La cérémonie touchait à sa fin. Déjà, les dernières notes de tambours résonnaient sur les parois de cristal du temple dans un écho démultiplié. Les chantres ponctuèrent leur mélodie d'un dernier allegretto, avant de se taire, finalement. Dans la semi-obscurité du temple, on distinguait à peine l'impressionnante architecture du lieu. Pourtant, c'était un véritable trésor d'ingéniosité humaine, et d'art. Les murs en étaient hauts, taillés dans la roche et couverts de cristaux. Comme un gigantesque orgue, des piliers de cristal soutenaient cette armature solide et massive. Le plafond du temple était couvert d'une épaisse couche de pierres de toutes les couleurs imaginables, qui reflétaient le peu de lumière qui leur parvenait pour le renvoyer dans une myriade de teintes. Le sol était à nu: de la pierre des montagnes, tout ce qu'il y avait de plus simple. Au coeur du temple était disposé un autel, auquel on accédait par une série de marches taillées dans la roche. Derrière cet autel était érigée une formidable statue en honneur à la divinité des Suishô.

Suishô Sugako fit tinter une cloche de cuivre, et dans l'assemblée des prieurs réunis dans le temple une note unique s'éleva jusqu'aux plus hautes arches du temple.

"Allons dans le chemin que Bund a tracé pour nous, mes amis."

Sur ces mots de la prêtresse, prononcés d'une voix cristalline, l'office se termina. Chacun sortit à pas lents du temple, dans une procession silencieuse. Seule Sugako resta devant l'autel, méditant face à la statue colossale. Elle était véritablement belle dans ses atours de grande-prêtresse. Sa robe était richement ornée, et des pendeloques d'or retombaient de chaque fil isolé du vêtement. Elle portait une tiare cornue, agrémentée de fleurs blanches, qui s'unissaient parfaitement à sa chevelure claire qui tombait en une tresse délicatement nouée jusqu'au bas de son dos. Lorsqu'elle rouvrit les yeux, ce fut pour découvrir des iris d'un bleu plus pur encore que celui qui colorait les cristaux dont était décoré le temple.

Elle fit volte-face dans un mouvement plein de grâce. Les étoffes dont elle était vêtue bruissèrent légèrement alors qu'elle traversait la nef principale pour sortit du temple. Une fois les portes refermées derrière elle, le lieu plongea dans le silence et l'obscurité quasi-totale. Seul brûlait encore un cierge, dont déjà la flamme vacillait. La statue géante, muette et aveugle, semblait veiller sur ce monde dans la roche, cette église troglodyte.

Sugako rejoignit d'une démarche délicate la maison dans laquelle elle officiait pour régler les affaires du clan. Sur son chemin, tous la saluaient et s'inclinaient devant elle, ce à quoi elle répondait par un sourire qui valait toutes les bénédictions du monde. Elle était aimée des siens, et les aimait en retour d'un même amour sincère et tendre. Son jeune âge n'avait aucune importance, et elle avait l'impression d'être une mère spirituelle pour tout ce peuple qui cherchait encore sa place dans un monde perturbé. Lourde était sa tâche, mais sa détermination était forte. Elle avait avec elle la force de l'âme et celle de l'esprit. Sa volonté était sans faille.

Lorsqu'elle arriva dans sa demeure de cheftaine, son intendant vint aussitôt à sa rencontre.

"Madame, j'espère que Bund entendra vos chants. On m'a rapporté qu'un jeune homme, Sumu, est arrivé au village un peu plus tôt dans la journée. Il souhaiterait avoir une audience avec vous.

-Sumu ... Faites-le venir ici. Je vais le recevoir maintenant."

Elle avait immédiatement associé au nom qu'on lui avait donné un visage. Tous les Suishô étaient connus de son esprit, et elle pouvait facilement reconnaître n'importe lequel des siens en entendant son prénom seulement. Comme le ferait une mère, en somme.

Elle prit place dans la salle d'audience, qui était d'un style architectural non moins admirable que le temple. Elle était toute de bois. Une coursive entourait la salle, au centre de laquelle était installé une sorte de trône modeste, sans dossier, aux bras de cristal. C'est sur ce siège que s'assit Sugako. Et bientôt, on amena devant elle celui qui avait demandé à la voir.

