Pièces sonnantes et trébuchantes.

Ryöhei avait entendu parler d'un commerçant en pleine prospérité. Depuis sa dernière mission, il avait de toute évidence compris que ses capacités en tant que Jinmenju lui permettaient un nombre incalculable de choses. Si d'aventures il préférait, jadis, faire l'impasse sur ce genre possibilités, conscient que cela pourrait ternir l'image de son clan, il songeait à présent qu'il n'avait fait que perdre du temps. Il pouvait devenir une sorte "d'Insaisissable" à son tour, et récolter le pactole grâce à cela. Il ne ferait pas les mêmes erreurs que celui qu'il avait arrêté, au modique prix d'un séjour à l'hôpital.

Mettre sous verrous l'un de ses propres compatriotes ne lui avait fait ni chaud ni froid. Il ne s'embarrassait pas de sentiments superflus, ni d'un attachement fortuit pour les siens, et se donnait raison en concluant que cela servait finalement la bonne cause : la sienne.

Pièces sonnantes et trébuchantes.

Depuis que Hei était revenu à l'hôte principal, Ryö se sentait plus puissant que jamais. Plus prêt que jamais. Plus convaincu que jamais de ce qu'il devait faire à présent. S'enrichir. A n'importe quel prix. Quoiqu'on dise son frère, qui se trouvait presque à l'état d'esclave à présent, il insistait sur l'idée qu'il ne se réaliserait et n'atteindrait les hautes sphères qu'en accumulant des biens. Cette pensée matérialiste le stimulait intrinsèquement et l'empêchait de s'affaiblir en épousant des principes moralistes. Le Caïd allait refaire surface.

Gendo Pho était un homme qui commençait à faire du bruit. Son commerce fleurissait à vue d'oeil, aussi commençait-il à attirer une certaine convoitise. Une convoitise qui gangrena tantôt la vertu de Ryöhei, et le poussa à envier quelques économies noires. Des économies noires qu'il pourrait se faire sur le dos de ce futur gentilhomme.

Pièces sonnantes et trébuchantes.

De loin, il étudia pendant plusieurs jours les moindres faits et gestes de sa cible, assuré de pouvoir la conduire dans son traquenard. A fortiori, le forfait n'était pas si compliqué, car Pho s'était installé ici comme dans un fauteuil. Il avait sympathisé avec tous les occupants de la zone commerciale, notamment avec ceux qui le fournissaient régulièrement, ce qui sans doute ôtait toute possibilité de le piéger à cet endroit. Cependant, il lui arrivait de sortir un peu des sentiers battus pour aller s'approvisionner, aussi le Jinmenju attendît-il l'occasion propice pour le saisir lors de l'un de ses écarts.

Allongé sur le préau d'un entrepôt que le commerçant avait tendance à contourner, Ryöhei attendît son heure avec une soif infinie. Il ne s'agissait pas de le racketter, pour sûr.

Il s'agissait de lui réclamer un tribut.

Pièces sonnantes et trébuchantes.

Ryöhei descendît de son promontoire dès qu'il comprit qu'il serait démasqué, jugeant que son guet-apens ne prendrait pas. Le commerçant semblait accompagné de près par une jouvencelle qui lui offrait un regard des plus farouches. Il se présenta au devant du duo sans façons, et aussitôt la demoiselle l'interpella. Ses propos furent des plus menaçants mais laissèrent de marbre le Caïd. Il n'en était pas à son premier coup et pour ainsi dire il était accoutumé à ce genre de défenses. Tous ceux qu'il se plaisait à martyriser au centre de formation adoptaient ce comportement instinctif, comme une louve défendant ses louveteaux.

Mais le serpent est un animal venimeux prêt à tout pour avoir son butin.

Il tira son paquet de sa poche et se grilla une clope, laissant planer le silence. Quelques fractions de secondes suffirent, car l'ambiance électrique leur donnait un goût d'immensité qui les rendaient longues, longues, longues. Il rompît le calme après avoir tiré un long trait sur sa cigarette puis, fixant la samouraï qu'il ne connaissait guère, il fit :

"Je n'ai que faire des chiens de garde. Continue d'aboyer si ça peut te faire plaisir ou va renifler ailleurs, j'en ai rien à foutre. Je suis venu ici pour traiter avec ton maître."

Pièces sonnantes et trébuchantes.

