« « Entre, Chikamatsu Ruri. Je t'attendais. »

Furent les premiers mots prononcés par le Souffleur. Nigure Shinda, notre maître, l'Invisible. Pour la première fois de ma vie, je voyais mon chef de clan. Je savais pourtant que lui me connaissait bien, certainement depuis ma naissance. Je savais qu'il connaissait tout de mon histoire. Quand je m'entrainais dans la Confrérie, je sentais qu'il nous observait, quelque part. Et même lorsque nous étions à l'extérieur, il connaissait nos moindres faits et gestes, la plus minime de nos actions. Il avait de nombreux sujets qui lui servaient d'yeux et d'oreilles à travers tout le pays. Peut-être que ce n'était seulement que des légendes, mais j'avais envie d'y croire.

Ce jour, certainement un des plus importants de ma vie et celui que j'attendais avec impatience, ce jour était enfin là. Je rencontrais notre Souffleur. Mais pour être tout à fait honnête, j'aurais préféré que ce ne soit pas aujourd'hui, ou du moins pas maintenant.

À la fin de la journée, un autre Marionnettiste était venu me chercher sur les terrains d'entraînement de la Confrérie. Je l'avais suivi sans dire un mot, malgré la transpiration qui dégoulinait de mon visage, mes cheveux en bataille et ma tenue de sport. La fatigue se lisait certainement sur mes traits, et ma respiration se faisait encore haletante ; preuve d'un entraînement rigoureux.

C'est dans cet état-là que je pénétrais dans la salle de la convocation. C'était une salle bien éclairée, avec un plafond haut. Joliement décorée mais pourtant assez sobre. Et il se tenait là, au milieu de la salle, assis en tailleur devant une table basse. Je sentais mon coeur qui frappait de plus en plus fort dans ma poitrine à chacun de mes pas dans sa direction. M'arrêtant à quelques mètres de mon chef, je m'agenouillais en baissant la tête et le buste, les mains sur les cuisses - le salut le plus formel.

« « Bonjour Ruri. Je te sers un thé ? »

Sans plus de formalités, il versa du thé noir dans la tasse qui se trouvait en face de lui. Sa voix était grave et ses intonations profondes inspiraient tout de suite un grand respect. M'asseyant en face de lui, sur mes genoux, j'attendais ses ordres.

C'est le grand jour pour la jeune fille, membre du clan dirigé par le Souffleur, Nigure Shinda. Il devait la rencontrer. C'est donc pour cette raison que Shinda a décidé d'envoyer son second, Nishimura Kensei, à la recherche de la jeune Chikamatsu. Ruri est une jeune fille prometteuse et le Souffleur compte bien lui faire comprendre. Il souhaite aussi tester la jeune Chikamatsu. Le Nigure connaissait parfaitement Ruri, comme tous les membres du clan, mais il contrôla une dernière fois les informations qu'il avait pu récolter sur elle.

Lorsque le Maître Espion se présenta à la porte, la voix grave et profonde du Souffleur se fit enfin entendre.

"Entre, Chikamatsu Ruri. Je t'attendais."

Pas plus de formalités pour le Souffleur, après tout, il est l'ombre qui plane sur chaque Marionnettistes. La jeune fille entra, s'approchant du Nigure, avant d'abaisser le torse, dans un salut formel, mais respectueux.

"Bonjour Ruri. Je te sers un thé ?"

Sans même attendre de réponse de sa part, le Souffleur lui servi une tasse de thé noir. Il prit la sienne dans sa main, tout en faisant un signe de l'autre, invitant Ruri à s'asseoir.

"Comment vas-tu ? Comment se passe ta vie de shinobi ?"

Laissant quelques instants à la jeune ninja d'écrire sur son papier la réponse, il reprit, d'un ton grave.

"Ruri, tu es l'une des Marionnettistes les plus prometteuses. C'est pourquoi j'ai envoyé mon Second te chercher, je te présente Nishimura Kensei. Peut-être que vous vous étiez déjà présenté ?"

L'homme qui était resté en retrait dans la salle, s'avance de quelques dizaines de centimètres afin de confirmer les dires de son maître. Le Souffleur sait très bien comment s'est passé cette rencontre entre Ruri et lui. Et sait aussi très bien s'ils se connaissaient d'avant. Il pose la question par politesse, comme un chef de cérémonie le ferait lors de l'arrivée des invités.

