Un vrombissement retentit dans le désert, faisant paniquer la faune locale. Quelle est ce bruit synonyme de mort qui semble s'approcher de plus en plus ? Quelle créature peut produire un tel vacarme digne des plus profondes abysses du Tartare ? Quel esprit, nymphe, héros, dieu peut donc ainsi troubler le calme d'un lieu pourtant baigné dans la plénitude ? En un mot, quel odieux personnage ose briser cet accord tacite établi entre chaque habitant des plaines désertiques qui veut que le bruit soit banni de ce royaume de silence ? La réponse est, somme toute, assez simple, et modeste d'apparence. Debout sur sa plateforme volante, toutes lunettes dehors, mains dans les poches, Saibogu Aiji parcourt les dunes à quelques centimètres au-dessus du sol, un voile de poussière lui servant de traîne.

Il soupire. Les voyages dans le désert sont toujours aussi pénibles ... Une goutte de sueur coule lentement le long de sa tempe. Il l'éponge machinalement avec un mouchoir blanc tiré d'une de ses innombrables poches. Le soleil tape d'autant plus dur qu'il n'a pas de chapeau. Oublierait-il tout ce qu'il a pu apprendre dans son enfance, à errer dans ces mêmes étendues de sable sans fin ? Toujours se couvrir la tête, si on veut avoir une chance de survivre. C'est une règle de base, qui est presque imprimée dans l'âme des berbères. Mais, face à l'adversité météorologique, il a ses propres armes. Il plonge une nouvelle fois sa main dans une de ses poches, pour en sortir cette fois une seringue pleine d'un liquide bleuâtre. Il porte l'aiguille plus près de son regard, et la fait tinter du bout de ses doigts, de cette façon si particulière qu'ont de faire les médecins expérimentés, sans pour autant comprendre la véritable utilité du geste. Il remonte ensuite la manche gauche de sa blouse, et frictionne machinalement la peau. Il guette un instant de calme, ou ses pieds ne seront plus secoués par l'irrégularité du terrain. Lorsque celui-ci vient, il plante l'aiguille de la seringue directement dans la chair, et presse le piston. Il laisse échapper un râle de soulagement, guttural. En même temps que le produit se répand dans son sang, il sent une agréable sensation de froid envahir son corps. Partant de son bras gauche, elle remonte dans la tête en même temps que son torse en est fait prisonnier. Douce consolation dans l'enfer aride du désert ...

Enfin se dessinent les contours de la ville. Un havre pour les voyageurs en errance comme Aiji. Comme pour s'assurer de là où il va, il vérifie son orientation à l'aide d'une petite boussole d'or sortie d'on ne sait où. L'aiguille du Nord pointe vers la ville. Tant mieux.

"Me voilà ... Mamamushi, ou quoi que soit ton nom."

Cependant, il ne frêne pas, même quand les portes se font de plus en plus proches. Les gardes s'en inquiètent, d'ailleurs. D'abord menaçant, ils pointent leurs lourdes hallebardes dans sa direction. Cependant, la peur d'être écrasés par cet énergumène volant les domine bientôt, et leur emprise sur leur arme se fait moins assurée.

"C'est le moment de faire une entrée monumentale. Allons-y pour ... Géronimo !"

Il crie ce dernier mot comme s'il s'adressait aux deux gardes. C'est suffisant pour faire tomber les derniers remparts de leur incertitude. Ils se jettent de concert sur le côté. Au même moment, Aiji saute de sa planche flottante, qui disparaît dans une nuage de fumée pour redevenir sceau sur un parchemin, que le jeune homme attrape au vol. Il atterrit sur ses deux jambes à quelques mètres de la porte, bras écartés. Parfaite réception. Un moment de flottement. Il s'agenouille, et effectue une roulage digne des plus grands.

"Hop ! Arrivée ninja !"

Il remet ensuite sa blouse en place, et l'époussette distraitement.

"Dites-moi, gueux, vous auriez pas croisé un certain ..."

Il hésite un instant, avant de sortir de sa blouse une feuille qu'il défroisse.

"Oui, c'est ça ! Kawaguchi S. Okita, ça vous parle ?"

Les deux soldats, terrorisés, n'osent pas piper mot.

