La brume emplissait le village de l’eau… Le genre de matinée brumeuse où le lever du soleil passe inaperçu, ou de nombreuses choses étranges, fantastiques, peuvent se produire. Ce genre d’instant où, dans les ruelles de la ville, rôdent des forment étranges, des ninjas peu recommandables, des créatures dont l’imagination a oublié l’existence. Le genre de temps où les braves gens restent chez eux, d’ordinaire.

Mais pas à Kiri. Ici, l’ordre règne en maître, et vaille que vaille, ouvriers, travailleurs, commerçants, et militaires, s’élancent vers leurs tâches quotidiennes. Errants dans les ruelles, ils forment une nuée de visages mystérieux, anonymes, parfois déformés par les lourdes cargaisons qu’ils portent sur leur dos. Le port, épicentre de l’activité, est d’ailleurs rempli de ces hommes-caisses, dont l’apparence semble cubique dans la brume, tandis qu’ils portent leurs fardeaux.

Sur les toits des bâtiments, les silhouettes fantomatiques des shinobis montant la garde sont à peine perceptibles.

Et sur les bords de mer, un homme, dans un vêtement large marquant sa forte carrure, portant sur son dos un gros sac tout en longueur, est accroupi. Cet homme tient un bâton, et pousse, avec une méfiance exagérée, un malheureux octopode, une pieuvre pour être précis, échoué sur la plage.

« J’ai toujours du mal à saisir… » dit-il, sa voix étouffée par le col de son manteau qui lui remontait bien au-dessus de la bouche. Il farfouilla dans sa poche et regarda son ordre de mission… Une mère tombant amoureuse d’un poulpe, dénoncée par la belle fille dudit poulpe. Enfin, d’un homme prétendument poulpe, ou plus exactement d’un poulpe prétendument homme.

Et vice versa.

Pour la huitième fois depuis le début de la journée, Jakamoto Iajutsu se demanda s’il avait bien fait d’accepter cette mission. S’il était, comme qui dirait, réellement l’homme de la situation. Ou le poulpe. Ah, oui, non, peut-être pas en fait.
« En plus je déteste le poulpe, c’est vraiment trop gluant » ajouta-t-il toujours pour lui-même, comme un argument imparable au fait qu’il n’aurait vraiment jamais dû aller chercher ses missions le matin très tôt, quand son esprit était encore aussi embrumé que le climat du jour.

A larges enjambées, il traversa le brouillard épais, suivant la courbe de la plage, puis, en une bifurcation, tourna sur la gauche droit vers les quartiers résidentiels les plus proches du port. C’était là, d’après les indications, que se trouvait le poulpe. Le suspect. Et probablement l’adolescente qui l’avait dénoncé.

Intérieurement, Jak tentait de lister des éventuelles manipulations de techniques qui conduiraient une innocente créature gluante à se transformer en un dangereux être humain séducteur de belle-mère. Peut-être une excentricité du clan spécialisé dans la métamorphose… Les Gekei n’étaient pas vraiment connus pour leur santé d’esprit. Ou alors une expérimentation qui aurait mal tourné.
Dans la tête de Jak, un conte d’enfance qu’on lui avait lu ne cessait de tourner et retourner en boucle. L’histoire du Prince Grenouille qui se faisait embrasser par une princesse et se transformait en humain. Les contes et légendes avaient parfois un fond de vérité. « Quand même… » se gronda mentalement le shinobis. « Je croyais à ça quand j’avais cinq ans, plus maintenant… ».


.... Dans la brume, à sa gauche, une créature, massive, lente, se déplaçait vers lui. Un léger bruit de succions suivait chacun de ses mouvements, un mucus suintant sur le sol....


Jak continua son chemin. La brume enveloppait chacun de ses pas, et parfois il avait du mal à voir où il allait, bousculant un passant. Il était difficile de s’orienter dans ce dédale de ruelle en plein jour, alors par temps de brouillard retrouver son chemin relevait de l’exploit.