Un long sourire se déclina sur son visage. Il était sûr de lui. Non qu'il fusse machiste pour un sous, surtout après avoir fréquenté de près les soeurs Kosobayui et pu apprécier la férocité notoire dont elles étaient capables, se plaçant bien au-dessus du commun des mortels - mais, surtout, il savait que son expérience allait jouer en sa faveur. Il ne craignait aucun de ses deux interlocuteurs. Et puisqu'ils n'étaient visiblement pas prêts à la négociation, il allât droit au but, s'adressant à celui qui avoisinait à peu près le même âge que lui, et avec lequel il pouvait parler d'homme à homme :

"Je me nomme Reichi. Rei pour les intimes, mais nous en resterons vous et moi à Reichi. Je ne vais pas passer par quatre chemins pour vous décrire mes intentions, qui sont des plus louables, vous vous en doutez bien. Alors, voici : je vous propose ma protection. La gamine qui se tient à côté de vous et qui vous sert de putain ne vous écartera pas, malheureusement, de tous les problèmes qui risquent de vous entourer. Vous savez comme moi que tout commerçant qui commence à prospérer peut attirer la convoitise, et les envieux ne lésinent pas sur les moyens pour écraser la concurrence. A vrai dire, il m'arrive de faire partie de ces "moyens" qui écrasent la concurrence, vous voyez ce que je veux dire ? Ma sympathie peut vous protéger, Monsieur Gendo, aussi sûr que l'oeuf vient de la poule. Mais ma sympathie s'achète."

Il fit une pause à cet instant, laissant à son vis-à-vis le soin d'assimiler ses propos, et adoptant un visage beaucoup plus hostile que le précédent. La courtoisie avait assez duré comme ça, et il fallait désormais montrer son côté le plus sombre et impitoyable. Après avoir pris le masque du plus froid des monstres froids, il continua :

"J'espère que vous savez lire entre les lignes, Monsieur Gendo, et que vous mesurez bien qu'il vaut mieux m'avoir de son côté. Autrement, je vous recommande de vous débarrasser de votre chienne, et de vous entourer d'une espèce plus sophistiquée que celle des sabreuses à jupes larges."

Il cracha au sol pour témoigner de son mépris, avant de conclure :

"Que décidez-vous ?"

Pièces sonnantes et trébuchantes.

Visiblement, son tribut ne viendrait pas aujourd'hui. Il n'insista pas, convaincu que les négociations ne mèneraient à rien d'autres que des représailles ou des dénonciations, ce qui pourrait certainement lui nuire à long terme. Il ne voulait pas faire la même erreur que l'Insaisissable en ayant les yeux plus gros que le ventre. Il avait le sens de la mesure et Pho l'invitait à se souvenir de cette qualité-là.

Cet homme était plein de confiance et l'expérience transpirait à travers tous les pores de sa peau. Méfiance. Il ne pouvait pas se permettre de le sous-estimer, même s'il n'appartenait pas à la caste des ninjas. Il se doutait bien que son projet n'aurait rien d'aisé, aussi s'était-il préparé à un éventuel échec.

Du moins pour l'instant.

Il continua de fixer le robuste marchand d'un oeil noir et prédateur, le gardant en haleine. Cette force de la nature venait de lui répondre de la meilleure des manières, avec calme et simplicité, et surtout, sans se dégonfler. La menace ne pesait pas assez lourd, finalement, aussi le ninja se trouva-t-il face à un challenge à sa mesure.

A sa mesure, car il en avait assez des proies faciles. Ce gibier-là était beaucoup plus alléchant. Il réprima toutefois cette pulsion dévorante et afficha un masque de cordialité, relâchant son regard de haine pour ôter le voile sur un air plus bienveillant.

Pièces sonnantes et trébuchantes.

"Très bien, Monsieur Gendo. Très bien."

Il soupira et jeta un coup d'oeil vers les airs en reniflant l'humidité tangible qui régnait autour de lui. Le ciel était de gris de nuages et il y volait des oiseaux sauvages, au-dessus des murs de la citadelle sur laquelle tomberait la pluie cruelle. Les loups seraient bientôt de sortie pour manger les rats. De quelle espèce Pho ferait partie ? Celle des prédateurs ou des proies ? Seul l'avenir le leur dira. Pour sûr, ces deux bêtes n'en resteraient pas là, car il y avait au moins un loup parmi les deux hommes.

Un loup parmi les deux hommes qui avait faim. Assez faim pour ne pas avoir peur de la chienne qui lui faisait barrage. Un loup qui passerait dans l'enclos puis se sauverait, ne laissant derrière lui qu'un cimetière de charognes tapissé d'hémoglobine.

Les yeux toujours tourné vers ce ciel presque larmoyant, il poursuivit :

"Sale temps, aujourd'hui. N'est-ce pas ? J'ai l'impression que l'orage est à venir. Sur ce, bonne journée... Monsieur Gendo."

Puis il tourna les talons et disparut, comme un serpent s'enfonçant dans les ténèbres. Il avait assez flairé sa proie comme ça.

Il reviendrait.