"Votre objectif est de comprendre le fonctionnement de cette machine, et d'en détecter les éventuels points faibles. Commencez !"

Aiji observe ses concurrents, déjà penchés sur les plans qu'on leur avait fourni. Dans ce hangar étouffant de sueur et de pensées, il se sent bien seul. Plus que d'habitude, en fait. Tous ces hommes et ces femmes vêtus de blouse blanche, à son instar, lui font plus peur qu'ils ne l'impressionnent. Il aurait presque envie d'enlever sa propre blouse, par pur esprit de contradiction. Il jette un oeil craintif sur cette foule de savants, faisant fonctionner à toute vitesse leurs méninges. Comme ils paraissent agités, et tendus ... A quel résultat positif veulent-ils arriver comme ça ? Ils ne s'attireront qu'un mauvais mal de crâne, voilà tout. Ils n'ont pas compris, encore, que l'essence de l'intelligence était dans le repos, dans la relaxation ... Que c'est dans la détente que les neurones fonctionnent le mieux. Aiji se laisse tomber sur une chaise, et jette un coup d'oeil distrait sur les plans, posés sur une table devant lui. Il n'y a vraiment pas de quoi se précipiter. Tout est si simple ...

Il passe la demi-heure suivante à se tourner les pouces, et à jeter de temps à autre des regards distraits à ses pairs. Quel ennui ... Il pense à tout ce qu'il aurait pu faire, plutôt que d'être enfermé dans cette prison de tôle. Quels plaisirs de la vie il aurait pu savourer, dans la capitale du pays ... Après tout, il était en voyage. C'est idiot de ne pas en profiter. Mais, dans certaines circonstances, il faut mettre ses propres envies de côté, comme quand, par exemple, on reçoit une convocation à une épreuve de la part du Daimyo du pays. Pourquoi avait-il accepté, d'ailleurs, de venir trimer au milieu d'autres fous tout de blanc vêtus ? Sans doute l'effet de surprise de la signature d'un haut dignitaire avait-il eu raison de lui. Il se souvenait avoir fait un effort tout particulier pour se peigner convenablement, le matin même. Il avait la certitude que l'examen auquel il allait participer se déroulerait sous la responsabilité du Daimyo. Et c'était toujours mieux de se faire bien voir d'une si éminente personne. En cas de problème, il pourrait toujours argumenter qu'il était un proche du suzerain national. Mais il n'y a pas trace de Daimyo, que ce soit de près ou de loin. Les seules personnes responsables de la supervision de l'épreuve sont une demi-douzaine d'autres scientifiques, au regard excessivement sérieux.

"Misère, misère ... Bon, passons le temps."

Il sort de sa poche son "gadget sonique", et commence à jouer avec, l'illuminant d'une simple pression sur un bouton. Il fait la moue. Vraiment, c'est chiant.

Finalement, il saute de son siège, et commence à rassembler les diverses pièces de métal mises à sa disposition. D'une main experte, il les assemble, joue avec les boulons, expose les vis à la lumière bleue de son "gadget", emboîte les morceaux d'une machine à l'apparence douteuse. Il ne réfléchit pas vraiment à ce qu'il fait, c'est une sorte de mécanisme, un automatisme. Les pièces métallurgiques dansent dans ses mains avec la même aisance que pourraient avoir des stylos, ou des armes dans celles d'autres. Avec quelle minutie, quelle infinie précision il bricole, sans pour autant prêter une grande attention à ses gestes. Il ressort de cette valse de doigts et de métal un objet étrange, et sans utilité apparente.

"Dites-donc, on vous a pas fait venir pour bricoler n'importe quoi.

-Taisez-vous, et observez."

Aiji active son gadget sonique, et l'objet qu'il vient de fabriquer commence à réagir. Le boîtier tremble, sur le plan de travail, pendant environ une minute. Enfin, il s'arrête, s'ouvre, et une gerbe de confettis en sort dans une pétarade qui résonne dans tout le hangar. Aiji, aux anges, lances un regard plein de satisfaction vers l'homme qui est venu le sermonner.

"Qu ... Quoi ?

-C'est une machine à confettis ! Oh, allez, avouez que c'est brillant.

-Mais vous n'êtes pas là pour faire CA !

-Et pourquoi pas ? J'ai déjà compris comment fonctionnait votre ... votre ... Est-ce que ça a au moins un nom ? Parce que les noms sont importants, pour une invention, voyez-vous. Regardez, par exemple: mon bidule, là, ça s'appelle un ... une ... sonde ... sonique ?"

Un blanc.

"Vous venez de l'inventer ?

-Oui. Mais croyez-moi, c'est important les noms. Alors, comment ça s'appelle cette machine ?

-Un train.