.... Et la chose squameuse qui poursuivait le ninja continuait sa progression. Elle était presque dans le dos de son adversaire. Ses tentacules frémirent quand soudain, elle freina sa progression, parée à l’attaque, et…
« Attention !! »

Le cri de l’homme arriva trop tard. Dans un basculement de chair, de métal, un énorme boucan que fait un chariot de transport qui se renverse sur quelqu’un retentit dans les ruelles. Jak se retrouva emprisonné sous une tonne de merous, sardines, méduses, poulpes nains, et, au sommet du sommet, par un énorme thon, probablement apporté par quelque record-man de pêche.


« Désolé, je ne vous avais pas vu ! » hurla le bonhomme. « Attendez, je vais vous aider. ». Une main se tendit sous l’amas de produits maritimes, et l’inconnu la saisi, extirpant Jak de sous la masse. Le pauvre Kiriji tenta de se donner une contenance, quand soudain, il vit qui était la personne qui l’avait bousculé.
« Mon nom est Pomporo » dit il en lui en s’inclinant très bas. « Cent mille excuses, noble ninja ».

L’homme poulpe. L’homme poulpe était face à lui ! Et avait tenté de le tuer sous une montagne de poissons à la fraicheur moins que certaine.

...

*Je savais que je la sentais pas cette mission* se dit Jak intérieurement…




La suite demain... Tin tin tiiiinnnn...

Le ninja se redressa, son dos craquant régulièrement au fur et à mesure de ses mouvements, et serra lentement le poing. Est-ce que l’homme l’avait volontairement attaqué ? Sans doute pas. Mais mieux valait rester sur ses gardes. Il allait falloir ruser, après tout, il était en enquête.

« Aucun problème, monsieur Pomporo. Avec ce brouillard, il est très difficile d’avancer. Laissez-moi vous aider à charger à nouveau toute votre cargaison et vous escorter, je ne suis pas pressé. »

Ne laissant pas le temps à l’homme de répondre, il se baissa et saisit un gros poulpe et, sans émotion, le serra et le jeta violemment sur le chariot, tâchant de déceler une réaction sur le visage de l’homme. Mais avec le brouillard, il était difficile de dire s’il avait eu l’air surpris ou si cela le dérangeait qu’on maltraite ainsi un autre octopode.
« Merci beaucoup, noble shinobi », dit-il, en penchant vers le tas de poisson fumant pour tout remettre sur la charrette grinçante et bringuebalante.

Il leur fallu bien cinq minutes d’efforts conjoints pour réussir à tout remettre sur le chariot, et entre temps, Jak, qui avait relancé la conversation, était parvenu à se faire inviter à prendre le thé chez l’homme-poulpe et sa ravissante nouvelle petite amie… La mère de l’adolescente qui l’accusait. Il avait réussi à s’infiltrer sur le lieu du litige, parfait. Lentement, les deux silhouette sinuèrent entre les ruelles du quartier résidentiel, et après que les poissons aient été déposés chez qui de droit (un poissonnier revendeur), les deux hommes s’éloignèrent, tout en discutant.
« … Et alors là, il se retourne et me dit que mes filets étaient percés. Alors que je les avais vérifiés le matin même ! Rendez-vous compte ! »
Cela faisait environs depuis leur départ que le sujet de conversation de Pomporo avait dévié vers la pèche et tout ce qui y était relié de près ou de loin, dans un flot ininterrompu d’anecdotes, de questions, d’exclamation et surtout de beaucoup d’indignation. Alors que le ninja et Pomporo arrivaient sur le seuil de la maisonnette, Jak avait sérieusement commencé à se demander ce que la demoiselle des lieux trouvait à cet homme. Certes, il ne devait pas être laid, mais sa conversation avait tendance à tourner court, quoi… Enfin, en tout cas, le shinobi l’avait examiné sous toutes les coutures, et il était quasiment certain qu’il n’y avait pas de tentacules dissimulées sous les vêtements de l’homme, ni qu’il suintait, ou qu’il crachait de l’encre. Un bon point pour lui.

