Un village. Habiter dans un village caché. Quelle idée saugrenue, pensait Tawako.

Et pourtant, voilà quatre jours qu'elle suivait son père à travers le désert aride, en se dirigeant vers la direction du présumé village, fraîchement bâtit au beau milieu du pays. Une réaction qu'elle ne comprenait pas : l'errance était certes source de contrainte, et la survie était chose difficile dans un milieu aussi hostile que le désert, mais n'avait-elle pas baigné dedans toute son enfance ? Qu'allait-elle devenir sous un toit, en dormant dans un lit, en mangeant sur une table ? Qu'en était-il de son espace vital ? Troquer le vaste désert contre une vulgaire chambre, voilà bien le comble du gâchis. Mais rien à faire, son père avait pris sa décision. Toute adolescente qu'elle était, Tawako restait soumise à l'autorité paternelle, et fermait docilement son clapet.

Ce soir-là, ils s'étaient tous les deux partagés un chacal. La viande était maigre, mais au moins cela changeait des haricots bouillis que son père descellait de ses parchemins. Tawako avait hérité du Suiton de sa mère, elle était donc chargée de rassembler l'eau nécessaire à la préparation du thé. Ce n'était pas chose facile dans un décor aussi aride, mais la perspective de boire de chaudes gorgées de thé balayait la flemme.

Le soir s'installait pendant que les feuilles de thé vert infusaient lentement dans le chaudron accroché au dessus du feu. Le soleil était parti, la nuit allait être remplie d'étoiles.

- P'pa, pourquoi on reste pas dans le désert comme les autres ?

- Parce que les autres ne restent pas dans le désert. Les nomades vont finir minoritaires. Notre survie s'en est allée au village du sable, il nous faut la rattraper.

- Maman n'aurait pas dit ça.

- Maman est sans doute déjà sur place, alors arrête de parler d'elle comme si elle était morte.

Vexée, Tawie tourna la tête ailleurs. Son cou élastique avait fait plus d'un demi-tour lorsqu'elle remarqua une lueur perturbant la pénombre du soir au sommet de la dune voisine. Un feu y était allumé, projetant sur le sable l'ombre d'une voyageuse.

- P'pa, y'a quelqu'un là-bas. Je crois bien que c'est une fille.

Son père versa une partie du contenu du chaudron dans une bouteille en fer qu'il tendit à sa fille.

- Va lui en proposer, et bois-le avec elle. Elle fait certainement la même route que nous.

Intriguée par la réaction de son père qui était habituellement plutôt du genre sociopathe, elle attrapa la bouteille et se leva lentement pour dévaler sa dune et remonter le long de celle de cette sombre inconnue.

A mesure qu'elle s'approchait d'elle, elle distinguait son allure dans la luminosité approximative de la fin du crépuscule. Une élégante jeune femme aux mèches blanches.
Tawako enleva sa capuche de Nomade, et réajusta ses grosses lunettes. Arrivée à quelques mètres de l'inconnue et de son feu de désert, elle pencha sa tête et haussa la voix sans la moindre espèce de timidité, comme si elle s'adressait à une petite sœur.

- Thé à la menthe, gazelle ? 'Tention, c'est brûlant.

Ce n'est qu'après avoir prononcé ces mots qu'elle remarqua que la femme avait quelque chose comme dix ans de plus qu'elle.

HRP:

Jeune fille. Ha.

L'adolescente s'accroupit docilement en laissant la Nomade s'abreuver de son Thé à la menthe.

- Jm'appelle Tawako. Et ch'uis une nomade.

Elle affirmait cela comme pour se le prouver à elle-même, et effacer de son esprit la perspective de la sédentarisation.
Elle patienta une seconde. Deux secondes. Trois secondes.

- J'peux reprendre ma gourde ?

Puis, sans s'excuser le moins du monde, elle tendit le bras, et récupéra le contenant d'un geste sec, sans quitter l'étrangère des yeux. Ses grandes pupilles grises la contemplaient à travers les verres épais de ses grosses lunettes tandis qu'elle débouchait le goulot et se brûlait la langue à coup de grosses gorgées de thé à son tour.

Elle se racla ensuite la gorge.

- Merci.

Le fait de la savoir plus âgée qu'elle avait transformé cette familiarité initiale en une curiosité silencieuse, presque provocante. Elle n'arrêtait pas de la dévisager : son visage, ses vêtements, ses souliers, et finalement son feu dans lequel son regard resta piégé pendant de nombreuses secondes.

