrer et de me vider la tête.

Je devais bloquer le flux de mes pensées, mettre une barrière invisible dans mon esprit pour m'empêcher de penser à quelque chose d'autre. Mettre les idées parasites dans des boîtes. Me concentrer sur ma respiration. Faire le vide. Inspirer, expirer. Rester focalisée sur ces actions.

Ma concentration faite, je redonnais de la consistance à mon chakra, lui redonnais sa couleur rose pâle. L'aspirer, l'effacer, l'enfermer. Je savais ce que j'avais à faire. Respirer, toujours respirer profondément et calmement. Vérifier que la barrière émotionnelle résistait encore.

Ceci étant fait, je m'autorisais même à ouvrir les yeux, toujours avec précautions. Dans un combat ou dans une situation périlleuse, je n'aurais pas toujours le luxe de pouvoir m'asseoir confortablement ou de fermer les yeux.

Je me levais donc, et marchait lentement, de peur de briser ce barrage si fragile, bien qu'immatériel. Je me postais devant la Matsuno, à seulement un mètre cette fois-ci. Je pliais les genoux et les posa au sol, puis vint m'asseoir sur mes talons, attendant l'approbation de mon sensei.