"PUTAIN DE FLÛTE, CA PELLE DANS CE PAYS !

-Ton langage, s'il te plaît."

Cela faisait déjà des jours que Jirô marchait sur les terres de Yuki no Kuni. Arrivé dans le pays la semaine précédente, il n'avait pas tardé à s'éloigner des villes pour voir ce qu'avaient à lui proposer d'accueillant les contrées plus reculées du Pays de la Neige. Une décision qu'il regrettait maintenant amèrement. Le climat du pays, il l'avait nettement sous-estimé, et ce malgré le fait qu'il avait entendu les rumeurs les plus dissuasives à son sujet avant de débarquer au milieu des prairies enneigées et des terres de glace. Il avait cependant anticipé le problème de la nourriture, ayant tiré les leçons de ses erreurs passées. Sa besace était encore à moitié pleine de viande séchée et de fruits à la chair durcie par le gel, en rations suffisantes pour permettre à deux personnes de survivre en milieu hostile pendant encore quelques jours. En effet ...

Ichiro surgit de l'épaule de son frère, jusqu'à ce que tout son torse soit visible, semblable en tout point à son jumeau quoiqu'il ne portât lui pas de vêtements.

"Sans déconner, pourquoi on est venu se foutre dans une galère comme ça ?

-On cherche toujours un endroit où se poser, je te rappelle. Tout est trop peuplé, dans cet Empire. C'est pas faute de chercher dans les coins les plus perdus, pourtant ..."

Il marchait maintenant dans une clairière recouverte d'une fine couche de givre, son frère dépassant de son épaule comme une monstrueuse protubérance. Jirô s'arrêta. Le froid commençait à lui mordre la peau, ou du moins les morceaux de peau qui n'étaient pas couverts par le long manteau blanc dont il s'était vêtu, ou par la large écharpe de fourrure odorante qui lui entourait le cou. Il frissonna. Il entendait les dents d'Ichiro claquer à ses oreilles, comme si un percussionniste fou avait décidé de se produire au seuil de ses tympans.

"Rentre, c'est ridicule. Tu vas juste te faire mourir de froid, comme ça."

Il n'eut pas besoin de le redire. Un instant après, il retrouvait sa silhouette normale, et la voix de son frère résonnait en écho dans son crâne, comme s'il ne parlait plus que pour lui.

*On va finir par y laisser des morceaux ... Tu sais pourtant que c'est pas bon pour moi, ça !

-Je sais, je sais. Mais c'est une douleur nécessaire, et j'en suis désolé. Bien sûr, si on avait de quoi je t'aurais fabriqué un élixir, une potion ou quelque chose pour te protéger du froid, mais ...*

Il fut interrompu par un craquement derrière lui. Il se retourna brusquement. Derrière l'armée de troncs blanchâtres dressés, il ne distingua rien d'inhabituel. Pourtant il était certain que ce qu'il avait entendu n'était pas le seul effet du froid sur les feuilles mortes. Etait-ce un animal ? Un ours, un loup ? Jirô se prit à penser que Yuki no Kuni abritait peut être des créatures dont l'existence était inconnue du reste du Shûkai. Un nouveau frisson lui parcourut l'échine, qui n'avait cette fois rien à voir avec la température. A vrai dire, il se sentait soudainement assez réchauffé.

Il desserra l'étreinte de son écharpe autour de sa gorge, et s'efforça d'éclaircir celle-ci.

"Qui ... Qui est là ? Si vous cherchez à faire fortune en pillant un honnête voyageur, je crains que vous n'ayez fait mauvaise pioche. Il ... Il y a bien quelqu'un, n'est-ce pas ?"

Quand bien même il était seul au milieu de la clairière, avec son frère maintenant tapi dans sa propre chair, il se serait senti ridicule d'enguirlander un lapin.

*Eh ben, quel fier orateur ...*

Jirô sursauta instinctivement en entendant un bruissement à travers les buissons, dans son dos, et se retourna d'un bond. Avec le même instinct ridicule, il avait levé les mains en l'air, en signe de reddition. Il n'avait pas même encore vu à qui il avait affaire, mais la simple vision de l'épée que l'inconnu avait entre les mains lui suffit pour se dire que ça n'était pas quelqu'un à qui on pouvait se fier du premier coup. Ce genre de personnes n'avait pas besoin d'une arme, sa confiance seule était suffisante pour se prémunir contre les autres. Jirô garda les mains levées, même après que l'inconnu lui ait adressé la parole. Un silence flotta, que brisa seulement le flottement d'un coup de vent, et le mouvement frénétique des rares feuilles et des épines cristallisées par le gel.

*C'est qui ce gus ? Il veut quoi ?

-Forme de vie indigène, assez jeune, pas plus de vingt ans, sans doute moins, carrure faite pour le combat. Euh ... Sans vouloir trop m'avancer, je dirais que c'est un combattant. Mais il a l'air honnête. Voyons ce qu'on peut en tirer.

-Mouais ... T'attardes pas trop, quand même. Ca caille toujours, ici.*

Jirô fit un pas en direction de l'inconnu, hésitant. Sa botte s'enfonça jusqu'à la cheville dans la chape blanche de neige qui recouvrait le sol.

"Vous permettez que je baisse les mains ?"

Il n'attendit pas de réponse, et s'exécuta aussitôt.

"Z'êtes bien aimable. Laissez-moi me présenter: Asai Jirô, du Shûkai. Scientifique émérite, randonneur infatigable et éternel romantique. Encore que vous ne soyez certainement pas intéressé par cette dernière information ... Quant à vous, je crois deviner que vous êtes un habitant du coin. Je me trompe ?"

A vrai dire, il était certain de ne pas se tromper, mais il s'agissait d'occuper le terrain de la conversation. Il se sentait ridicule quand il ne parlait pas, et écouter des banalités sans intérêt était bien plus fatiguant que de les dire soi-même.

"Quant à votre question, elle est ma foi fort aimable, et je vous remercie de votre souci. Si je n'ai besoin de rien en particulier, rien que vous ne puissiez me fournir, en tout cas, j'apprécierais en revanche que vous m'indiquiez sur la carte que voilà dans quelle partie de la forêt nous sommes, exactement. Je dois avouer que tous ces arbres ont la fâcheuse manie de se ressembler complètement, et avouons que ça n'est pas exactement pratique. Oh, bien sûr il doit exister quelque méthode pour se diriger, mais elle m'est complètement étrangère."

Il tendait sa carte déroulée du pays en direction de l'inconnu, un léger sourire peint sur ses lèvres.

*Grouille-toi, on va finir par geler sur place.*

"Dites-moi, mon brave, vous n'auriez pas de quoi se réchauffer un peu ? Voyez-vous, je voyage depuis quelques temps déjà, et le froid m'a déjà bien touché. Pour tout vous dire, je commence à ne plus sentir certains membres de mon corps. C'est assez embêtant ... Mais vous, habitant local, pourrez certainement me donner le remède miraculeux à ce mal. N'est-ce pas ?"