Seito quitta Shozaichi sans aucun regret. Ce qu'il laissait derrière lui n'était que mauvais. Les ruines de ce qui avait été la florissante capitale du Shûkai témoignaient maintenant d'une certaine décrépitude. L'attaque surprise de celui qu'on savait maintenant être Seki Zennosuke avait plongé l'Empire dans une période noire. Plus rien ne semblait maintenant être sûr. Le doute et la suspicion commençaient à apparaître au sein de Shozaichi. Chacun se demandait qui avait pu aider le terroriste à s'infiltrer dans la capitale pour y perpétrer son attentat. Car il ne pouvait pas être rentré seul, c'était impossible. Alors, la population s'était scindée en deux groupes. D'un côté se trouvaient ceux qui pensaient que la sécurité était tout simplement insuffisante, et que Shozaichi n'était pas bien protégé, et de l'autre il y avait ceux qui prônaient le fait que, vu l'identité de l'assaillant, il n'aurait pas pu être stoppé facilement, et que ce n'était en aucun cas la faute des soldats en garnison à Shozaichi.

Ceci n'avait pas empêché Seito de ressentir une certaine culpabilité. Il dormait au moment de l'attaque, et ne pouvait en conséquence pas être présent sur les lieux de l'action. Et même si il savait qu'il n'aurait rien pu faire face à un ancien Raïkage, il aurait voulu être présent et combattre aux côtés de ses pairs tombés à la bataille. Ce n'était pas une question de gagner ou de perdre, mais simplement une question d'honneur. Il n'avait pas accompli sa mission en temps que soldat, à savoir protéger les populations. Et malgré tous les effort qu'il avait déployés par la suite pour sauver les survivants, il ne se sentait pas moins coupable.

C'est pourquoi il avait souhaité s'éloigner de la capitale pour un temps. Il se faisait de plus en plus renfrogné ces derniers temps, et devenait froid et distant. Lui-même ne se reconnaissait plus dans l'attitude qu'il adoptait maintenant vis-à-vis des autres. Et, suite à une séance de méditation particulièrement dense en réflexion, il en était arrivé à la conclusion qu'il valait mieux pour lui partir quelques temps, et trouver une occupation qui ne soit pas uniquement le sauvetage des victimes de l'attentat. Une mission lui avait très vite été assignée. Il se dirigeait maintenant vers le point de rencontre qu'il lui avait été donné. Il n'allait pas agir seul, cette fois-ci.

Alors qu'il s'éloignait progressivement de la capitale, il commença à s'interroger sur celui qui serait son partenaire. La dernière fois qu'il avait fait une mission en équipe ... Cela lui semblait être une éternité. C'était avec Setsuko Mamoru. Rien ne s'était alors produit. Pas d'attentat, pas tous ces événements qui faisaient maintenant le monde si différent ... Tout était si calme et tranquille, la vie paraissait pouvoir se dérouler comme ça pendant des siècles. Et pourtant, l'ordre avait été troublé. Pour une raison qui échappait complètement à Seito, l'ordre et l'harmonie qui régnaient à Shozaichi avaient été complètement détruits par Seki Zennosuke. La citadelle n'était maintenant que l'ombre de celle qu'elle avait été par le passé. Le Shûkai se relèverait difficilement d'un tel événement.

Seito arriva au point de rendez-vous: une auberge sur le côté de la route. Il était en avance, très en avance, à vrai dire. La rencontre était prévue pour le crépuscule, or quatre heures venaient de sonner. Seito rentra dans l'établissement, et s'installa à une table. Il y passa le reste de la soirée à lire distraitement un livre dont il ne savait même pas le titre. Ses pensées divaguaient invariablement vers les conséquences de l'attaque surprise sur le Shûkai. L'ex-Raïkage avait réussi son coup, finalement. L'Empire ne serait plus le même, après ça. Peut être même que l'Empire tel qu'il était connu approchait de sa fin.

Vers huit heures, un autre personnage passa la porte de l'auberge. Seito le reconnut immédiatement, grâce à la description de son coéquipier qui lui avait été fournie en même temps que son ordre de mission. Il se leva, et se força à afficher un sourire sur son visage fatigué.

"Vous devez être ... Jinmenju Hisgi, c'est ça ? Yôgan Seito. On va travailler ensemble, pour cette fois."

Le jeune Seito fronça les sourcils. "Nous" ? C'était rare de croiser des personnes utilisant la première personne du pluriel. La plupart du temps, c'étaient cependant des gens avec un certain orgueil. Etait-ce avec un de ceux-là que Seito allait avoir à faire ? Bah, peu importe ... Il était trop préoccupé par son propre état de fatigue extrême et lassitude pour s'encombrer encore de jugement sur les autres.

