Je ne suis pas retourné dans le désert depuis bien longtemps maintenant. La dernière fois que je suis venu, j’étais un homme bien différent. Aujourd’hui on ne peut plus dire que je suis le même. J’ai changé jusque dans les profondeurs de mon âme troublée. Troublée par ma défaite contre l’homme que j’ai toujours voulu tuer. Troublée par le fait d’être toujours aussi impuissant. Je n’ai jamais vraiment ressenti cela et il n’y a nulle part ailleurs que dans le désert où je me sentirais prêt à faire un point définitif sur ma situation. Car oui, le désert, comme je l’ai si souvent précisé me rempli de sentiments paisibles. Certes, la haine est toujours là et la colère indélébile mais au moins, le tout est enrobé par une sagesse calme et réfléchie. Je ne fonce pas tête baissée vers une réflexion qui pourrait bien ne me mener à rien.

Je marche depuis quelques heures maintenant. De temps à autres je regarde derrière moi, observe pendant quelques secondes mes pas qui sous le sable virevoltant s’effacent peu à peu en reformant les dunes. C’est poétique… le chemin parcouru fini toujours par être oublié par quelqu’un. Sa résume assez ma situation. Je suis venu dans le désert pour réfléchir. En tant que nukenin, je peux aller pratiquement partout dans le monde. Je choisis donc avec attention mes destinations et même si le devoir m’appel ailleurs dans ce monde politiquement mal foutu, c’est dans le désert que j’ai envie d’être pour le moment ; nulle part ailleurs.

Mes yeux fixent le soleil, ce n’est peut-être pas bien pour eux mais toujours est-il que c’est la seule chose qui me permette de me repérer dans ce paradis de sable. Cependant, et alors que je m’apprête à me saisir de ma gourde pour me servir un peu d’eau, un reflet vient perturber mon champ de vision. Un reflet semblable à ceux que formerait un miroir reflétant la lumière du dieu Râ. Je tourne la tête et m’aperçoit qu’il y a effectivement quelque chose au loin. Pendant quelques secondes, j’essaye de deviner à quoi correspond cette ombre noire qui, à mesure que je me concentre, prend de plus en plus la forme d’une silhouette humaine.

Je n’ai pas particulièrement d’intérêt à aller voir s’il s’agit bel et bien d’un humain là bas mais d’un autre côté, je suis un peu coincé au niveau de mon introspection depuis quelques heures déjà. Même les dunes immortelles du désert de Suna ne peuvent rien pour moi apparemment. Une petite conversation ou un meurtre pourrait bien me changer les idées suffisamment pour me remettre sur la bonne voie et me permettre de réfléchir de nouveau de manière posée et correcte.

Sans plus d’hésitation donc, je me lance dans la direction de la silhouette. Quelques minutes, un petit quart d’heure plus tard peut être, je suis au pied d’une colline sur laquelle se tient en effet un homme. Il ne semble pas m’avoir remarqué. Je fais le tour et commence à gravir la dite colline. Je suis à présent derrière lui et toujours, il ne semble pas avoir compris que je me trouve là, à quelques mètres.

Je l’entends marmonner quelque chose, de dos, il n’a pas l’air si humain que ça. Bien au contraire, vu de mon point de vue, on jurerait une machine. Peut-être en est-ce une au final. Je m’approche un peu plus de mon pas le plus léger, aucune chance qu’il me remarque. Je continue d’écouter. Un son puissant et gazeux semble sortir des tréfonds de son corps. Il s’agit bel et bien d’une machine ou d’un homme sur respirateur artificiel. Mais cela impliquerait des modifications physiques d’un niveau technologique important. Je ne sais pas quoi penser mais en tout cas, ce type, s’il s’agit bien d’un type, est assez étrange pour me titiller l’esprit et la curiosité maladive dont je fais preuve ces derniers temps.

Doucement je sors mon sabre et la pointe dans le dos de mon inconnu. Juste assez pour qu’il sente la lame. Je ne veux pas qu’il panique mais en même temps il est entre le vide et moi, il n’a pas trop de choix : rester immobile ou mourir.

« Tourne toi doucement, tu m’intrigue… »

Oui, cela fait partie des nouvelles résolutions que j’ai prises, ne plus dire de mensonge et toujours faire part de mes réelles impressions. Désormais, si je suis un meurtrier, au moins suis-je un meurtrier qui ne s’embarrasse pas du mensonge. L’avis des autres est trop peu important pour que je m’en soucie ne serait-ce qu’un peu. Je tiens toujours mon inconnu en joug… je sens qu’il va se retourner. Il s’agirait bien d’un humain en fin de compte.