-Un train ... Bon, personne n'est parfait. Toujours est-il que c'est assez facile à comprendre. C'est juste une affaire de solidarité, de liens. Et dans cette grande, merveilleuse, sexy machine, les liens sont ... Ha ! Formidables ! Le moteur enclenche le mouvement et le transporte jusqu'aux roues par une rotation des différents engrenages ... Non, vraiment, c'est brillant. Je crois bien que je suis jaloux de ne pas l'avoir inventée moi-même. Alors, quand est-ce qu'on commence à la construire ?

-Pour qui vous prenez-vous ? Vous vous voyez déjà dans l'équipe ? Vous êtes très présomptueux, monsieur !

-Oh, j'ai le droit d'être présomptueux, je suis un génie ! J'ai autant le droit d'être présomptueux que vous avez celui d'être aussi attirant physiquement qu'une chaussette sale ! Et croyez moi, ça n'a rien d'excitant.

-Sortez d'ici !

-A vos ordres !"

Il remballe ses affaires et prend la direction de la porte du hangar.

"Gardez la machine à confettis, c'est un cadeau. Oh, et un dernier détail: votre "train" ne marchera pas comme ça !

-Attendez ! Qu'est-ce que vous voulez dire ?

-Eh bien il faut plus d'énergie ! Oh, vous n'avez pas pu passer à côté de ça, quand même ! L'énergie c'est fondamental ! Et là, vous allez en avoir besoin en masse."

L'homme en blouse blanche reste immobile, jaugeant Aiji du regard.

"On vous recontactera."

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"Quand on m'a dit ça, j'ignorais que deux grand gaillard comme vous viendraient m'escorter."

Les deux "gaillards" restent muets. Chacun tient un bras du scientifique, traîné dans les rues de la capitale. Ce trio improbable s'approche du palais du Daimyo, dont la silhouette se fait plus imposante à chaque instant.

"Où est-ce qu'on va ? Dans une prison ? Dans un donjon ? Je dois avouer que si j'ai une petite expérience de la première, ça ne me déplairait pas de me faire secourir par un valeureux prince ... Ou d'aller au chevet d'une princesse assoupie."

Il monte les marches du palais, trébuchant par instants. Enfin, on le présente aux portes.

"Ah. Va pour la princesse, dans ce cas."

Instinctivement, il passe sa main dans ses cheveux.

"Well, well ... Ca c'est une surprise."

Face à lui, magistrale, trônant sobrement et pourtant si bien, la Daimyo surplombe Aiji. Celui-ci reste admiratif devant ce tableau qui s'offre à lui. Une atmosphère étrange emplit la salle. Tout ici respire le respect de cette personne, cette femme. Aiji voit les autres s'incliner. Il hausse un sourcil, et s'approche d'un des gardes.

"Vous allez pas bien ? Si c'est un mal de ventre, ce que j'conseille c'est le vinaigre. Une bonne louche éloigne n'importe quel maux ... pour quelques secondes, en tous cas. Après, y'a rien de plus fiable que les plantes, mais ça court pas les rues par ici ..."

Bientôt, il se rend compte que toute la salle est prosternée devant le trône seigneurial. Son regard va de garde en garde, toujours plus interloqué.

"Qu'est-ce que ... C'est une épidémie ? On court à al catastrophe, là ! Ca se répand vite cette saleté ! Peut être que ... Nan, j'suis déjà contaminé ? Oh, je sens le mal qu'il m'accable !"

Sa voix se fait plus grave, plus rauque, comme celle d'un mauvais acteur tragique.

"Je ... n'ai plus que quelques instants à vivre. J'espère que j'irai au paradis ... Pardonnez-moi le pêché de chair, pitié ! Et fermez les yeux sur le reste ... Ah ! Quelle tragédie de finir ainsi ma vie, au pied du Seigneur ! Mais si le divin me rappelle maintenant auprès de lui, je me dois d'être son humble serviteur et de suivre ses ordres. Adieu, ceux qui m'aimaient ! Adieu, mes maîtresses ! Adieu, vie cruelle !"

Et sur ces mots, il s'effondre. Un blanc, vite brisé par un bruit de gargouillement. Il se relève, lentement, et s'approche du trône. Il se penche vers la Daimyo, et lui demande à demi-mot:

"Dites ... Est-ce que les morts ont faim ? Non, hein ? Oh !"

Il revient au centre de la pièce.

"Parfait, on est toujours vivant ! Ca repart, alors ?"

Un nouveau blanc. Cette fois, il s'étonne de voir tous les visages tournés vers lui, et autant de mines sévères.

"Quoi, j'ai raté un truc ? Oh, oh ! Attendez, rembobinage ... Oui, j'y suis, ça y est ! Le train, le train ! Ha ! Quel beau nom ! C'est de vous ? C'est votre idée ?"