- Je sais pas où tu vas, mais j'espère que c'est pas au même endroit que moi. T'as l'air d'une nomade aussi, c'est pas normal ce qui nous arrive.

Marquant une pause, elle but une nouvelle généreuse gorgée de thé avant de refermer la bouteille et de la poser sur le sable comme pour la proposer indirectement à son interlocutrice une nouvelle fois.

- J'veux pas de lit. J'veux pas de chambre, j'veux pas de... responsabilités, de missions, et toutes ces niaiseries des villages cachés. Je suis une nomade. Une nomade.

Voyant que la femme n'avait pas encore repris la gourde, elle sauta sur l'occasion pour s'en emparer une nouvelle fois et occupa encore son silence en s'abreuvant de thé, après quoi elle s'essuya disgracieusement la bouche. Ses yeux rejoignirent le regard de sa mystérieuse aînée.

- Si tu me dis pas comment tu t'appelles, je vais vraiment continuer à t'appeler Gazelle, tu sais?

Elle commença à lui tendre la gourde, et au dernier moment reprit une gorgée. Puis une autre. Elle n'aimait pas particulièrement le thé à la menthe, mais moins elle parlait et plus elle ressentait le besoin d'en boire, quitte à se carboniser la bouche. C'était bête.

- T'en veux encore ? Finit-elle par lui proposer officiellement, avant de lui tendre la gourde une bonne fois pour toutes.

Au loin, le père de Tawako levait la tête et observait tranquillement les étoiles percer la luminosité mourante du jour.

- Ah, c'est mon vieux, lui avait-elle simplement répondu.

Des bruits mécaniques, de la fumée se dégageaient de cet horizon. La machine approchait à une vitesse inquiétante. D'où diable un tel ramassis de débris pouvait-il tenir sur lui-même et avancer aussi efficacement sur le sable ???

A mesure qu'elle s'approchait, on distinguait l'allure de ses roues : deux grandes chenilles, à l'épreuve du désert. Le vaisseau était de taille conséquente, effrayante pour qui n'avait jamais vu de telles inventions s'animer.

Dubitative et surprise, Tawie haussa un sourcil, pencha le cou. A la façon dont Nilin s'était interrompue, ce n'était pas elle qui lui donnerait des réponses. Habituée du désert, l'adolescente était choquée de voir l'harmonie des grand espaces perturbée par un artefact si grotesque et impressionnant à a fois.

Elles reculèrent toutes les deux, comme pour faire de la place à la machine, qui s'arrêta juste devant elles.
A l'arrière, deux grandes portes métalliques s'ouvrirent. A l'intérieur, on pouvait distinguer des visages, des silhouettes assises sur des sièges aménagés dans le vaisseau. Personne ne descendit.
C'est à l'avant d'une véhicule qu'une fillette d'à peine une dizaine d'années, cheveux châtains clair, s'extirpa du tas de ferraille. Elle atterrit sur le sable avec une dextérité professionnelle.
Quand elle se releva, elle prit une grande inspiration, et s'adressa aux deux nomades avec sa voix suraiguë :

- Allez hop, en voiture tout le monde !!!

Quelques secondes de silences s'écoulèrent, alors que le vacarme provoqué par la machine s'étouffait progressivement. La situation était juste irréaliste.

- … je suis pas sûre d'avoir tout saisi, chaton...

- C'est pas « chaton », c'est Saibogu Ko-Lin. Mes aïeux m'ont prêté cet engin pour récupérer les gens perdus dans le désert et les conduire droit vers Suna ! Vu la tempête de sable, c'est plus sûr de voyager comme ça.

- La tempête est passée.

- Elle reviendra, madame.

Tawie réajusta ses lunettes. Elle était vraiment en train d'argumenter avec une gosse ? Et cette gosse était vraiment la personne qui conduisait ces personnes à travers le désert vers Suna ? Dans ce pot de yaourt de fer géant ?

Elle jeta un regard à Nilin, y cherchant un peu plus de crédibilité, se demandant comment elle réagirait à cette situation grotesque et incongrue. Derrière elle, elle essaya de distinguer la silhouette de son père sur la dune voisine.

Mais il avait disparu. Peut-être s'en était-il allé.