« C’est rare que tu me demandes un service, Shigeru. »

Son bureau est toujours aussi terne, impersonnel – lui par contre a changé énormément. Celui qui a toujours été un soutien physique pour moi n’est plus que l’ombre de lui-même aujourd’hui. Des cernes énormes et tellement creusées qu’elles s’infiltrent même dans ses yeux, achevant le faible éclat que j’avais tendance à voir dans ces derniers. Ses mains tremblent sans arrêt et l’inquiétude a creusé son visage. Il ne doit pas manger pour s’en sortir avec tout ce qu’il a à faire. C’est presque suffisant à me fendre le cœur, de voir à quel point il a accepté de souffrir dans le silence seulement pour satisfaire aux besoins d’un village qui ne le lui rend que partiellement. Otoke est-il passé dernièrement pour prendre de ses nouvelles ? Je me le demande bien.

« J’ai... Mon élève est décédé. »

La seule chose qui me frappe lorsqu’il parle, c’est l’odeur de cigarette tellement forte qu’elle m’en donne la nausée. Est-ce une raison suffisante pour se mettre dans un tel état ? Et puis, il ne m’explique toujours pas pourquoi il a besoin de moi, non ? Fichu médecin. S’il me fait la décompensation de la dépression et qu’il s’attend à ce que je le soutienne, je pourrais tout au plus le blesser suffisamment pour qu’il reprenne ces esprits. Quoique… Il est réputé intelligent, et il m’a été utile plusieurs fois – il doit avoir une raison de m’avoir demandée.

« C’est ma faute. J’ai été très occupé et… Son frère qui était censé être décédé est revenu au village. »

Mes réactions ne trompent personne – avant-bras fléchi sous ma poitrine, poignet droit agrippant le coude gauche, légèrement courbée vers l’avant je lève les yeux au ciel, clairement agacée. Depuis le début je sentais qu’il y avait quelque chose de foireux et me voilà en train de devenir un personnage de mélodrame. Devrais-je partir à toute vitesse avant qu’il ne se passe réellement quelque chose ? L’envie y est, mais l’instinct me dit de rester – si je comprends bien le cheminement du médecin, le frère de son élève va bientôt venir ici et il me voulait comme soutien moral. Un peu égoïste, mais tellement pragmatique de sa part que je ne peux que le reconnaître. Qui sait, les choses deviendront peut-être amusantes au fil de la discussion ? De toute façon, je lui dois bien au moins ce petit service pour la dernière fois, il m’a permis de me rétablir beaucoup plus vite grâce à des soins personnels la dernière fois, et c’est lui coordonne les aides hospitalières de mère… Je soupire lourdement.

« D’accord. »

Le regard vide du jeune médecin s’éleva un bref instant à la réponse de la Senritsu, mais il n’eut aucunement l’occasion de lui répondre que la porte de son bureau s’ouvrait une fois de plus. Secouant délicatement la tête, il tenta de reprendre sa posture habituelle, soupirant lourdement. Ignorant totalement le garçon qui avait été patiemment accompagné jusqu’à lui, Shigeru s’adressa directement à l’infirmière de sa voix éteinte, enrouée par la nicotine.

« Merci, tu peux disposer. »

Il avait pris l’habitude, à force, de tutoyer les gens – à l’hôpital du moins, c’était absolument vital afin de créer de la cohésion et respecter chacun tout en lui reconnaissant son juste rôle. Hak, à ses côtés, étaient impassible à son habitude, cette même impassibilité cruelle qui empêchait de savoir exactement ce qu’elle pouvait penser – mais le ninja médical n’avait pas le droit de se plaindre, elle avait accepté de l’aider.

« Je me présente, Enko Shigeru. Je serai le médecin en charge d’examiner ta mémoire. Assieds-toi s’il te plait. »

Il installa deux chaises face à face, de sorte à pouvoir s’assoir face au garçon – le tout sous l’œil d’une Hak qui semblait se changer en statue tellement elle restait immobile, mais il n’en avait que faire. Elle n’était qu’un soutien moral après tout.