"Qu'est-ce qu'y a ? J'ai un nez en trop ou quoi ?"

Il semble lui-même croire à ce qu'il vient de dire, estompant l'ironie de la phrase. Il porte ses mains à son visage, et commence à en tâter la surface nerveusement.

"Mince, ce serait vraiment pas de bol ... Ca arrive parfois, ce genre de chose. Un méchant contre-coup, pas dans mes plans. C'est marrant, mais terriblement embarrassant. Je sais même pas comment rafistoler ça, en plus ! Flûte, zut, crotte ! Si j'ai vraiment un nez en plus, je jure de jamais plus toucher à la science ! Oh !"

Il s'arrête net. Un ange passe.

"Non, ça a l'air d'aller. Un seul nez -pas mal du tout, d'ailleurs- c'est la norme, non ? Non ?

-C ... Certainement, monsieur.

-Tout va bien, alors ... Bon ! Ce monsieur, là, vous me l'amenez ou quoi ?"

"Toi ... Tu es ...?"

Il considère un instant le jeune homme. Jeune homme ? Jeune femme ? Une certaine ambiguïté plane autour du sexe de cette personne. A qui a-t-il affaire ? Aiji reste un moment dubitatif. Physiquement, le phénomène se traduit par une parfaite immobilité, et un air de circonspection placardé sur son visage. Intérieurement, c'est l'éruption du volcan de son esprit. Etrange situation. Comment réagir ? Que dire ? Comment se comporter face à ce personnage singulier ? Une foule de question vient frapper les quelques neurones en bon état du scientifique. Après quelques mots échangés, seulement, le voilà complètement perdu dans le bain d'une conversation à peine engagée. Ca promet pour la suite ...

Soudain, il lève l'index, intimant à son collègue de patienter un instant. Il fouille dans ses poches, et en tire un petit paquet de cartes blanches, sur lesquelles sont griffonnés des messages indéchiffrables. Il les lit rapidement, jusqu'à trouver celle qu'il cherche. Il s'éclaircit la gorge, et lit le carton d'une voix qui se veut assurée.

"Bonjour. Suite à une requête d'une autorité supérieure/personne proche affectivement, je suis affecté sous vos ordres. J'espère que vous saurez me guider à travers cette mission/quête personnelle. Je suis Saibogu Aiji, et je m'en remets à vous, insérer nom, pour la bonne réussite de notre tâche."

Il range les cartes, fier de lui. Un certain sourire de satisfaction s'affiche maintenant sur sa face d'ahuri.

"Bon ! On y va ?"

"C'était rapide."

Devant les deux shinobis s'étale maintenant un paysage digne des plus grandes zones industrielles. Dans le sable, quatre pylônes de ferraille s'élèvent, prêts à accueillir l'énorme structure qui compose le réservoir d'eau à proprement parlé.

"Eh bien, eh bien ... Ca avance vite, tout ça."

Aiji reste sceptique devant cet ouvrage. Pour lui, la beauté, ou au moins le charme, prime sur tout, même quand il s'agit de construction simplement utilitaires. Là, il craint que l'objet tout de fer et d'acier ne vienne gâcher la pleine monotonie des étendues sableuses du désert.

"Et toujours pas un seul problème ? Misère ... On va s'emmerder. J'aurais du prendre des jeux."

Aiji regarde indifféremment le ciel étoilé, en plongeant ses bras dans le sable.

"J'aime pas la nuit ! On fait rien la nuit, ça craint ... En plus il fait tout noir, on voit pas à dix mètres. Super chiant ... Et en plus j'aime pas le camping sauvage !"

En effet, les deux équipiers avaient décidé d'un plus ou moins commun accord d'élire domicile au pied même de la structure en cours de construction. Leur tente plantée dans le sable fin du désert, il sont réduits à attendre, dormir peut être, et prévenir les éventuelles agressions. Pour Aiji, tout est clair, ceci dit.

"Pourquoi on est lààààààààà ? Y'a pas eu un seul problème, pourquoi on doit être là, hein ? On va juste se faire schmurl pendant des jours ... J'ai envie de faire des trucs !"

Il enfonce tellement ses bras dans le sable qu'il se retrouve enterré jusqu'aux épaules.