"Pour cette raison, je souhaite t'offrir le meilleur entraînement possible. Si tu acceptes, tu seras entraînée par mon Maître Espion lui-même. Il t'apprendra tout ce qu'un membre de la Confrérie doit savoir. Tous les secrets du Kugutsu."

Sans vraiment attendre de réponse de la part de la jeune kunoichi, il connaissait déjà la réponse, de toute manière. Il continua sa tirade.

"Mais avant de débuter cet entraînement. Je te propose une dernière chose. Kensei te testera. Il te questionnera et te demandera de lui montrer tes techniques."

Le Maître Espion s'avança de quelques pas afin de sortir de la pénombre, avant que le Souffleur ne reprenne.

"Tu es aujourd'hui encore Prestidigitateur. Si ce test est satisfaisant, je t'offrirais ta première promotion. Tu deviendrais, pour la Confrérie, un Illusionniste."

Attendant cette fois-ci la réponse de Ruri, le Nigure but sa tasse de thé noir d'un coup sec. Il la pose avec fermeté sur le plateau avant de se relever.

"Alors ? Prête ?"

C'est au tour du Souffleur de s'éclipser afin d'analyser la façon de combattre de la jeune fille. Mérite-elle le titre d'Illusionniste ?

Je pris la tasse qui m'était destinée d'une main tremblante. Pas parce que j'étais angoissée - même si c'était un peu le cas - mais parce que j'étais vraiment au bout de mes forces. Je bus le thé par politesse ; je n'aimais pas vraiment le thé noir, ou alors très sucré. Je reposais délicatement la tasse avant de sortir mon carnet pour répondre à sa question. Comment se passait ma vie de shinobi ? Rien qui ne savait pas déjà. J'avais certes quelque chose à demander, mais je n'estimais pas que le bon moment soit maintenant.

« Cela se passe bien, merci. Je m'entraîne actuellement à développer mes capacités sensorielles. »

Même ça, il le savait certainement déjà. Il lut cependant ma réponse avec attention, mais sans feindre pour autant l'étonnement. J'appris ensuite que l'homme qui était venu me chercher se nommait Nishimura Kensei. Il se fondait tellement dans l'ombre que j'avais oublié sa présence. Lorsque celui-ci s'avança, j'inclinais légèrement la tête pour le saluer. Je ne le connaissais pas vraiment, mais à vrai dire, je le croisais assez souvent au sein de la Confrérie et je connaissais son poste. Son nom, je l'avais certainement déjà entendu. Mais je n'aurais certainement pas pensé que ce dernier me servirait un jour de sensei. J'avais dû empêcher ma mâchoire de ne pas se décrocher sous la surprise de toutes ces annonces successives.

Premièrement, j'allais être entraînée par le Maître Espion du Souffleur : chose qui allait certainement être très enrichissante d'un point de vue technique, mais certainement épuisante vu la froideur de l'homme aux cheveux blancs. Deuxièmement, j'allais passer un test, maintenant, alors que j'étais exténuée et que mon chakra était à moitié vide. Et pour finir... Si ce test s'avérait concluant, je serais promue au titre d'Illusionniste. Cela faisait beaucoup d'informations à digérer en quelques secondes.

Néanmoins, je ne pouvais pas me permettre de montrer une quelconque faiblesse. Si le Maître en avait décidé ainsi, ce n'était pas par hasard. Il voulait tester mes limites, savoir jusqu'où j'étais capable d'aller pour montrer ma loyauté et mon implication. Moi, je connaissais la réponse : elles étaient sans failles. Je devais à présent le prouver.

Je bus moi aussi ma tasse d'un trait - en réprimant une certaine grimace, ce qu'il était amer ! - et me levai en saluant très respectueusement. Puis je me mis à la poursuite du Nishimura qui s'enfonçait déjà dans les longs couloirs de la Conférie. Je ne me serais jamais douté que cet endroit possédait autant de pièces et de couloirs avant aujourd'hui... Mais mon tuteur pouvait faire le chemin les yeux fermés.