« Avant toute chose… »

Ce n’était pas le meilleur moment. Il risquait de troubler la mémoire du jeune homme en lui annonçant ce genre de nouvelles, mais elle lui brûlait le cœur. Plus vite il s’en débarrasserait, plus vite il serait au mieux de ses capacités – son autre justification était qu’un ninja devait être capable de faire certaines choses même en cas de troubles émotionnels, mais Shigeru savait très bien que ce n’était qu’une excuse qu’il s’adressait.

« J’ai été le sensei de Mizu Hariken, ton frère. Il… Je n’ai pas encore les détails mais il est décédé. »

Voilà, c’était dit. Comme une pierre que l’on lance lourdement dans l’eau et qui, en l’espace d’un bruit sourd, disparait de la vue. Pour continuer sur sa lancée, le médecin se courba bien fort en restant assis, montrant ses condoléances et son pardon au jeune homme. De son côté, Hak s’était retournée légèrement pour éviter qu’Ikumo ne voit le sourire un peu trop sincère qu’elle affichait.

Eh ben, pour le médecin molasson dont il a réputation à mes yeux, Shigeru n’y est pas allé de main morte – tant mieux. S’il s’attendait à ce que je reste ici pendant des siècles pendant qu’il examine le jeune puis qu’il lui annonce puis qu’il essaye de le gérer puis… Je préfère ne pas y penser. Le visage impassible du médecin se relève et me fixe dès les premières larmes d’Ikumo – il a d’ailleurs perdu son inexpressivité et montre un malaise profond. Bon, c’est discret certes, mais ça reste présent. Je le connais à force, il ne peut pas me cacher ce genre de choses. Je m’apprête à avancer d’un pas avant que le médecin ne m’arrête d’un geste discret de la main. Il veut lui donner du temps pour digérer ? Très bien. Qu’il lui donne la semaine pendant qu’on y est, ce n’est pas comme si j’avais autre chose à faire de ma vie. Non mais pour qui il se prend cet iryo-nin de malheur…

Aller quoi, dix minutes sont passées. Il ne veut pas non plus qu’on sorte les violons à pleurer encore et encore ? J’en ai marre et alors que je m’apprête à agir quoi qu’en dise Enko, je vois le jeune garçon s’adosser au mur, faisant mine de reprendre de la consistance. Ce n’est pas encore parfait, mais je vois aisément qu’il fait des efforts donc je veux bien le lui accorder. Au moins, les choses vont recommencer à bouger. Rester seul. Ça me donne envie de rire, de voir des vies humaines se briser ainsi. C’est plus doux et tellement plus réel que toutes les larmes que j’arrache aux gens en les torturant ou en les harcelant… Mes pulsions violentes se sentent revivre devant cette scène. Qu’il se réjouisse de la souffrance, autant que nous savons le faire tous les deux.

« C’est bon Shigeru. »

C’est pour ça qu’il a voulu de moi non ? Que je lui donne la vérité sur l’état psychique de son patient. La psychiatrie n’est pas le fort de ce médecin, alors que moi j’ai vécu dans et pour la torture – lorsqu’on ne cherche pas à le cacher, les émotions humains sont une simple évidence pour moi, je les lis comme Shigeru doit lire ses livres de médecine. Rapidement et efficacement. Là, rien ne laisse présager que le petit cherche à se suicider ou autre – et c’est bien dommage... Tout à coup, je lève ma tête vers le jeune homme, me rapproche de lui en l’espace d’un instant et le colle au mur en l’écrasant avec mon corps.

« Tu es dans mon illusion là. Hurle, pleur, casse tout, maudit tout, déteste tout. C’est le seul moment où tu es libre de faire ce que tu veux sans aucune répercussion – le médecin n’en saura rien. Montre-moi… Ce que tu ressens vraiment. Alors, je t’aiderai. »

Je dépose un baiser délicat sur sa joue avant de repartir en arrière en un bond unique une fois de plus et, comme pour appuyer mes propos, j’assène un coup vif à Shigeru, envoyant son pantin illusoire dans le mur. Enfin, je dégaine mon Tantô et le lance au pied du petit Genin. J’espère qu’il ne me décevra pas.