"Raaaaah ..."

Subitement, il se tire du sable et se tourne vers son camarade.

"Au fait, tu fais de la musique ? C'est rigolo, moi aussi."

Il effleure, tout en parlant, le sceau sur son avant-bras. Sa guitare électrique surgit de nulle part, et se love entre ses mains expertes, comme par habitude. Aussitôt, les doigts commencent à gratter familièrement sur les cordes, en extirpant une mélodie du moment, qui résonne jusqu'au sommet des pylônes de fer. La nuit tremble maintenant au rythme de la musique.

Longtemps après qu'il ait fini de jouer, les notes résonnent entre les dunes du désert. Le sable vibre des ondes sonores, quand bien même la mélodie ait été très courte. C'est suffisant. Ca remet d'aplomb Aiji. La guitare disparaît dans un nuage de fumée, et il sort de ses poches toutes sortes d'outils. Tournevis, marteau, plaques de fer, écrous, boulons s'entassent devant lui. Il les assemble à son grès, l'air absent.

"Dis donc, je sais toujours pas. Fille ou garçon ? Franchement, c'est perturbant. On peut pas être les deux à la fois. Quoiqu'une fois, j'ai moi-même ... Non, c'est un détail. Enfin, c'que j'veux dire, c'est qu'il faut choisir ! Arrêter de vivre dans l'indécision ! Et ..."

Il s'arrête soudain, lève la tête de son ouvrage, stupéfait.

"M'enfin, qu'est-ce que j'dis moi ? J'men tamponne."

Un haussement d'épaules et il replonge dans son travail. Après tout, que faire d'autre par une nuit dans le désert ?

"M ... Mais j'voulais pas en savoir autant, moi ..."

Aiji s'était trouvé plus décontenancé encore par la réponse on ne peut plus impudique de son coéquipier à sa question innocente que par le dilemme qui l'avait taraudé toute la journée quant à la nature du jeune ... garçon, du coup.

"Et d'ailleurs, c'est quoi des gens comme moi ? T'en as croisé beaucoup des gens comme moi ? Est-ce que je ressemble, seulement, aux gens, hein ?"

Il s'arrêta net, portant le regard sur un point fixe, l'air soudainement très sérieux. Il paraissait plongé dans une profonde méditation.

"Attends, attends ... C'que j'viens de dire, là. Besoin inconsidéré de se reconnaître comme un être exceptionnel, loin de toutes normes sociales en exacerbant ses défauts et qualités et en sortant le plus possible des convenances par une attitude volontairement décalée, seulement dans le but de combler un déficit de confiance en soi, afin de s'éloigner de la difficulté que représentent les relations classiques. Oh ... Et effacement de la conscience de la marginalité au cours du temps, pour laisser place à une habitude et à une forme de fierté malsaine exploitée par le sujet dans le but de renforcer sa prétendue originalité. Mince."

Cette auto-psychanalyse s'était déroulée en un instant, le temps d'une respiration.

"Bon. Ca va mieux ... Je crois. Laisse-moi la nuit et j'aurai digéré c'que j'viens de dire. Oh, mais du coup, la réaction logique par rapport à ta dernière remarque, c'est un remerciement. Alors merci. C'est p'têt malsain, mais être bizarre ça me plaît bien."

Il respira un grand coup, inondant son cerveau de l'air de la nuit, tout en recroquevillant ses jambes sur elles-mêmes. Il commença à émettre une série de petits bruits parfaitement agaçants, témoins aussi puérils qu'irritants de son ennui.

"Raaaaaaaah ... C'est suuuuuuuupeeeeeeeeeeeer chiaaaaaaaaaaaaaaaaant. Pitié, un saboteur, un terroriste, n'importe quoi !"

Comme si sa bonne étoile l'avait entendu, il distingua une forme vague et floue qui se découpait vaguement dans le voile de la nuit.

"Ha !"

Il se leva d'un bond, tournevis à la main.

"Toi là-bas ! Viens par làààààààààààààà !"

Il courait déjà précipitamment vers ce point hypothétique qu'il pensait avoir aperçu, avec toute la grâce du pélican tétraplégique.

"Quoi que ça veuille dire, sus à l'ennemi !"