"Bienvenue à Kesshô, Sumu ! Prends place, je t'en prie. Et raconte-moi tout ce qu'il y a à savoir sur Iwagakure."

La grande-prêtresse sourit en réponse aux remerciements de son jeune semblable. Même si elle avait appris les manières qui seyaient à son rang de cheftaine de clan, elle avait gardé une certaine simplicité d'esprit qui lui faisait voir toujours les choses sous leur vrai jour, c'est à dire dénuées de toute l'étiquette qu'on se forçait d'adopter face à elle. En somme, elle restait réaliste et objective en toute situation. Son statut n'était qu'un regard particulier qu'elle portait sur les choses, comme un filtre, dont elle pouvait se débarrasser à tout instant pour revenir à une interprétation plus pure, à son sens, des choses. N'était-ce pas là la marque d'un grand esprit ?

"Prends tout le temps qu'il te faudra, mais par pitié n'oublie rien et ne m'épargne rien que tu jugerais trop peu agréable à entendre pour moi."

Elle écouta le récit de Sumu d'une oreille attentive. Bien évidemment, elle était au courant des événements les plus importants: la mort du Kamui, la nomination de Yanosa Oterashi à sa succession et le changement brusque de statut de l'Empire, maintenant disparu. Elle savait également que la plupart des pays sous la coupe du Shûkai s'étaient détachés de son pouvoir pour mener une administration indépendante. Une erreur, à son sens, car ils se condamnaient ainsi à une absence de troupes bien entraînées, de même qu'ils s'éloignaient de toutes les mesures qui pourraient être prises au sommet pour améliorer l'état des choses. Elle avait une pensée toute particulière pour Yuki no Kuni, qui était en pleine guerre civile et qui ne devait pas se relever de sitôt de son état chaotique.

Quant aux préoccupations de Sumu, elles étaient également celles de Sugako. Elles l'avaient été dès qu'elle avait appris que le Shûkai était tombé face aux soldats de Kumo. Ses premières pensées avaient été pour les siens et pour leur avenir. Que le réservait donc Bund ? Pourquoi les conduisait-il vers ce destin ? Quelles étaient les intentions qui guidaient sa divine volonté ? Elle n'avait pu trouver de réponse à ces questions, malgré ses prières incessantes. En revanche, elle avait eu l'occasion de réfléchir par elle-même à la démarche à suivre, entouré de ses conseillers les plus proches et les meilleurs, à son sens.

Il y eut un instant de silence, pendant lequel Sugako sembla songeuse. Finalement, elle reprit la parole d'une voix de cristal des plus chaleureuses:

"Je comprends tes inquiétudes, Sumu, et te loue d'être venu m'en faire part. Ton ressentiment ne peut que témoigner de ta bonne volonté et de ton souci du bien-être du clan. Des qualités qui sont appréciées parmi les nôtres, tu le sais bien, surtout depuis que nous nous sommes dispersés. Il nous faut, plus encore aujourd'hui que jamais auparavant, faire preuve de solidarité et d'union. Ce n'est qu'ensemble que nous parviendrons à nous tirer d'affaire ... Dans la lumière de Bund, et sur le chemin qu'il a tracé pour nous."

Elle se tut et ferma les yeux un instant à ces mots, plongée dans une prière silencieuse qui dura quelques secondes.

"Ce doit être ce même précepte d'unicité qui doit guider notre destin immédiat, à mon sens. Le Kamui, qui nous avait accueillis avec bienveillance, n'est plus, mais nous demeurons, nous, et je suis certaine que les Suishô sont désormais suffisamment présents sur tout le territoire contrôlé par Iwa pour que nous soyons officiellement reconnus comme une population importante. Nous ne serons pas chassés. C'est hors de question. Et puis, de toute façon, où pourrions-nous nous chasser ? Dans les montagnes d'où nous venons déjà ? Ce serait ridicule.