Après plusieurs escaliers, nous arrivâmes sur ce qui semblait être le toit du bâtiment. L'endroit était emménagé en terrain d'entraînement et il était invisible depuis l'extérieur. Nigure Shinda se trouvait déjà là. Les passages secrets devaient être une chose commune dans la Confrérie... Les deux paires d'yeux étant fixées sur moi, je fis ce que j'avais à faire. J'invoquais mes marionnettes.

Malgré le fait que le Souffleur soit parti de la salle précédente après le Maître Espion et de Ruri, celui-ci se trouvait déjà sur place. Le terrain d'entraînement de la Confrérie se situe sur le toit du bâtiment et est invisible pour les yeux indiscret. À peine furent-ils arrivés que Shinda les invitaient déjà à commencer. Pas le temps de souffler.

"Bien. Allez-y."

Le jeune homme se racla la gorge avant de donner les premiers ordres à la future Illusionniste.

"En premier lieu, tu vas devoir attaquer ce mannequin. Invoque tes marionnettes et défoule toi. Montre-nous ce dont tu es capable."

Sur ces paroles, le Maître Espion s'éclipsa afin de laisser le champ libre à la marionnettiste. Les attaques des marionnettes sont souvent amples et il ne veut mieux ne pas être sur leurs chemins. Laissant le temps à la jeune fille de terminer son enchaînement, il passait maintenant à la deuxième partie de l'entraînement. La défense.

"Maintenant, à mon tour. Prépare toi !"

Sans plus d'avertissement, le Maître Espion invoqua deux de ses pantins avant de les lancer sur la jeune fille. Un ressemble à un loup avec des crocs acérés tandis que le deuxième ressemble à un oiseau avec des ailes aussi tranchantes qu'un sabre. Le loup s'attaqua aux jambes de la kunoichi, cherchant à la mordre à la cuisse. L'oiseau quant à lui, volait aux alentours de Ruri afin de lui infliger des coupures au haut du corps.

Le Souffleur s'exclama une nouvelle fois, lui qui était resté discret jusqu'à maintenant.

"Kensei. Autre méthode."

Il est franc, direct et froid, mais respectueux. Il ne cherche pas à se faire des amis. Il est là pour diriger. Il faut donc savoir donner des ordres et inspirer le respect, chose que Shinda réalise parfaitement.

Sur ces mots, Kensei acquiesça tout en ajoutant une parole.

"Maître."

Il rappela ses marionnettes afin de concentrer son chakra dans sa bouche, son souffle. Ardent, bouillonnant. Le mudras du tigre placé devant sa bouche, il expulsa une grande quantité de flammes en direction de Ruri.

Jamais une seule seconde le Souffleur n'aurait mis en danger la vie de la Chikamatsu. Il a très bien briefé son Maître Espion et connait parfaitement les capacités de la Marionnettiste.

"À mon tour d'entrer en jeu."

Le chef de la Confrérie se leva de son siège, prenant la place du Nishimura sur le terrain d'entraînement. Celui-ci disparu dans la pénombre de l'estrade. Le Souffleur concentre son chakra et réalise un seul mudra, à une seule main. Plongeant son regard dans celui de Ruri, il l'emprisonna dans un genjutsu puissant.

Des visions d'horreurs traverseront l'esprit de la jeune fille. Tant qu'elle ne se sera pas libérée de sa prison mentale. Tout pendant qu'elle était immobile, se battant avec son cerveau et ses sens, Shinda regagna sa place sur l'estrade pendant que Kensei reprenait à nouveau place sur le terrain d'entraînement. Comme un ballet, comme une pièce de théâtre. Réglé comme du papier à musique. Et tout ceci sans se dire un seul mot. C'est ça la Confrérie. Une façon de faire que Kensei enseignera à la jeune kunoichi.

Lorsqu'elle se libéra enfin du genjutsu, Shinda de sa voix grave et profonde se fit entendre une dernière fois.

"Capture-le. Capture Kensei. Ensuite, nous parlerons de cet entraînement tous les trois."

Il se retira ensuite pour la dernière fois, contemplant la danse des deux marionnettistes.