Je n’ai prononcé qu’une phrase et pourtant mon inconnu semble tout connaître de moi. Soit il a fait des recherches tout seul à mon sujet soit le village de Suna est bien renseigné sur les criminels de ce monde. Peu importe, le fait qu’il connaisse mon nom n’a que peu d’importance et au final, cela évitera de perdre trop de temps à bavarder sur des sujets basiques. Car oui, je me suis approché d’un ninja d’un village ennemi que je ne connais pas juste pour avoir le plaisir d’entretenir une conversation. C’est étrange, je vous l’accorde, mais après ce qui s’est produit à Shimo no kuni, je ne suis plus vraiment un être de raison. Me laisser guider par mes instincts et mon intuition et un peu moins pas ma raison, c’est ce que je me suis promis de faire. Or je suis en ce moment même en train de mettre en pratique ce nouveau principe.

Le robot se retourne et continue de parler désormais avec un ton un peu plus humain. Je suis maintenant certain qu’il n’y a pas qu’une machine sous cette carcasse de ferraille. Mais l’homme qui est à l’intérieur ne doit plus avoir grand chose en commun avec nous autres humains de ce monde. Il demeure calme pourtant lorsqu’il me fait face et tout en bougeant lentement son doigt vers la pointe de ma lame, continue de me mettre en garde. Il n’a pas l’air de vouloir particulièrement me capturer ni vraiment me faire du mal. Bien au contraire, on dirait que mon sort l’intéresse d’une certaine manière. Son doigt pousse ma lame vers le bas et je le laisse faire. Il n’y a aucune menace, donc pas de raison de se montrer hostile.

Je plonge mon regard au fond des deux globes noirs composant cet étrange spécimen de masque à gaz qu’il arbore de manière fantomatique. Le verre est parfaitement réfléchissant de la lumière et je ne vois rien à part mon reflet. Le reflet d’un gamin à peine sorti de l’adolescence avec une capuche sur la tête. Tous les deux, on a vraiment l’air de sortir d’une fête de Halloween. Moi déguisé en faucheur et lui en soldat d’un futur apocalyptique. Mais alors que je m’apprête à parler, une puissante toux assaille mon interlocuteur. Quelques secondes je ne dis rien, je l’admire agoniser dans son propre étouffement : c’est impressionnant. Il finit cependant par marmonner quelque chose qui se transforme en phrase, me demandant la raison de ma venue.

Je réfléchis pendant qu’il me prévient encore une fois du danger qui me guette. Je ne suis pas stupide, je sais bien que la cavalerie va arriver, mais cela ne veut pas dire que je dois fuir comme une petite frappe. Je préfère rester et réfléchir. Pourquoi suis-je ici ? Que fais-je dans le désert ? Au fond, il n’y a pas vraiment de réponse à cette question sinon que mon instinct ma poussé dans ces contrées où je me sens bien.

« J’avais simplement envie de revoir ce pays. Mais te voir au sommet de cette colline, tu as l’air aussi déglingué que moi. Tu as attiré mon regard. Qui es-tu ? »

Je prends une profonde inspiration, contrairement à mon interlocuteur, je fais ça en toute discrétion et n’ai pas besoin de faire un boucan du tonnerre. Je passe ma langue dans ma bouche pour me redonner un peu de salive avec cet air aride qui m’assèche les lèvres et je continue.

« Tu me préviens beaucoup, or tu es un soldat du sable. Comment cela se fait-il que tu sois si prévenant ? Ne te sens-tu pas le devoir de m’arrêter ? »

Encore une question, plutôt piège celle-ci. Mais j’ai besoin de savoir quel genre de type j’ai en face de moi. Quel genre de personne m’intrigue à ce point. J’ai le sentiment profond que cet homme n’a rien à voir avec ses compères Sunajins. Il est différent… il a quelque chose en plus. Mais je n’arrive pas à mettre le doigt dessus.

C’est toujours plaisant lorsque l’on est en mesure de parler avec quelqu’un sans vraiment se voiler la face. Comme une protection contre une éventuelle intrusion, les gens normaux ont l’habitude de demeurer menteur dans leurs propos. Toujours factices, toujours usant de nombreux subterfuge pour masquer la vérité. Pourtant, et ils ne s’en rendent pas compte, tout le monde est tellement habitué au mensonge qu’on le reconnaît rien qu’à l’écoute. Mais on ne dit rien. Il ne faut rien dire et laisser cette comédie suivre son cours. Parce que je mens et parce qu’il ment alors personne ne saura jamais la vérité et nous continuerons de sourire, de rire et de penser à voix basse. Une intelligence extérieure vous dirait d’ailleurs surement que c’est complètement absurde, que cela ne relève plus de la logique. Elle aurait raison. Mais nous nous complaisons dans le mensonge et dans la vaine protection que nous essayons d’imposer entre nous et notre interlocuteur. Enfin… tout cela pour dire que cela me fait bien plaisir d’avoir en face de moi un homme qui ne fait pas dans le faux semblant.