"Mais nous ne pouvons pas nous contenter de cette seule certitude d'être en sécurité. Il nous faut, nous aussi, mettre la main à la pâte pour aider Iwa à se relever sur les ruines de son ancêtre. Ainsi, nous nous assurerons une place centrale dans la vie du village. Pour ça, il nous faut compter sur de jeunes recrues comme toi, Sumu, qui êtes nos ambassadeurs directs auprès du Tsuchikage. Très bientôt, nous devrions tenir un rassemblement de tout le clan. Tu y viendras. Et conjointement aux autres jeunes Suisô enrôlés dans l'armée, tu recevras officiellement la mission de donner le meilleur de toi-même pour le bien des tiens."

Elle aimait les procédures officielles, et détestait le secret. Les choses se faisaient toujours si mal et si maladroitement en secret ... Au moins, pendant une cérémonie rassemblant tout le clan, il n'y aurait aucune ambiguïté quant à la marche qu'elle comptait faire suivre aux Suishô. Elle sourit malicieusement.

"Bien sûr, rien ne t'empêche de commencer dès à présent. Mais parle-moi un peu de toi: trouves-tu ta place à Iwa ? J'espère que les choses se passent bien, et qu'une nouvelle organisation est déjà en place. Plus encore, j'espère que chacun des miens y trouvera le siège qui lui convient ..."

Sugako prêta une oreille bienveillante aux confidences de son jeune pair. Elle-même avait eu l'occasion de vivre à Iwa, pendant quelques temps, avant qu'elle ne se décide à rejoindre Kesshô. Elle avait pu constater de ses propres yeux quelle était la place que les habitants de la Citadelle étaient prêts à laisser aux Suishô, et s'était émue de leur attitude. Elle avait compris depuis longtemps que l'ancien Empire était le seul territoire au sein duquel les Suishô pourraient jamais s'épanouir comme une communauté à part entière. Après tout, c'était au sein des montagnes qu'ils étaient nés, et c'était en leur coeur qu'ils devaient mourir.

"Ta ferveur envers le clan et envers Bund t'honore, Sumu. Et j'ose espérer que tu feras preuve d'autant d'enthousiasme et d'engagement à l'égard de ton village. C'est par cette volonté que tu pourras t'élever ..."

Elle sembla être prise d'une pensée soudaine, comme si une idée perdue lui revenait en tête. Elle frappa deux fois dans les mains, et aussitôt un majordome apparut à ses côtés.

"Apportez-nous la missive pour Iwa, je vous prie."

Un instant plus tard, elle tenait le message en question dans ses mains. Elle tendit le rouleau à Sumu, tout en prononçant ces mots:

"Tu vas repartir bientôt pour Iwa, j'imagine. J'aimerais te charger d'une mission pour moi. Dès ton arrivée au village, tu iras remettre ce rouleau chargé d'un message de ma part au Tsuchikage. Il n'est pas scellé, aussi peux-tu le lire. Je ne t'en défends d'ailleurs pas. Tu n'y trouveras que le compte-rendu de mes bonnes intentions à l'égard de la nouvelle puissance montante, comme je te les ai exposées. Mais si je sais que tu te doutais de ma bienveillance à l'égard d'Iwa, je ne sais rien en revanche des intentions de notre nouveau leader. Je veux qu'il sache que les Suishô sont prêts à lui apporter un soutien sans faille, en remerciement de l'accueil que nous avons reçu sur ces terres que nous habitons aujourd'hui à rang égal avec les autres peuples."

Elle remit le rouleau entre les mains de Sumu. Elle était confiante en son messager, et savait qu'il ne lui ferait pas faux bond. Pour lui aussi, l'avenir du clan était un enjeu trop important pour qu'il se permette de le compromettre par une incartade aux recommandations qu'elle venait de lui faire.

"J'ai bon espoir que bientôt, les choses s'améliorent. De nouveaux conflits pèsent sur le monde, de nouveaux dangers nous oppriment. Mais ... Bund saura nous guider avec l'amour dont il a toujours fait preuve envers les nôtres. Et puisse ses pensées se tourner également vers nos frères d'Iwa sans distinction de clan ou de religion. Nous prierons pour eux."