Ainsi, il a décidé de ne rien faire ? Pathétique. Rapidement, je l’observe soigner Shigeru – il est stupide ou quoi ? Je lui ai bien dit que c’était une illusion. Un faible. Ce n’est qu’un faible. Pourquoi est-il faible ? Il est un homme pourtant. Il doit être fort. Les hommes sont forts non ? Je sens mon corps se tendre seul, sans que je ne puisse le contrôler, et d’office mon visage se crispe légèrement, un sourire vicieux s’affichant sur ce dernier.

« Tu ne cherches pas la vengeance. Tu ne cherches pas la haine. Tu ne cherches pas la guerre. Tu veux donc rester assis comme une merde à attendre qu’on t’annonce sagement que tes parents sont portés disparus également ? Tu comptes laisser le monde entier te tomber sur la tête sans réagir pour te prouver à toi-même que tu es mature ? »

Chacune de mes phrases est ponctuée par les mêmes expressions de gentille jeune fille candide et innocente que j’arbore de plus en plus souvent pour ne pas que les gens se méfie de celle que je suis réellement – arrivera-t-il à ressentir le venin se cachant derrière mon visage ? Je pense que non. Sans afficher le moindre mouvement de mon corps, je me retrouve sur lui à nouveau, envoyant son corps valser par le biais d’un puissant coup de pied au niveau du thorax – juste assez pour ne pas le blesser gravement, l’illusion serait rompue seule s’il venait à mourir dedans.

« Si c’est la souffrance que tu as choisi, alors souffre. Accable ton physique de ton mental, et pleure, encore et encore. Tu n’auras que ça dans la vie si tu acceptes de laisser le monde avancer sans toi. »

Le sérieux inexpressif de l’animal aux ordres que je suis a vite fait son retour, bloquant instinctivement la violence totale que j’avais envie de mettre dans ces propos. Rapidement, je le charge à nouveau, et lui assène un second coup de pied au niveau de l’abdomen. Puis un autre. Et un autre encore. Enfin j’attrape son bras et commence à le tordre, calmement – je déteste torturer les gens à la va vite pour obtenir d’eux ce que je veux, mais Shigeru ne va pas tarder à réagir le connaissant, je dois me presser.

« Je te propose un pari. Accepte de me suivre et laisse couler tes émotions dans le feu du combat – décharge toi. La douleur sera ton amie et tu apprendras à l’utiliser. Sinon, reste ici et devient comme Shigeru, un pauvre médecin enfermé dans son laboratoire incapable de protéger la vie de son élève. »

Je relève la tête brusquement – le Genjutsu a volé en éclat et nous sommes là, à la même position que la précédente à peu de choses prêt. Seul Shigeru s’est levé pour rejoindre Ikumo, adossé au mur, afin de le faire sortir de mon illusion. C’est comme s’il ne s’était rien passé entre nous, que nous étions restés immobiles pendant une minute seulement. Bah, j’espère qu’il aura le temps de réfléchir à ce qu’il compte faire désormais.

« Hak ! Un Genjutsu, sérieusement ? Je voulais seulement que tu… »

« C’est bon. Il ne fera rien de stupide, et il est au courant pour les parents. De rien. Sur ce, j’y vais. »

Je lui coupe la parole sans même hésiter. La colère est remontée en moi et je dois l’évacuer. Vite. Parlera-t-il de mon illusion ? Je m’en balance. Il n’y a rien de mal à mettre les arrivants à l’épreuve, et s’il est un minimum intelligent, il saura me trouver. Sur un sourire délicat et charmeur, typique de la femme faible que je devrais être, j’adresse un au revoir avant de partir et les laisser entre eux.