La première tâche consistait simplement à attaquer des mannequins. Me doutant bien que le "test" n'en resterait pas là, je commençais tout d'abord par malaxer mon chakra en vue de parer une éventuelle attaque subite. Mais malgré les indications du Maître Espion de donner tout ce que j'avais, je comptais au contraire rationner mon chakra. Il m'en manquait déjà une partie et si j'utilisais tout maintenant, j'allais me retrouver démunie pour la suite.

J'envoyais ma première marionnette à la rencontre du mannequin de gauche, qui projeta une vingtaine d'armes de jets variées sur la cible. Mon araignée se lançait immédiatement sur le mannequin le plus à droite et l'éventra à l'aide de ses chélicères aiguisés comme des rasoirs. Le mannequin du milieu se vit éventré par les lames cachées dans le ventre de mon pantin à figure humaine.

Sans laisser plus de temps à la fin de mon enchaînement, Kensei ordonna à sa marionnette lupine de m'attaquer directement. Grâce au chakra malaxé auparavant, je pus esquiver l'attaque facilement. La deuxième attaque m'obligea à invoquer un dôme en Doton pour éviter les ailes tranchantes de l'oiseau. Je ne m'étais pas servie de mes pantins pour me protéger ; cela n'avait pas été mentionné. J'espérais néanmoins que c'était là mes capacités globales qui étaient évaluées, pas seulement celles en Kugutsu.

Alors que le Souffleur ordonna de nouvelles directives, le Nishimura rappela ses marionnettes, pendant que mon mur se désagrégeait. L'Espion ouvrit la bouche et se servit de ses capacités en Ninjutsu pour cracher une cascade de flammes dans ma direction. Étant heureusement à bonne distance, j'eus tout juste le temps d'activer le sceau apposé sur ma poitrine. Je sentis le souffle ardent du feu sur ma peau, mais le sceau scella les flammes avant que celles-ci ne viennent me lécher le visage.

J'étais à bout de souffle. Mon chakra descendait rapidement. Mais je devais tenir bon ; le test n'était pas encore terminé. C'était cette fois-ci le Souffleur en personne qui prit la place de mon adversaire sur le terrain. Il me transperçait de son regard, perçant mon âme, la mettant à nue. J'eus seulement le temps de le voir composer un mudra qu'une terreur sans pareille s'empara de mon être.

Je n'étais plus sur le toit de la Confrérie. J'étais dans un endroit froid et dans le noir absolu. À mesure que ma vision s'habituait à l'obscurité, je pus constater que l'eau qui m'enveloppait jusqu'aux épaules était bien trop sombre pour être de l'eau. Pire encore : elle était trop épaisse pour être de l'eau. L'angoisse montait en flèche. La lumière se fit soudain et un haut-le-coeur tordit mon estomac.

Je nageais dans du sang. Des corps se trouvaient tout autour de moi, une mer de corps, les muscles à nus, d'autres avec le visage arrachés, leurs organes flottant à côté de leur dépouille. Le cadavre le plus proche de moi avait le visage de ma mère et c'est avec horreur que je ne pus m'empêcher de dévisager les autres. Le corps dépecé à ma droite portait le visage de mon sensei. Celui dont la tête était tranchée à moitié portait sur le nez une cicatrice que je connaissais bien... Celle de Kazushi.

Je savais très bien ce qu'il se passait et ce que j'avais à faire. Mais j'étais tétanisée. Tout cela n'existait pas. Je me trouvais sur le toit de la Confrérie, à Suna. En face de moi se trouvait mon Maître. Je ne devais pas perdre mes moyens ! M'obligeant à fermer les yeux, je me concentrais pour rétablir le flux de mon chakra et sortir de ce puissant Genjutsu. Quand je les rouvris, j'étais de retour à la réalité. Je ne pus m'empêcher de jeter un bref coup d'oeil à mon kimono pour m'assurer qu'il n'était pas imbibé de sang.

Mon souffle était court et les images atroces tournaient encore dans mon esprit lorsque Kensei se plaça en face de moi. Il fallait que je réussisse sa capture du premier coup. Réaliser une autre technique puissante après celle que je m'apprêtais à faire signifierait ma perte de connaissance. J'espérais avoir au moins la chance de tenir le coup après celle-ci.