Elle retourna s'asseoir sur son humble trône. Plus qu'une grande-prêtresse, elle ressemblait à une princesse de quelque riche contrée. Elle sourit à nouveau de ce sourire plein de bienveillance et de sympathie.

"Y'avait-il autre chose dont tu souhaitais m'entretenir, Sumu ?"

Sugako pinça les lèvres en entendant la requête de Sumu. Elle resta un instant muette après qu'il ait fini de la formuler. Ses yeux étaient plongés dans le vide. Finalement, au bout de quelques secondes de silence et d'immobilité, elle se leva doucement, dans un froissement d'étoffes aussi doux que le battement d'aile d'un papillon, et s'approcha de Sumu.

"Tu sais, il n'est pas anodin que les talents martiaux des Suishô ne se soient pas développés plus que de raison avant très récemment. Une raison très simple, au fond, et naturelle: jamais auparavant les Suishô n'avaient eu à se défendre contre aucune menace extérieure. Ils avaient toujours connu la tranquillités des montagnes, dont ils connaissaient chaque secret. Après la catastrophe qui nous poussa à nous exiler, nous avons dû faire face à un monde tout nouveau, regorgeant de dangers dont il fallait nous protéger. C'est seulement à partir de ce moment que se développèrent véritablement les potentialités martiales que nous offraient nos talents."

Elle était arrivée à hauteur de Sumu. Son parfum de lys devait lui parvenir aux narines pour aller embaumer jusqu'aux plus profonds replis de sa conscience. Elle plongeait son regard d'azur dans celui du jeune homme. Tout en elle respirait la sincérité, une image qu'elle n'avait pas eu besoin de construire artificiellement. Bien au contraire, elle estimait que la véritable honnêteté, la pureté la plus vraie, ne se manifestaient que dans l'instantané et dans le spontané.

"Ce que je j'essaye de te dire, Sumu, c'est que les Suishô ne sont pas des guerriers par nature. Le cristal que nous avons appris à manipuler, nous n'avons jamais pensé à en faire une arme avant de très récents temps. Je ne rejette pas ce progrès, bien au contraire: je loue Bund de nous avoir ouvert des portes qui nous étaient fermées jusque-là. Mais je te mets en garde, comme je le fais envers tous mes enfants: les chemins de la guerre sont périlleux, et la quête du pouvoir est le premier pas qui y mène. Tu t'engages sur une voie pleine d'intérêt et d'attraits, Sumu, mais également très dangereuse. Lorsque tu seras au plus bas de toi-même, lorsque la guerre t'aura apporté la misère et la tristesse ... Reviens voir les tiens, et nous serons te montrer à nouveau ce qui fait marcher le monde."

Elle retourna en direction de son modeste trône.

"En ce qui concerne ta demande, je connais en effet une peuplade Suishô qui s'est installée au nord de Tsuchi. Ils ont bâti un petit village, qu'ils appellent Ehime. Ils ont été les premiers à développer le potentiel martial de notre talent héréditaire. Ils pratiquent un mode de vie austère et frugal. Ils se sont eux-mêmes exilés dans le but de parfaire leur maîtrise du Shôton. Va les voir et ils t'accueilleront avec bienveillance. Mais ne t'attends pas à être traité en prince chez eux ..."

Elle sourit légèrement sous ses nombreuses étoffes. Elle connaissait le leader de cette peuplade, Suishô Tensei, et ses manières. C'était un homme intelligent. Plein de convictions. Mais un brin trop ... déterminé.

"A présent, je dois te demander de me laisser vaquer à mes devoirs, Sumu. Mais, avant que tu ne partes, je te remets un cadeau. En gage de ton dévouement à nous tous, dont nous avons toujours besoin ..."

Elle décrocha de son cou une chaînette d'argent à laquelle était attaché un petit tesson de cristal, incrusté dans un chaton d'argent, lui aussi. Elle tendit le bijou à Sumu.

"C'est un éclat de la statue sacrée du temple. Puisse-t-il t'accompagner toujours dans tes cheminements et t'apporter la lumière de Bund, à toi et à tes proches. Au revoir, Sumu."