La maison en question était somme toute assez banale, celle d’une famille ni pauvre ni riche, ressemblant à beaucoup d’autres dans Kiri où la décoration était généralement un sujet de moindre importance. La pièce centrale où Pomporo fit entrer Jak était carrée, avec un sol de nattes tressées et une petite table basse au centre. Seule une statue du Démon à Deux Queues se trouvait sur le mur d’en face, avec diverses offrandes. Une jeune femme, d’ailleurs, priait face à cet autel. On ne voyait d’elle que son dos, recouvert par un kimono très simple, et des cheveux mi long, d’un noir teinté de vert. Lorsqu’elle se releva, néanmoins, Jak pu constater qu’il s’agissait d’une dame au visage agréable, mais marqué par une trentaine sévère, qui avait fait jaillir plusieurs rides aux coins des yeux et de la bouche, et avait terni la peau. Néanmoins, l’homme qui avait escorté le ninja jusqu’ici s’élança vers elle et sans hésitation, la prit dans ses bras « Ma chérie ! » s’écria-t-il.

Elle se dégagea de l’étreinte, et déclara
« Ah, mais tu as emmené un invité, tu aurais du me prévenir, je ne me suis pas préparée du tout ! »
Jak s’inclina poliment, et déclara :
« Je suis Iajutsu Jakamoto, pour vous servir, madame. »
Pomporo renchérit, immédiatement.
« C’est un ninja de Kiri, qui m’a gentiment escorté à cause du brouillard. Je voulais le remercier en prenant le thé avec lui ! »

Un instant plus tard, Jak se retrouvait entouré par le couple riant, à boire du thé, en discutant de sujets badins. C’est alors qu’entra dans la pièce l’adolescente.
Pieds nus, les cheveux courts d’un vert forêt, avec de jolis petit yeux et une bouche fine rappelant celle de sa mère, elle se faisait discrète, mais s’inclina plus que de raison devant le ninja. On sentait qu’elle avait caché à sa mère et son beau-père qu’elle avait placé un ordre de mission à l’académie. Jak ne montra aucun signe particulier à sa vue, conformément à son entrainement. Il s’assit et continua de discuter, pour finalement déterminer que ici, tout semblait bien se passer. Pire, il n’y avait aucun signe manifeste d’animosité entre l’adolescente et son beau-père… Si elle le pensait vraiment poulpe, comment pouvait-elle encore le toucher, lui passer le thé, lui parler normalement ?
La réponse vint seulement quand, avant de prendre congé, l’adolescente en s’inclinant laissa tomber un petit bout de papier. Vif comme l’éclair Jak le saisit avant que la famille ne s’en aperçoive. En sortant, tandis que Pomporo lui faisait de grands signes, il s’écarta vivement de la maisonnette. A l’abris dans une ruelle sombre, il déroula le petit morceau de papier, en le cachant avec sa manche de manière à faire croire qu’il était simplement accoudé contre un mur, à surveiller la rue.

« Mon père n’est pas un poulpe, mais j’ai découvert des choses que je n’aurai pas du. Si vous le suivez ce soir, vous en apprendrez plus. »

Le mot n’en disait pas plus… Jak se gratta la barbe, tandis qu’il rangeait le papier au fond d’une de ses poches. Au moins, le poulpe était écarté. Mais qu’y avait il donc de si mystérieux ? Il se devait d’enquêter, évidemment. Prenant son mal en patience, il disparut dans les ombres, s’installant confortablement sur un toit, pour observer la maison de Pomporo, et voir si effectivement il allait de nouveau sortir le soir… Les ombres et le brouillard se mélangèrent, formant un voile opaque dans lequel le shinobi s’enfonça lentement….