Entassées à l'arrière de la carriole, les conserves et autres marchandises tintinnabulaient tranquillement sous le drap de toile tendu de part et d'autre du véhicule, comme pour les cacher au regard sombre du jeune homme. Cela faisait plusieurs kilomètres qu'il avançait ainsi sur cette route, suivant ce marchand et sa charette surchargée. Non pas qu'il en voulait aux possessions du paysan, loin de là, mais le hasard avait voulu qu'ils soient obligés d'emprunter le même chemin en cette après midi pluvieuse. Au plus grand déplaisir du fermier, il n'y avait pas de doute là dessus. Si le vieil homme avait tout d'abord acceuillit d'un sourire chaleureux le voyageur qui marchait à ses côtés, sa présence prolongée le mettait désormais mal à l'aise et le rendait de plus en plus méfiant au fur et à mesure que le soir approchait. Et même si Koshiro ne se souciait pas vraiment de l'avis du vieillard et de ses regards appuyés, il ne pouvait pas lui en tenir rigueur. Après tout qui serait tout à fait à l'aise à côté d'un parfait étranger vêtu d'une cape qui laissait deviner la silhouette des armes qu'il portait croisées dans son dos, dont le bas du visage était dissimulé par une étoffe noire et qui s'était muré dans le plus parfait des silence? Fixant la route ruisselante devant lui, le jeune homme tentait de faire abstraction de cette surveillance accrue à laquelle il ne pouvait pourtant pas échapper. Ses sourcils se froncèrent et il ferma un instant les yeux lorsque la voix rocailleuse de son compagnon de voyage se fit entendre. A peine l'avait-il entendu prendre son inspiration et ouvrir sa bouche que l'exaspération l'avait gagné, comme l'exaspération gagne un gamin qui se fait réprimander une fois encore.
-Comment qu't-as dit que tu t'appelais déjà?
Il soupira dessous son masque. Le ton détaché du vieil homme ne cachait pas l'accent farouche de sa question, presque aggressif. Il lui avait déjà posé la quetion au début de leur petit périple en commun et il avait eu pour seule et unique réponse le mutisme du garçon. Une réponse qui, de toute évidence, ne lui suffisait plus désormais. La méfiance que lui inspirait Koshiro mais aussi la frustration de ne pas avoir fait un brin de causette depuis près de six heures lui étaient maintenant presque insupportables.
-Tu sais, si tu voulais voyager seul tu n'avais qu'à quitter la route et partir dans les bois! Je n'aime pas ta façon de faire, gamin. Garder le silence n'est pas une très bonne tactique lorsqu'on voyage avec des gens respectables.
Juché derrière son petit cheval, à la place du cocher, le vieil homme se redressa légèrement avec fierté, minuscule dessous les grosses couvertures qui l'abritaient du vent, du froid et de la pluie, visiblement convaincu qu'il était lui même quelqu'un de très respectable. Il se pencha un peu vers le jeune homme, de plus en plus irrité par son silence buté.
-Et puis pourquoi prendre la route si tu préfères te trainer toi et ta mauvaise humeur sans causer comme un vulgaire vagabond?!
-Je ne suis pas un vagabond! Lança Koshiro d'une voix plus forte qu'il ne l'aurait voulu.
Il se blama presque immédiatement d'avoir laissé échappé ces quelques mots qui le condamnait désormais à devoir poursuivre la discussion. Mais cela avait été plus fort que lui. Plus qu'un immense chagrin, le fait d'avoir perdu les membres de son clan, son foyer et ses racines avait été pour lui une grande honte qu'il avait du porter durant ses mois d'errance. Sa fierté en était encore blessée. Il grommela dans sa barbe puis répondit, d'une voix qui ne traduisait que trop bien toute la mauvaise volonté que lui coutait le fait de devoir parler avec l'aieul.
-Et puis, m'éloigner de la route n'aurait pas été une très bonne tactique. reprit-il, acerbe, les propos du vieillard. Je ne connais pas cette contrée, ni ses habitants. Le Shukai est encore jeune et méfiant, il surveille ses terres et ceux qui en franchissent la frontière. Couper à travers champs comme un espion qui souhaite s'abriter des regards n'était certainement pas dans mes intentions.
A vrai dire, s'il devait etre franc avec lui même, il ne se sentait guère plus en sécurité sur la grande route. D'ailleurs, cela faisait bien des mois que sa solitude l'empéchait de relacher son attention.
Le marchand se redressa et haussa un sourcil en observant son voisin, dubitatif.
-Mmmmh...Tu es bien prudent dis-moi. On dirait presque tu as quelque chose à te reprocher. Pourquoi rejoindre l'Alliance si tu en as peur? Car il n'y a qu'une seule raison pour qu'un gaillard armé et au bagage aussi léger que le tien vienne jusqu'ici, n'est ce pas? Un large sourire victorieux s'étira sur les joues ridées du marchand, tandis que ses petits yeux noirs brillaient d'une malice teintée de supériorité. Tu vas rejoindre les troupes du Shukai. Ahh tu n'es pas le seul.... J'ai fait ce chemin la semaine dernière et j'ai fait la connaissance d'autres jeunes gens qui venaient eux aussi dans l'espoir d'intégrer l'armée des pays neutres, mais ils étaient d'une compagnie bien plus agréable que la tienne! finit-il, une moue hautaine sur son faciès.
Koshiro tourna son regard métallique vers le vieil homme. sa voix surgit de sous son masque de tissus, légèrement étouffée mais curieuse cette fois-ci, moins agressive.
-Comment cela se passe-t-il? Ont-ils réussi?
Le fermier lui lança un regard étonné, avant d'éclater d'un rire tonitruant et moqueur.
-De quoi? La sélection? Tu crois sincèrement que je fais tout ce chemin juste pour voir de jeunes guerriers passer des examens? Je n'ai que faire de la guerre et de ceux qui la font ou la préparent. Moi, tout ce que je souhaite, c'est vendre mes derniers légumes avant que la neige ait recouvert mes cultures! Il accompagna ses paroles d'un geste pour désigner le chargement de sa cariole. Mais tu ne vas pas tarder à trouver des réponses à tes questions, nous ne sommes plus loin désormais.
Koshiro fit taire la légère déception que provoqua en lui ses questions sans réponses. Quelques minutes d'un nouveau silence puis ils apparurent enfin. Les murs de Shozaichi et la grande porte qui ouvraient sur la ville. Les cheveux trempés et dégoulinants d'eau, Koshiro s'avança vers la porte en même temps que le vieillard qui s'avançait déjà vers les gardes pour leur présenter le contenu de sa carriole.Et si le jeune homme savait qu'il serait sans doute arrété à l'entrée par des gardes, il n'en demeurait pas moins curieusement attiré par cette ville nouvelle. Il releva la tête pour lever ses yeux sombres vers le haut de la porte sur lequel était gravé le nom de la cité.