Il arriva en poussant un long soupir. Accablé. Ces derniers temps, il était submergé de missions en tout genre, de responsabilités banales, de labeurs interminables. Travail. Mais il en fallait plus pour faire plier ses jambes, pour que le poids des tâches qu'il lui restait à accomplir ne l'écrase définitivement. Acharné. Il n'était pas prêt de lâcher la barre aussi vite et avec si peu de résistance. Coriace.

Il se souvenait de cette phrase qui disait : "ceux qui vivent, ce sont ceux qui luttent". Il la mettait en pratique au quotidien, tant sur le plan pugilistique que sur le plan professionnel. Il était, encore aujourd'hui, prêt à remettre cela sur le tapis, aussi vite qu'il avait apprit qu'il devrait, pour cette fois, partager son terrain de chasse avec le Jisetsu.

@Jisetsu Beryl. Le grand Jisetsu Beryl.

Il n'avait encore construit aucune sorte d'affinité avec cet être aussi loufoque que radical. Une aura instable émanait de lui. Un tempérament de feu attisé par une fragilité émotionnelle qui menaçait constamment de déclencher l'incendie. A première vue, Ryöhei pouvait prétendre sans mal que ce Beryl ne le portait guère dans son coeur, et qu'il le cherchait du regard. Un regard de défi. Mais aussi, à son sens, un regard d'admiration.

Un regard d'admiration car Ryöhei avait, lui, un vrai tempérament de feu. Il se jugeait plus mature et donc plus expérimenté à ce titre, et cet entraînement allait très certainement lui permettre de prendre le dessus sur le jouvenceau. Un jouvenceau qui deviendrait peut-être un peu comme lui, plus tard. Si la chance et le talent le lui permettaient.

Il fixa un rendez-vous avec cet être inférieur sur une plateforme rocheuse surélevée. Terrain propice au déséquilibre et à la chute, mais dans un cadre tout de même privilégié, assez pour qu'aucun pronostic vital ne soit engagé. Il vint longtemps en avance, afin de pouvoir se griller une ou deux clopes pour se mettre à l'aise avant que l'énergumène ne vienne troubler sa quiétude. Il communiqua ouvertement son intention à son Alter, bien dissimulé en son for intérieur.

"Puisque la directive vient de Yu, je considère que je peux le plumer, le loustic."

Depuis le départ, il rêvait d'expliquer la vie à ce déséquilibré notoire. L'ambiance serait certainement des plus électriques entre les deux excités.

Ceux qui vivent, ce sont qui luttent.

Ryöhei n'avait aucun scrupule à l'idée d'enseigner cette réalité brutale à la demi-portion qui osait lui tenir tête à présent. Il avait beaucoup plus d'expérience et ne craignait pas le défi démesuré lancé par un prépubère du genre. Aussi, quand ce dernier lui offrît cette invitation ouverte et gratuite, il n'hésita pas à une seconde à bondir dessus. Il lui fallait lui enseigner le respect des aînés, avec toute l'intensité qu'il lui était nécessaire d'impulser. Ce gars-là n'apprenait pas ses leçons à la légère, à fortiori, et il lui semblait nécessaire de lui imprimer la modestie à grands coups de sabots dans le crâne.

Par précaution, il s'enveloppa d'une fine pellicule de pierre qu'il jugea propice pour éviter tout désagrément notoire. Si cela n'avait tenu qu'au premier hôte, Ryö, il aurait foncé tête baissée et enchaîné des coups dévastateurs avec une ardeur bestiale, mais son Alter, Hei, était plus avisé et avait choisi de générer des cellules rocailleuses pour renforcer l'épiderme du bicéphale. Pour autant, rien n'endigua sa course furieuse et il fut sur son adversaire en un battement de cils. Directement, il envoya deux coups ravageurs.

Le premier coup fut donné avec le poing droit, directement au niveau du plexus. Celui-là était puissant pour enfoncer le diaphragme avec une secousse si violente que, sans protection, il laisserait le malheureux bipolaire au sol, étouffant, recherchant péniblement son souffle.

Le deuxième coup fut donné du pied gauche. Celui-là fut lancé droit vers le flanc du Jisetsu, avec assez de puissance pour lui briser une côte ou deux. Suffisant pour qu'il vomisse son propre sang, à priori.

En tout et pour tout, deux coups. Deux coups bien placés. Deux coups virulents. Assurément, il se doutait bien que le débutant chercherait un moyen de se protéger : mais il encaisserait probablement des dégâts, tout de même, car le Roux frappait sans merci.

Du moins, pour le moment.

Ceux qui vivent, ce sont ceux qui luttent.

Sans un mot, il allait enseigner cette réalité à son camarade d'équipe, avec assez de rusticité et de sauvagerie pour en faire un diable. Un vrai diable, comme lui.

Un vrai diable. Le Roux n'était peut-être pas des plus fréquentables ni des plus sympathiques, mais il n'en restait pas moins un fier ninja d'Iwa. Il pouvait d'ores et déjà présager que le destin le forcerait à coopérer avec cette crapule de Beryl. Ainsi, plus cette crapule serait forte, plus il mettrait de chances de réussites de son côté.

Curieuse mentalité. C'est à travers une hostilité débordante que le Jinmenju comptait renforcer son compère. La haine qui allait naître en lui le rendrait plus fort qu'il ne l'était à présent. En détestant Ryö, le jouvenceau apprendrait certainement à cultiver l'ardeur au combat. Le désir du dépassement. Tous ces trucs-là. Tous ces trucs-là qui lui prouveront qu'il ne suffit pas d'avoir du grade pour être un combattant : il faut le vouloir, tout simplement.

Ceux qui vivent, ce sont qui luttent.

Le malheureux tenta bien de se protéger, mais il n'y parvint guère. Ryöhei était un vieux loup, bien plus affûté que ce prépubère. Il asséna ses deux frappes avec une fougue inouïe, et imprégna Beryl de la cruelle réalité de ce monde : la bagarre, c'est pas pour les petites frappes.

Le Jisetsu s'écroula dès le premier assaut, incapable d'essuyer les deux attaques consécutives. Il se voûta sur lui-même, accusant sa défaite avec un cruel constat : il était encore faible. Trop faible pour pouvoir tenir tête au Jinmenju. Le Roux fut pourtant assez cordial, car il aurait pu le frapper une troisième fois, tandis que son adversaire agonisait devant lui. Mais il n'en fit rien. Il l'observa avec un long silence, convaincu de son autorité et de sa suprématie sur le mioche qui avait osé le provoquer.

Les mains dans les poches, il attendît, mais finît par perdre patience. Le gamin ne se relevait pas. Aussi sûr qu'il était ainsi dépassé, il n'aurait jamais survécu à la guerre, celui-là. Il avait bien fait de naitre chez les Jisetsu. Dans son propre clan, il n'aurait trouvé que la mort.

Ceux qui vivent ce sont ceux qui luttent.

Ryöhei lui tourna le dos avec une nonchalance absolue. Il lui avait enseigné la défaite, chose que Yu lui avait épargné le premier jour, lors de la première réunion d'équipe. Ce fifrelin n'avait pas la trempe de ses deux camarades d'équipe : il n'arrivait pas à la cheville de Len. Cela semblait assez évident. Il pivota légèrement la tête pour s'adresser au petit Beryl, et lui asséna ses mots avec un timbre glacial :

"Tu n'es qu'un gamin. Ne t'avise plus de te mettre en travers de ma route. La prochaine fois, je te tuerais."

Puis il poursuivit son chemin en laissant là le petit bonhomme.