« Senritsu Hak. Dans les montagnes de Kumo. Demain soir. »

Shigeru ne put s’empêcher de tousser légèrement lorsqu’il vit Hak répondre au jeune garçon. Que c’était-il passé dans cette illusion ? Il aurait bien aimé le savoir – il ne connaissait que trop bien les effets des techniques de la Senritsu et il était curieux de savoir laquelle avait-elle bien pu utiliser. Pourtant… Un étrange pressentiment néfaste l’envahissait – c’était les risques d’avoir demandé de l’aide à cette femme. Il la connaissait bien, après tant d’années, et il savait que sa personnalité était profondément altérée par son père et la relation chaotique qu’elle entretenait avec ce dernier, sans jamais qu’elle n’accepte de rentrer dans les détails. La seule vérité qui s’imposait avec elle, c’était celle qu’elle désirait. La seule chose qu’on ne pouvait lui reprocher, c’était sa capacité à lire les gens. Les émotions venaient à elle comme elle n’en connaissait presque aucune, contrairement à l’iryo-nin perdu dans son chagrin, et en tant que spécialiste des illusions elle savait les interpréter et en tirer parti quand c’était nécessaire. Ah, pauvre garçon – qu’est-ce qu’elle a bien lui faire ?

« Je… Désolé pour son comportement. Même pour moi qui la connaît bien, elle sait être imprévisible. Je vais t’examiner maintenant, d’accord ? »

Sans attendre une réelle réponse de la part du garçon, le médecin posa sa main sur la tête de ce dernier, inexpressif, et fit circuler de petites quantités de son Chakra en lui à la recherche d’une quelconque lésion physique. Rien de particulier, c’était déjà un bon début et une bonne base – l’intégrité de l’examen porterait donc sur la mémoire, et combien même c’était quelque chose d’extrêmement pointilleux à réaliser, il n’y aurait à priori rien qui demande un traitement médical. Tout au plus une thérapie d’entretien, mais il était difficile d’en juger là.

« Très bien, est-ce que tu pourrais me parler de ton amnésie ? De tes troubles de la mémoire ? Dis-moi tout, même ce qui ne te semble pas vraiment important. »

Il avait besoin de fumer une cigarette. Non, un paquet entier même. Hak était une dégénérée et il fallait qu’il se calme, sans quoi il échouerait tout ce qu’il entreprendrait aujourd’hui. Il ne s’attendait pas réellement à trouver quoi que ce soit à l’examen, mais il était trop honnête et trop méticuleux pour le laisser passer. Il inspira profondément en écoutant les réponses du jeune homme.

Sans réagir de trop à ce qui se disait, Shigeru écoutait avec patience le récit du jeune Genin. La symptomatologie était typique, tout comme le mode de guérison et l’évolution – si sur le seul interrogatoire le doute ne persistait plus chez le médecin, il se devait tout de même d’examiner la mémoire afin de ne pas passer à côté de quelque chose de plus grave, n’est-ce pas ? Inspirant lourdement lorsqu’Ikumo termina d’expliquer son passé, il retint à contrecœur l’un des rares sourires sincères que sa vie connaissait – ce n’était absolument pas professionnel de comparé ce garçon à son frère défunt, surtout qu’il avait certainement besoin de faire son deuil. Pourtant… L’ainé expira.

« Très bien, est-ce que tu pourrais… »

Une bonne demi-heure d’examens et de questions paraissant certainement plus sordides les uns que les autres aux personnes n’ayant pas l’expérience du cognitif – il avait lu trop de livre pour pouvoir ne pas savoir – revint stérile, tout comme Shigeru s’y attendait. Rien de grave, donc. Il pouvait l’affirmer de façon honnête, et non pas en se précipitant pour aller engouffrer ses cigarettes. Il ne restait plus qu’à…

« L’intégralité des tests revient normale. Concrètement, la mémoire qui se coince ainsi et qui revient par le biais de stimuli divers après une certaine période est typiquement psychogène – c’est un choc, une émotion forte qui l’emprisonne et seulement quand on commence à s’en résoudre, la mémoire revient. »

Jusque-là, il n’y avait rien de particulier à entendre – c’était extrêmement fréquent et absolument incontrôlable. Le seul fait que ce jeune homme ait réussi à s’en sortir seul, sans bénéficier de longues années de thérapie, était extrêmement prometteur vis-à-vis de son potentiel mémoire. C’est… L’autre partie du tableau qui ternissait un petit peu le pronostic selon le médecin.

« Pour les souvenirs qui ne sont pas revenus… Je pense que tu as une amnésie post-traumatique. Ensuite, je ne peux pas conclure sur un seul examen, donc représente-toi dans six mois. On verra l’évolution ensemble d’accord ? En attendant, tu peux disposer. »