Approchant mon araignée de l'homme aux cheveux blancs, je fis mine d'attaquer ses pieds. Lorsqu'il se jeta sur le côté pour esquiver, mon pantin Taro l'enferma dans ses bras télescopiques. Même lui était tombé dans le piège et avait suivi ses réflexes. C'était une technique fourbe, mais j'avais réussi la dernière épreuve.

J'étais presque totalement vidée de mon chakra. Mes jambes ne me portant plus, je tombais à genoux. Il me fallut toute la volonté du monde pour ne pas poser ma tête au sol, tellement elle me semblait lourde. Mais j'avais réussi. J'avais réussi le test dans sa totalité. Je ne m'étais permis de flancher qu'à la fin.

Elle était là, devant lui, la jeune fille qui deviendrait son successeur. Il en était sûr aujourd'hui. Il en avait la confirmation. En plus d'avoir parfaitement géré son chakra, elle avait su réussir toutes les missions qui lui étaient demandées. Elle serait Souffleur, mais il fallait d'abord qu'elle se fasse sa place dans la Confrérie des Ombres. Il se leva ensuite, sortant à la lumière de l'astre afin d'applaudir d'un rythme calme et posé. Kensei lui, se retira afin de laisser la place au Maître.

"Bravo, bravo. Tu as su t'imposer face à mes techniques et celles de Kensei. L'apprentissage sera encore long, mais tu y arriveras."

Shinda les invita à retourner dans son bureau afin que Ruri puisse s'y reposer et reprendre ses esprits. Le Maître Espion sortit de son ombre afin d'aider la jeune fille à se rendre au bureau du Nigure, et comme avant, il était là avant ses deux invités.

"Je te sers du thé ?"

Sans même attendre de réponse de Ruri, il lui servit une tasse. Kensei s'était lui retiré comme à son habitude. Discret, mais présent. Le Souffleur se racla la gorge avant de commencer d'une voix grave et puissante.

"Tu seras Illusionniste Ruri. Ton grade de Prestidigitateur est maintenant du passé. Tu auras plus de responsabilités au sein de la Confrérie. Je compte sur toi. Kensei est dorénavant ton senseï et tu suivras son entraînement à la lettre. Nous ne t'interdisons pas la vie shinobi, loin de là. Considère ce senseï comme ton entraîneur personnel. Et..."

Il laissa volontairement le temps au "et" de s'effacer dans les informations que Ruri venait de recevoir. Malgré le fait qu'il y soit préparé, il n'était jamais facile de parler de cela. Cela devait bien être la seule faiblesse du Souffleur, mais est-ce que quelqu'un l'avaient seulement remarqué ? Il gérait parfaitement ses émotions. Il reprenait sa phrase d'un ton puissant.

" Tu dois savoir autre chose. Je suis mourant, Ruri. Je suis malade et cette maladie est incurable. Les médecins ne me donnent pas très longtemps à vivre. Il faudra donc un nouveau Souffleur..."

Il laissa le temps à Ruri de digérer cette nouvelle, c'était beaucoup de choses pour une première rencontre.

"Tu seras notre nouveau Souffleur."

Il plongeait ses yeux dans ceux de Ruri afin de transpercer son âme et de lui montrer à quel point il était sérieux.

"Personne d'autre n'est assez digne, Kensei refuse pour des raisons qui lui sont propres. Tu es la plus prometteuse d'entre eux, et tu es une Chikamatsu. C'est pour cela que tu seras Souffleur."

La surprise se lisait facilement sur le visage de Ruri, mais il n'en était pas le moins étonné. Cela faisait énormément d'informations pour une seule et unique journée.

J'avais encore les genoux au sol lorsque le Souffleur disparut dans les innombrables couloirs de la Confrérie. Kensei s'approcha et je m'attendais à recevoir des réprimandes pour avoir flanché, mais il n'en fut rien. Le Maître Espion posa un genou à terre à côté de moi et pris mon bras pour entourer ses épaules. Je l'avais toujours perçu comme quelqu'un de froid et sévère... Mais il m'avait aidé à me relever et à marcher, sans dire un mot. Cette aide était précieuse et je n'étais pas prête d'oublier ce geste, bien qu'anodin mais rempli de signification.

