Au cours du voyage à Mizu no Kuni, nous faisons une halte, Demon, Zennosuke et moi à un endroit que je connais bien. Il s’agit d’une cascade sur laquelle j’avais pour habitude de m’entrainer au taijutsu et au ninjutsu. Néanmoins, elle est aussi le témoin d’un autre souvenir incluant l’un de mes camarades actuels. Zennosuke s’étant éclipsé quelques instants, il me laisse en présence de Demon sur ce lieu qui m’empli d’un sentiment ambiguë. En effet, c’est ici que j’ai affronté Demon pour la première fois. Le pauvre s’était fait écraser mais il avait fait preuve d’une telle force de caractère que je ne pus m’empêcher de reconnaître sa valeur. Néanmoins ce temps est révolu et désormais notre complicité appartient au passé.

Le manieur du temps est assis à mes côtés. Il a le regard perdu dans l’horizon tout comme moi. Je demeure quant à moi debout, pic humain face à l’imposante structure d’eau. J’entends soudain la voix du Jisetsu me caresser les oreilles. Il ne fait que déclarer ce qui est évident, que cet endroit fait remonter des souvenirs à la surface. Je tourne la tête vers la gauche, mon compagnon se trouvant derrière moi. Je me contente de le regarder du coin des yeux.

« Oui, c’était il y a longtemps. »

Un ton calme, presque nostalgique. Je demeure de marbre en situation normale mais là, je me risque à me dévoiler un peu. Après tout il faut parfois laisser s’écrouler les barrières si l’on veut vivre un temps soit peu. Demon se met d’ailleurs à surenchérir en refaisant allusion à ce fameux combat. Bien sûr sa version est bien plus élogieuse que la mienne à son sujet mais ça, c’est Demon. Il ne change pas, qu’importent les épreuves. Lorsqu’il termine de parler je refait face à la cascade et prend une profonde inspiration.

« C’est ici que je tu as perdu pour la première fois. Si il ne s’était pas passé ce qui s’est passé, j’en rirais surement avec toi. Mais la vérité et les faits font que toi et moi ne sommes plus ce que nous avons été. »

Une phrase peut-être blessante pour celui qui s’évertue toujours à m’appeler son frère. Néanmoins c’est la vérité nue et seule celle-ci peut faire mal. Une bombe a dû lui tomber dessus mais je ne suis pas un menteur, je dis ce que je pense et je pense que depuis que Demon a en quelque sorte trahie l’organisation, je ne peux plus le voir comme l’homme qu’il était. Je ne lui laisse cependant pas le temps de répondre et reprend directement, soucieux de sa réaction s’il venait à mal me comprendre.

« Nous avons bien changé, nous sommes devenus forts. D’ailleurs, le prix que j’ai payé pour le devenir fait qu’aujourd’hui je crois que je ne suis même plus capable de rire. »

Lentement je caresse le pommeau de mon arme. Le manche est doux mais à la fois irritant. Comme une habitude trop encrée dans mon corps, je suis heureux et malheureux à la fois. Mon regard se perd dans l’eau de la cascade et mon esprit dans le bruit incessant du tintement de l’onde sauvage et naturelle.

Demon parle et je l’écoute. De nous deux il a toujours été le plus bavard, le plus tête brûlée. Je ne peux pas lui en vouloir, à côté de moi, bien des hommes passent pour des excités. Je regarde la cascade s’éclater sur le sol aqueux plane que lui constitue la rivière à mesure que les mots de mon ancien frère d’arme sortent de sa bouche et parviennent à mes oreilles. Je suis sensible à ses paroles et ne l’interromps pas. Il semble persuadé qu’au fond, le véritable soldat du bien que j’étais est toujours en moi. Qu’il me reste une morale et une manière de filtrer mes sentiments. Apparemment je ne serais pas une cause perdue pour tout le monde.

J’attends qu’il termine de parler et je ferme les yeux. Je marque un temps de pause pendant lequel je refais l’inventaire de beaucoup de mes souvenirs. Je repasse en revue la rupture de notre alliance, le pacte un peu enfantin et mes impressions grandissantes sur la personne de Demon. Je ne peux nier qu’il a longtemps fait partie de ma vie, à l’instar de Yuki ou de Shord. Mais comme ces deux derniers il appartient en quelque sorte au passé, tout comme le Yusuke qu’il tente de faire sortir de mon corps.