Sans attendre plus longtemps, les deux Shûkaijins s'installèrent à une table. Seito avait déjà devant lui un verre plein d'eau pure. Il n'avait pas pris la liberté de commander quoi que ce soit pour son coéquipier. Il n'était même pas sûr qu'il allait arriver, alors prendre des initiatives comme ça ... La discussion s'orienta immédiatement sur la mission. Et c'était tout à fait naturel, et motivant. Seito pourrait enfin consacrer ses pensées à autre chose qu'à ressasser les événements terribles qui avaient ravagé la capitale. Il replongeait dans le travail, et dans une mission dont la responsabilité était bien plus légère à porter que celle des milliers de corps sans vie entassés dans les rues nacrées de sang du Shozaichi. A cette seule pensée, Seito frémit. Il la chassa d'une gorgée d'eau glacée, et se concentra sur l'ordre du jour.

"Enchanté, quelque soit votre nom."

Il avait, involontairement, parlé sur un ton plutôt froid. Il s'efforça de corriger ce défaut. Il s'agissait de ne pas donner à son camarade une idée négative de lui-même, mais bel et bien celle d'un soldat de l'Empire prêt à en découdre avec les missions auxquelles on l'affectait. Il se secoua intérieurement, et éclaircit son visage.

"Bon, voyons cette mission. Il s'agit d'une jeune fille qui a manifesté des pouvoirs de maîtrise du Suiton, donc. Ca a l'air assez soudain, comme phénomène. Même si les parents ont l'air d'avoir fait appel à des professeurs, déjà, comme le mentionne l'ordre de mission, je pense qu'elle n'a du montrer ses talents que récemment. Sinon, on en aurait entendu parler plus tôt. Partant de là ..."

Seito réfléchit aux différentes hypothèses qui s'offraient à eux, Carreau et lui. Il y en avait beaucoup, et la plupart n'étaient que très peu probables. Mais dans le tas, il devait bien y avoir une explication rationnelle à cette brutale prise de conscience de capacités si prisées dans l'Empire.

"Voyons ... Une malédiction ? Je sais pas, ça me semble assez absurde. L'ordre de mission en parle, mais je sais pas si les Mamoru sont capables de maudire des gens au point de leur donner accès à des pouvoirs comme ça. Le stress, ou un facteur d'ordre familial du même genre seraient des explications plus viables, à mon sens. En tout cas, il faudra penser à être prudents. Peu importe ce qui a provoqué tout ça, elle possède des réserves de chakra qui lui permettent de manipuler le Suiton. De fait, elle doit être considérée comme une potentielle Shinobi du Shûkai. Peut être qu'on devrait essayer de lui proposer un apprentissage adéquat dans un endroit plus enclin à héberger les gens comme elle."

Seito soupira et se laissa tomber en arrière contre le dossier de sa chaise. Le problème promettait d'être complique, un vrai noeud Gordien. Tellement de chemins, d'hypothèses se présentaient qu'il était difficile de trouver la bonne. En plus, il était presque certain qu'ils allaient se heurter à la discrimination des locaux envers les Mamoru, discrimination qui avait sans doute conduit à la mention d'une possible malédiction sur l'ordre de mission. La mauvaise foi des gens ne les aiderait pas, c'était certain. S'ils commençaient à voir de l'occulte dans chaque coin de mur, ils ne se sortiraient jamais d'affaire. Et trouver en les Mamoru des boucs émissaires ne les avancerait pas plus.

"En tout cas, je pense qu'on ferait mieux de se rendre sur place. On verra bien là-bas de quoi il en retourne, en interrogeant la famille, les proches, et surtout la jeune fille elle-même. Qu'est-ce que vous en dites ?"

C'était un plan d'attaque somme toute assez banal, mais qui devrait fonctionner sans trop d'accroc, à condition que les deux équipiers soient coordonnés.

Les deux camarades étaient maintenant installés dans la salle principale de la demeure familiale. Vaste pièce, elle était seulement meublée d'une table basse centrale, autour de laquelle étaient installés les deux soldats d'un côté, et les parents de l'autre. Pour le reste, les murs étaient nus, et le sol tout autant. Par les portes ouvertes, on pouvait apercevoir un jardin intérieur, qui semblait avoir été saccagé très récemment par un typhon. Les herbes étaient courbées, comme sous le poids d'un immense chagrin, et le sol semblait boueux, très humide. De cet agglomérat vaseux émergeait une odeur assez prononcée de moisissure et d'algues, qui devait régaler le microcosme de la maison. La résidence s'étalait, de ce que Seito avait pu en voir, sur deux ailes principales, qui elles-mêmes semblaient assez vastes. Ils avaient affaire à une famille aisée, c'était rien de le dire. Mais alors, pourquoi une telle sobriété dans leur mobilier, et pourquoi leur jardin était-il dans un tel état de délabrement ?