Arrivée dans la grande pièce, je m'assis devant la table basse en face du Souffleur, comme au début. Et comme au début, il me servit une grande tasse de thé sans attendre mon avis. Mais contrairement à ce début, il m'était très difficile de me concentrer, tellement je me sentais épuisée physiquement, mentalement et émotionnellement. Mais je n'étais pas au bout de mes surprises. Le tumulte d'émotions qui m'emporta ensuite ne me laissa aucun répit.

L'atmosphère changea subitement, comme si une bise glaciale soufflait dans la pièce, secouant mon échine de frissons. La fatigue mentale s'effaça subitement. Quelque chose se passait, je le sentais. Ce brusque coup d'adrénaline me permit d'accrocher à chacune des paroles de notre Souffleur. En quelques minutes et quelques mots, mon esprit se retrouvait sous l'emprise de plusieurs émotions aussi diverses que variées et plus fortes les unes que les autres.

Je ressentis tout d'abord de la joie et du soulagement. Après toutes ces années et cet acharnement, j'avais acquis du grade dans la Confrérie que j'affectionnais tant. Mes capacités et mon travail avaient été reconnus. Un peu de stress également devant ce changement auquel je ne m'étais pas préparée. Plus de responsabilités, un nouveau senseï pour qui je devrai faire mes preuves chaque jour à venir. Le "Et..." flotta quelques instants dans l'air. Comme l'électricité que l'on ressent avant que ne s'abatte la foudre, qui ne tarda pas à frapper.

Autant je savais que ma promotion viendrait à un moment de ma vie, autant cette dernière nouvelle produit un électrochoc. Shinda... Il allait mourir ? Je n'en croyais pas mes oreilles. Il était encore si jeune, il avait encore tant à faire ! Je l'avais toujours imaginé, regnant sur la Confrérie jusqu'à la fin de ma propre vie. La maladie ne pouvait pas l'emporter, c'était impossible. Le choc était tel que la tristesse prit un moment avant de venir serrer mon cœur. L'angoisse vint, elle aussi. Qui allait gérer la Confrérie après lui ? Personne. Personne ne pouvait unifier les Marionnettistes comme lui l'avait fait.

Quand il annonça son successeur, je ne pus m'empêcher de penser que j'étais en train de rêver. Impossible, c'était impossible. Tout cela ne pouvait être vrai. C'était trop gros. Mes ongles se plantèrent dans mes paumes et la douleur me prouva que tout était vrai. J'avais planté assez fort pour transpercer la peau et la chair, mais je ne me réveillais pas ! Au fur et à mesure que l'idée faisait son chemin dans ma tête, un autre sentiment prit le dessus : la colère.

Alors, après tout, je n'aurais pas le choix sur la voie que je voulais suivre. On avait décidé pour moi, tout était écrit. Je serai obligée de consacrer ma vie à la Confrérie et de vivre cachée. Le choix ne m'appartenait pas, et ne m'avait jamais appartenu, depuis ma naissance ; je le réalisais à présent. Ces dernières années de liberté n'avaient été qu'illusions.

La colère s'estompa et la culpabilité prit le dessus : il m'annonçait qu'il allait mourir et tout ce qui m'importait était mon propre sort. J'aurais dû être honorée d'avoir été choisie pour mener mon clan. Mais j'avais l'impression d'avoir volé quelque chose. Pourquoi ce n'était pas Kensei qui avait été choisi ? À cause de mon nom seulement ? Lui était mille fois plus méritant que moi. Il le suivait depuis le début, lui était fidèle avant même que je ne manipule ma première marionnette. Je cherchais sa réaction mais son visage était dissimulé dans la pénombre. Cela ne devait pas être une nouvelle pour lui...

Perçant mon âme, notre chef attendait une réaction de ma part. Tout était embrouillé dans ma tête, rien ne semblait avoir de sens. L'hypothèse de la blague était complètement effacée sous l'expression sérieuse du Souffleur. Qu'est-ce que je devais faire ? Fermant les yeux, baissant la tête, joignant les mains, je restais dans cette position quelques secondes. Je n'avais pas d'autres choix que d'accepter mon destin.