« Il n’y a pas d’erreur à réparer ou de choses à changer. Les choses sont juste comme elles sont et on n’y peut rien. Tu ne me verras pas te blâmer de quoi que ce soit comme tu ne me verras pas blâmer Goren pour ce que tu m’annonces qu’il a fait. »

Oui, c’est bien vrai, ma confiance en toute l’humanité s’est ébranlée il y a déjà longtemps. Je n’ai rien pu faire pour la sauver car je ne savais pas qu’elle était en danger. Mais lorsque j’ai vu le mensonge, le péché et le vice qui régit la vie de chacun, je n’ai pas pu continuer à donner à cette vie ne serait-ce qu’un tant soit peu d’intérêt et de confiance.

« Les hommes sont ce qu’ils sont. Goren n’est pas un ange, je ne le suis pas non plus. Ce qu’il peut faire à ses alliés, je ne m’en soucis pas. Il fait changer les choses dans le bon sens. Il use des moyens du bord. Tu ne le vois peut-être pas mais Goren et ses actes ont une visée bien plus importante que tu ne penses le croire. Toi et moi aussi nous avons changé. Nous ne sommes plus des gosses et notre nom est connu de pas mal de monde. Nous ne pouvons plus vivre comme nous en avions l’habitude. »

Je fais un pas en avant et tend la main vers la cascade. La distance est importante mais je me concentre. Doucement l’eau se fige dans les airs et commence à monter dans le ciel. Rapidement j’assèche toute la rivière en faisant léviter l’eau dans les airs. Le tout forme une boule compacte très volumineuse. Je me concentre et la boule se divise en deux, puis en trois, puis en quatre boules. Je continue l’expérience jusqu’à ce qu’il ne reste qu’un mur de milliers de boules aqueuse. Je laisse alors tomber le tout dans la rivière et celle-ci reprend, après quelques secondes pour se réhabituer, son travail avec la cascade.

« Une action en entraine une autre qui en entraine une autre et nous change en profondeur. La rivière peut sembler la même mais elle est bien différente. »

J’écoute à nouveau Demon jusqu’au bout. J’ai pourtant le sentiment pesant que cette conversation ne mène a rien. Je conçois fortement que mon ancien compagnon désire ardemment revenir à mes côtés mais je n’ai pas besoin de plus de quelques secondes pour me convaincre que cela est impossible. Je me tourne, fais face à mon ancien frère d’arme et plonge mon regard dans le sien. Je ne vois en lui ni la haine ni l’incertitude que jadis je découvrais dans ses pupilles.

« Je crois que cette discussion ne mène à rien, il nous serais plus utile de chercher à savoir où s’est cassé Zennosuke. Aujourd’hui je n’ai pas envie d’en dire plus. »

Et je pars. Je ne regarde pas derrière moi, je n’en éprouve pas la nécessité, je sais que Demon se débrouillera très bien sans moi. Peut-être nourrit-il toujours le besoin de faire parti de mon cercle d’ami. Mais je n’ai plus de cercle semblable à ce dernier. Je n’ai pas besoin d’amis non plus. La seule pensée qui me traverse l’esprit demeure celle concernant la trahison potentielle du petit Demon. Je suis devenu fort, très fort. Si fort que si le petit Demon venait à me trahir il se pourrait bien que je le tue en explosant ma puissance. Néanmoins le jeune manieur du temps maitrise des pouvoirs qui me sont étrangers et dont je ne sais plus rien depuis que je l’ai perdu de vue. En tant qu’allié, il s’agit d’un atout de taille tant qu’il reste fidèle. Mais s’il devait passer dans le camp ennemi, les choses se compliqueraient bien vite et moi et mon organisation nous nous retrouverions dans une situation bien cocasse.

Je m’arrête, je dois avoir fait quelques mètres déjà. Pourtant je me retourne et Demon est toujours là, il me regarde et à nouveau nos regards se croisent dans un bain de sentiments conflictuel. Je n’ai pas vraiment besoin de parler mais je sens que je vais tout de même le faire.

« Toi et moi on ne vieillira pas. Autant faire quelque chose de nos vies maintenant. Trouvons Zennosuke. »

Une manière de lui rappeler qu’il doit s’investir au maximum dans ce nouveau projet que nous nous sommes imposés. Néanmoins je ne suis pas pédagogue et je ne sais donc pas vraiment comment exposer ce genre de choses là.