Lentement, avec des mots clairs et hachurés par une respiration mécaniquement morbide, l’androïde en face de moi répond à ma question de manière énigmatique. « Un homme possédé par l’envie de voir son rêve devenir réalité ». Pas de nom, apparemment mon interlocuteur ne se définit pas par un simple nom comme nous autres, il serait plus que ça… ou moins. De toute manière il y a quelque chose chez cet individu qui éveil ma curiosité. Surement son goût pour le drame. Je continue de l’écouter tandis qu’il finit sa phrase sur le cœur. Organe à la fois inutile et primordial, on dit qu’il est le siège des sentiments. Bien sûr c’est scientifiquement faux et symboliquement vrai.

« Le cœur compose ses plus belles symphonies lorsqu’il n’est plus en mesure de jouer. »

Une vieille phrase que j’ai lue dans un livre et que je n’ai pas pu m’empêcher de répéter. Mon interlocuteur a du le comprendre. Il aimerait changer son corps en machine, il n’y arrivera sans doute qu’au moment de sa mort. Triste fatalité. Mais je continue d’être attentif à ses paroles.

Encore une fois, il me fait comprendre que la raison pour laquelle il n’a pas encore tenté de m’appréhender est qu’il n’est pas suicidaire. Il est conscient de la différence de niveau entre nous et agis avec sagesse. Un homme avisé que cet androïde là. Néanmoins il commence à avoir une attitude inquiétante. Sous mon regard d’aigle, il se saisit de quelque chose à l’intérieur de sa veste. Je crois d’abord à une arme et m’apprête à réagir. Je remarque ensuite qu’il ne s’agit que d’un genre de capsule qu’il maintient frénétiquement entre ses doigts. Comme s’il s’agissait d’un trésor précieux ou d’un objet de grande valeur. S’en suit une nouvelle phrase sur le pourquoi de notre inactivité. Pour couronner le tout, mon interlocuteur se met à rire. Je ne réagis pas mais son rire est effrayant et macabre. Un rire qui en ferait frissonner plus d’un. Ce type m’intéresse de plus en plus.

La question qui suit, je ne m’y attendais pas. Mais alors pas du tout ! Je suis pris de court et pendant un instant, mon cerveau se bloque. Je prends une profonde inspiration tout en regardant le sable voler au-dessus de mes chaussures noires. Je suis une espèce de fantôme dans ce désert et je sens bien que si je veux continuer d’avoir cette conversation honnête avec mon interlocuteur, il va me falloir faire preuve de franchise à mon tour. Lentement je remonte le regard vers le masque qui reflète à présent l’éclat perturbant du soleil.

« Je voue ma vie à la destruction d’un monde corrompu par le mensonge. Les villages ne sont pas la solution pour l’homme. Ainsi en les combattant je respecte l’idéologie de mon défunt maitre bien que je ne la partage que partiellement. Personnellement, je ne me complais que dans le combat et la liberté. Mais les deux fusionnés donnent la vengeance, l’envie de carnage. Donc oui, si on regarde les choses d’un angle différent, je ne suis ni un héro, ni un vrai criminel. Simplement un homme qui met sa vie chaque jour en danger pour redonner au monde son aspect primaire d’honnêteté et de franchise. Il n’y a que dans le vrai que l’on pourra penser à reconstruire. »

Une réponse aussi claire que possible. Je n’ai pas de nindô à proprement parler, mais plutôt une vision qui m’est propre. Une vision du monde, de ce qu’il pourrait être. Plus de villages, plus d’oppresseurs. Pas de chefs, juste des hommes libres. Certains sont nés pour le combat, alors ils combattraient. D’autres pour la recherche alors il ne leur serait fait aucun mal. Un monde utopique qui n’a que trop peu de chance de se concrétiser. Mais puisque ma vie n’a pas réellement d’intérêt, autant la dédier à cette cause.

Mon interlocuteur se retourne brusquement, il a remarqué la présence d’individus se rapprochant de nous. Ils arrivent vite. J’ai trois options, rester, m’enfuir ou prendre ce jeune cyborg en otage. Curieusement, aucune de ces trois ne m’inspire beaucoup. Mon interlocuteur me tend sa main et, pris d’une idée, je la lui serre comme un homme. Mon regard se pose une dernière fois sur son masque à gaz et, cherchant dans le vide ses pupilles, je dis avant de disparaître dans un nuage de brouillard…

« Dit à ton pays qu’il n’a rien à craindre de moi pour le moment et que c’est pour ça que je suis venu te parler… »