"Je vois que vous vous intéressez à notre regrettée cour intérieure ... Ce n'est bien sûr pas selon notre volonté qu'elle est dans ce triste état. Ce que vous voyez n'est que le produit du comportement étrange de notre fille cadette. C'est pour régler ce problème que vous avez été nommés, tous les deux. Mais votre ordre de mission a dû vous en apprendre suffisamment déjà. Que proposez-vous ?"

Seito ne comprit pas tout de suite la question. Est-ce que ce gros bonhomme barbu s'imaginait qu'on pouvait résoudre un problème de la sorte en un claquement de doigts ? Le monde des Shinobis devait sembler bien mystérieux à ceux qui n'en connaissaient pas les arcanes, alors peut être se berçait-il dans l'illusion que Seito et Carreau pourraient effacer cet événement de leur vie avec une simple réflexion préalable. C'était cependant loin d'être en leur pouvoir, l'un comme l'autre.

"Eh bien, nous ne sommes pas en mesure de régler votre problème présentement.

-Ah ..."

Il avait l'air déçu. Sans doute la fâcheuse manie de recevoir tout tout de suite.

"Cependant, vous pouvez nous aider à comprendre ce qui a pu affecter votre fille au point de lui révéler des capacités encore inconnues. Déjà, de quelle façon se manifestent ses pouvoirs, dans quelles circonstances ? Ce genre de détails pourrait nous être grandement utile pour percer le mystère qui vous occupe.

-Dans ce cas ... Généralement, quand ça lui arrive, elle est entourée de gens. Tenez, la semaine dernière, par exemple, elle a été prise d'un accès en plein repas. Elle a complètement ravagé la salle de séjour de l'aile Sud ! Ca nous a coûté une fortune en réparations, un vrai désastre ..."

Seito ne fit aucun commentaire, mais il y aurait une foule de chose qu'il aurait voulu dire. Le simple mot de désastre lui remettait en mémoire les événements du Shozaichi. Et, comparé à la destruction d'une salle de réception, il considérait qu'il était bien plus judicieux d'employer le mot "désastre" quand il s'agissait d'une capitale dévorée par les flammes. Il se contenta de serrer les poings, mais il devint beaucoup plus sec, dès lors.

"Toujours en présence de sa famille ?

-Non, pas nécessairement. Ca peut également être avec des amis, ou des inconnus, même.

-A partir de quand a-t-elle commencé à manifester des facultés aussi prononcées ?

-Ca fait environ un mois. Au début, elle ne faisait tout juste que faire trembler la surface des mares du jardin, puis ça a très vite dégénéré. Sans le vouloir, elle a projeté des trombes d'eau dans toute la maison, inondant les parquets et moisissant les tatamis. Aussi, nous avons dû opter pour un mobilier beaucoup plus sobre, et adapté à ses crises."

Seito réfléchit un instant. Il se demandait vraiment si les attaques de la jeune fille étaient involontaires. Lui, en tout cas, aurait eu très envie de jeter des gerbes d'eau à la tête de ces deux énergumènes s'il avait pu maîtriser le Suiton. L'hypothèse selon laquelle la jeune fille était soumise à une pression familiale importante s'affirmait dans son esprit. Il voulait cependant en être certain.

"Avez-vous des projets d'envergure pour votre fille dans un futur proche ?

-Eh bien, elle doit se marier dans deux mois. Mais je crains qu'on ne doive repousser la date, si le problème n'est pas vite résolu ..."

Tout semblait maintenant évident, Seito jeta un regard à Carreau, resté muet. Les mêmes pensées devaient lui parvenir.

Ils n'eurent pas le temps d'échanger plus. Des bruits de pas s'approchèrent, et une jeune fille entra dans la salle.

Dès lors qu'il eût fini de parler, et alors que la jeune fille -sans doute celle qui les intéressait et qui était la raison de leur venue en ces lieux- fit irruption dans la salle, Seito laissa la main à son partenaire, sans pour autant se désintéresser de la conversation, loin de là. Son attention n'en était que d'autant plus focalisée sur les événements, puisqu'il pouvait maintenant ouvrir pleinement ses oreilles, et observer d'un oeil critique et rusé la scène qui se déroulerait sous ses yeux. Il y avait fort à parier que le comportement de tout un chacun lui en révélerait plus que ce qu'ils voudraient bien dire. Même s'ils n'avaient à priori aucune raison de mentir, ou de cacher des détails aux Shûkaijins, les deux commanditaires de la mission pouvaient très bien omettre volontairement quelques faits, afin de préserver une part obscure de leur honneur. Qui sait ? Ce genre de remue-ménage autour d'une famille visiblement riche, comme ils se plaisaient à l'afficher à leurs visiteurs, pouvait être néfaste à leur réputation. Pour des gens exerçant une influence certainement importante sur les locaux, il était préférable d'éviter toute effusion, toute nouvelle hors normes tournant autour du thème central de la famille. L'orgueil de ce genre de lignées-là était tel qu'ils pourraient presque prétendre à s'appeler clans, au même titre que les justes et véritablement puissantes familles de Shinobis.