Il applaudit à l'adresse de la Daimyo, dans le silence toujours aussi froid.

"Franchement bravo. Ca promet, croyez-moi. Même si, sur les plans, ça manque un peu de ... de cachet, voilà. Mais après, c'est une affaire qui roule, si on excepte, évidemment, ce petit problème. Aaaaaah ... L'énergie. Source de tous les maux ... Moi-même, je ne m'en trouve que trop souvent lésé. Mais concernant votre machine, ce n'est pas un soucis ! Non, c'est très simple à régler, en fait. Y'a même plusieurs solutions, si on y réfléchit bien. Vous voyez, pour faire fonctionner la mécanique de tout ce barda, il faut un p'tit paquet d'énergie. Mais après, on a le choix dans la source ! Ca peut être mécanique, mais dans ce cas 'faudra vous trouver de sacrés gaillards. Le top du top -c'est ce que j'utilise, personnellement-, c'est l'électrique. Avec ça, vous allez tout décaniller ! Votre train va filer droit dans le désert ! Reste juste à trouver de quoi vous fournier la dite électricité. Et ça ..."

Il déglutit, s'interrompant soudain.

"Eh bien ... C'est un chouïa plus complexe."

"Eh bien, eh bien ... Ca en fait des variables. La vapeur aussi, ça peut marcher. De la bonne vapeur, ça fait toujours des miracles ? C'est fiable, c'est sûr, mais véritablement efficace ? Je sais pas trop ... Si vous voulez utiliser de la vapeur, ça peut très bien se faire ! Mais tout dépendra de la taille de votre machine. A ce moment-là, 'faudra adapter la quantité de vapeur à utiliser, et du coup la quantité de combustible et la taille du fourneau qui fourniront la vapeur. Tout ça, ça fait pas mal de choses à prendre en compte ... Mais ça devrait être réalisable. C'est même tout à fait à ma portée."

Il jette un coup d'oeil faussement innocent vers cette femme. Il l'examine en réalité sous toutes ses coutures. Elle est froide, c'est sûr, et décidée. Il faut la satisfaire, sinon ...

"Vous êtes pressée, c'est une chose. Vous avez sans doute mis plus d'énergie dans ce projet que je n'en mettrai jamais dans aucun autre."

Il se rapproche d'elle tout en parlant, ponctuant ses phrases d'amples mouvements des bras.

"Mais il faut garder à l'esprit que l'empressement, quand il n'est pas modéré correctement, ne mène qu'à l'échec, l'échec cuisant. Je parle d'expérience personnelle, cette fois. Un scientifique digne de ce nom s'exposer à un taux d'échec conséquent, lors de ses expériences. Le risque fait partie du métier, et qui n'en prend jamais ne peut pas se dire véritable homme de science. Le risque vient de la passion, la passion naît de l'envie. Toutes ces belles phrases pour vous dire une seule chose: vous mettez des vies humaines sur la sellette. Non pas que ça me dérange, bien au contraire, je serais ravi de disséquer les corps mutilés des passagers de votre train quand il aura explosé une première fois à cause d'une erreur de soudure ou d'un autre défaut mineur ! Je trouve le corps, à vrai dire, encore plus mystérieux une fois explosé qu'en bon état. Là, au moins, il ne se tortille plus dans tous les sens ... Ceci dit ..."

Il est maintenant juste devant la Daimyo. Il penche son visage vers celui du Seigneur, et lève son index, garant de ses avertissements.

"Je ne pense pas que ce soit l'opinion de tout le monde."

Il se recule à nouveau, et fait maintenant les cent pas tout en continuant à débiter son texte, comme s'il l'avait appris par coeur.

"Non, les conséquences seraient bien trop funestes, pour vous comme pour moi ! Pensez un peu aux répercussions qu'un tel incident aurait sur la réputation de génies des Saibogu ? Certes, vous risquez votre bonne place dans l'opinion publique ... Bon, entre nous, ce n'est pas grand chose. Vous êtes un seigneur, vous avez le pouvoir ! Vous pourrez toujours réprimer les soulèvements, si soulèvements il y a ! Mais moi, comment pourrai-je faire cesser les moqueries ? Je ne suis rien, sinon un bricoleur du dimanche. Alors, pitié, ne prenons pas de risque inconsidéré, hum ?"

Il s'arrête un instant, sort d'une de ses poches une flasque, et s'envoie une rasade dans le gosier.