Il trébucha et s'écrasa comme une quiche, la tête dans le sable.

Aiji se releva, et épousseta machinalement sa blouse blanche. Au même instant, une vague de sable lui passa à côté, le frôlant presque, et le recouvrant à nouveau d'une fine pellicule de sable.

"Roooooooh ! Merde alors ! On peut pas être tranquille une minute dans ce foutu désert ?"

Fort heureusement, il n'était pas le destinataire de l'attaque. Ce rôle revenait à l'homme qu'il avait coursé quelques instants auparavant, et qui était maintenant englouti sous un tas épais de poussière calcaire. Aiji se retourna vers la direction d'où provenait l'assaut, mais ne vit rien à part son partenaire de mission. Décidément ... Il croyait tout connaître du désert, mais celui-ci lui réservait encore des surprises, apparemment. Par exemple, il ne savait pas qu'il puisse se produire ce genre de phénomènes. A sa connaissance, le sable n'agissait pas de son propre chef, encore moins pour attaquer les gens. Ca valait le coup d'approfondir des recherches sur ce sujet. Mais, pour l'heure, il fallait encore appréhender le criminel. Il se mit donc à courir, cette fois lestement et en faisant bien attention à où il mettait ses pieds.

Arrivé devant le monticule de sable, il eut bien du mal à distinguer le moindre élément corporel dans tout cet agglomérat de substrat du désert. Il hésita un instant, fit le tour du tas, avant de lever les bras au ciel.

"Dites, si y'a quelqu'un là-dessous ce serait gentil de vous manifester."

Le tas remua nettement, et Aiji put entendre comme un cri de douleur.

"Merci, z'êtes bien aimable."

Attrapant une pelle qui traînait à proximité, il commença à creuser. Au bout d'un moment passé à retourner le sable, il commença à attaquer le corps même du criminel à grand renfort de pelletés.

"Vous *Aïe* Vous pouvez arrêter ! *Ouïe*

-Mais non, mais non, c'est la chaleur qui vous fait délirer. Vous êtes encore sous le sable.

-Mais vous êtes frappé ! *Re-Aïe*

-Shhhhh ... Ca va passer. Respirez un grand coup et admirez la vue."

Au bout de quelques minutes passées à pelleter le ventre du prisonnier du désert, Aiji finit tout de même par se rendre compte qu'il avait fini son travail de fossoyeur. Le déterré étant cependant trop roué de coups et affaibli par l'attaque qu'il avait reçue, il ne put se lever.

Aiji se sentit alors pousser une âme d'inspecteur, de fin limier. Il commença à tourner en rond autour du malfrat, lui jetant de temps à autres des regards suspicieux et chargés de reproches. Finalement, il se plaça face au badaud, qui ne comprenait sans doute plus rien à ce qui lui arrivait, et déclama d'une voix chargée de gravité ces quelques mots sentencieux:

"Toi, jeune homme inconnu, tu as été pris en flagrant délit d'introduction sournoise dans un lieu en pleine construction d'une importance capitale ! Pour avoir troublé le quotidien monotone de deux valeureux soldats, tu as, en plus de toute ma gratitude, droit à la peine capitale ! Tu seras soumis à la torture jusqu'à ce qu'aveux s'en suivent ! Dis-nous ce que tu venais faire là, et nous le laisserons en paix relative. Tais-toi, et c'est la souffrance éternelle qui t'attend."

Aiji sortit alors de sa poche une plume du plus bel éclat, d'un noir d'encre mais nacrée de bleu. Il déchaussa le pied droit du criminel avec minutie. Celui-ci comprit alors son funeste destin, et essaya de protester et de repousser Aiji. L'étreinte du Sunajin sur la jambe était cependant trop forte pour qu'il puisse se dégager. Quand le pied fut finalement mis à nu, Aiji commença à le caresser doucement, d'abord, puis de plus en plus vite sur la plante du pied. Il sentait le bruissement de la caresse sur l'échine sensible, et il ne faisait que s'en réjouir. Dans le désert, entre les cris et les supplications saccadés de sa victime, on pouvait entendre son rire, digne des pires méchants.

"Mouhaha ... MOUHAHAHA ! MOUUUUUUUUHAHAHAHAHAHAHAHA !"