"Parlons technique. La vapeur ça peut marcher. Mais ça va coûter. Il va en falloir du combustible, si vous prévoyez un truc d'envergure. Du charbon, pourquoi pas. Ca brûle bien, c'est le principal, non ? Mais au bout d'un moment, ça va revenir cher. C'que je propose, c'est d'utiliser les atouts du pays, c'est tout ! On a des jolies choses dans ce désert, servons-nous en ! Et je sais de quoi je parle, je les ai subies pendant des années, ces jolies choses. Le vent sera notre salut ! Faisons de l'électricité à long terme ! Avec le vent ! J'vous mets ça au point, vous installez des machines, elles vous fournissent de l'électricité, vous pouvez alimenter un nouveau train et bazarder le vieux qui crache de la fumée. Qu'est-ce qu'elle en dit la p'tite dame ?"

Aiji resta immobile au centre de la salle, écoutant parler la Daimyo. Ses traits s'étaient durcis, il le voyait bien. Et les siens ne tardèrent pas à faire de même, quand la Seigneur évoqua les précédents ingénieurs.

"Attendez, attendez. Ils ont vraiment dit ça ? Que ça marcherait à chaque fois ? A cent pour cents ? Sans aucun échecs ? Mais, mais ... Où est-ce que vous avez trouvé ces mecs-là ?"

Sa voix avait pris le ton de l'énervement et de de la surprise.

"Un ingénieur, ou même un scientifique digne de ce nom, ne connait pas le risque zéro ! C'est la base même de toute expérience ! Certes, ils ont prouvé par leurs maquettes qu'il ne pouvait y avoir d'accidents, mais seulement sous de certaines conditions ! Si le train est parfaitement conçu, sans la moindre faille, et réalisé avec tout autant de sérieux, il n'y a certes aucune raison que quoi que ce soit se produise de fâcheux. Mais s'il n'est pas entretenu correctement, à la longue il finira par connaître les conséquences de cette négligence. Je ne doute pas de vos bonnes intentions, croyez-moi. Mais ces gens que vous avez trouvé sont des imbéciles, et des charlatans ! Ils se prétendent scientifiques ? A la bonne heure, je suis la reine ! Le scientifique ne nie pas le risque, puisqu'il s'agit de la charnière même de la science. C'est là tout l'intérêt du métier. Si chaque expérience devait réussir à chaque fois, s'il n'y avait pas la marge d'erreur, de risque à prendre, combien compterait-on encore de scientifiques dans ce pays ? Pas beaucoup, croyez-moi. Les gens qui se vautrent dans l'assurance la plus profonde ne sont que des idiots. Connaître le risque, c'est aussi pouvoir l'éviter. En le mettant de côté, on ne fait que s'y précipiter. Alors faites confiance à qui vous voudrez, c'est votre responsabilité. Mais, à mon avis -qui n'est pas si humble-, ces personnes-là précipiteront votre train droit dans le mur. Et j'aimerai que ce ne soit qu'une métaphore."

Il reprit son calme, écoutant à nouveau la Daimyo. Avec toutes ces émotions, il commençait à avoir chaud. Il remonta les manches de sa blouse blanche, et déboutonna un bouton de son col.

"Oui, il est tout à fait possible de faire bénéficier chaque foyer de l'énergie du vent. Deux solutions s'offrent à vous, dans ce cas-là. Ce n'est pas le moment pour traiter de ce problème, mais je vais vous les exposer en vitesse. En gros, vous pouvez choisir la centralisation ou l'autonomie. C'est simple: en centralisant, vous faites construire des champs, des espaces réservés à l'exploitation de l'énergie du vent via des machines sophistiquées, et vous desservez ensuite les différents foyers en énergie. En choisissant l'autonomie, vous mettez au point des modèles de convertisseurs d'énergie moins poussés, mais plus faciles à construire et à entretenir, de façon à en fournir un à chaque foyer. La deuxième solution reviendrait sans doute plus cher que la première, mais elle permettrait d'éviter les pertes d'énergie durant le transport. Comme vous le souhaitez, je vous soumettrai un projet de machine pour ces deux situations, avec une estimation des coûts pour une alimentation du Pays. Mais ne vous attendez pas à quelque chose de modeste. Il s'agit ici de dompter les éléments ... C'est quelque chose de poussé. Pas des sciences de base. Ceci dit ..."

Il y eut une étincelle de malice dans son regard.

"C'est tout à fait à ma portée."

Il se sentait plus motivé que de raison par ces projets de train et de machines à énergie éolienne. La Daimyo lui inspirait une certaine sympathie. Elle en voulait, c'était certain. Pour des gens comme ça, Aiji n'avait que de l'admiration, et peut être même un peu de respect.

"Rien à rajouter, madame ! Très content d'avoir fait votre connaissance. Par contre ..."

Il se rapprocha de la dame, et lui murmura à l'oreille:

"Dites à vos gars de se décoincer un peu. Ils ont pas l'air bien, franchement."

Et, d'un pas sonnant sur le dallage de la salle, il sortit, avec toute la majesté des hommes sûrs d'avoir fait bonne impression.