Pourtant, aux yeux de Seito, ils étaient bien loin du prestige de ces hauts lignages. Les clans Shinobis assoyaient leur puissance sur de la force physique, et un patrimoine à la fois culturel, familial et par conséquent affectif, fondé sur une même capacité propre au clan. Les nouvelles générations de ces très illustres familles héritaient de tous ces legs, et pouvaient à leur tour les développer et les transmettre à leurs descendants. Mais tout ça reposait sur la fondation solide du pouvoir unique, et original dans tout le Yûkan, qui survivait à travers les générations par le sang. Ainsi, cette puissance était assurée de traverser les âges, pourvu que le clan continue à procréer. Alors que les familles de riches bourgeois, commerçants dont la fortune n'était assurée que sur une base fragile, et qui menaçait de s'effondrer à chaque action d'un peu d'envergure, étaient sous la constante menace de voir leur trésor amassé au fil du temps pillé par un héritier indigne et contaminé par le vice d'avarice. Le danger était plus grand, trop grand pour qu'elles soient si orgueilleuses. Il suffisait qu'un rejeton, pour peu qu'il soit né sous une mauvaise étoile, ne soit pris d'une fièvre de jeu pour qu'il commence à dilapider, pas à pas, les deniers si fièrement amassés. Comment étaient-ils récoltés, d'ailleurs, ces deniers ? N'était-ce pas le fruit du travail d'autres, agenouillés dans les champs à donner inlassablement des coups de serpe ? Or il fallait à tout prix assurer à ces ouvriers-là une stabilité du niveau de vie, et éviter les réductions de salaires ou les hausses de taxes, car sinon c'était la porte ouverte à une révolte. Et là, face à un mur de paysans en colère, armés de faux, de râteaux, de piques, de fourches, ils se retrouveraient bien embarrassés de tout leur luxe. Quand en plus ils rechignaient à coopérer avec qui souhaitait les aider alors même qu'ils en avait énoncé le besoin, Seito ne pouvait qu'éprouver un certain mépris pour ces deux opulents bourgeois.

Il n'eut cependant pas à parler, ni même à leur demander de quitter la pièce alors que leur fille faisait irruption. Carreau fut d'abord d'une politesse exemplaire, et Seito s'étonna même de son calme. Cependant, sa seconde demande fut beaucoup moins brillante d'éloquence. Seito jeta d'abord un regard étonné à son partenaire, inflexible, puis tout de suite après à leurs deux hôtes. Ceux-ci, tout aussi interloqués que lui, se retirèrent non sans une pointe d'agacement. Seito ne savait encore quoi penser du soudain ton agressif de Carreau. Il aurait volontiers passé plus de temps à s'interroger, mais fut contraint de se concentrer à nouveau sur les événements. Comme il l'avait lui aussi souhaité, ils étaient maintenant face à la jeune fille, seuls. Ils pourraient lui poser toutes les questions qu'ils voudraient sans être embarrassés de ses parents.

Carreau engagea la danse, à nouveau très courtois. Décidément, son accès de brutalité avait plus d'une raison d'étonner. Sa question était dans la lignée de celles qu'avait posé Seito, et il ne pouvait que l'approuver. La jeune fille y répondit visiblement le plus honnêtement possible. Elle ne semblait pas encore encombrée de la gène manifeste de ses parents. Sans doute était-ce un mal qui demandait du temps pour se développer, chez ces gens altiers ? Elle était moins froide, c'était certain, et ce n'était pour Seito qu'un gage de sincérité. Qu'elle semble céder à ses émotions n'était que plus confortant dans cette idée. Et alors qu'elle flanchait, Carreau dit quelques mots, justes quelques mots, qui suffirent pourtant à plonger la salle dans un silence profond.

Que voulait-il accomplir ? A quoi voulait-il parvenir en piquant ainsi au vif la jeune fille ? Ne semblait-elle pas assez désespérée ? A quoi pouvait bien servir de lui faire affronter de face la culpabilité à laquelle elle était déjà en proie ? La provoquer de cette façon, sans délicatesse, avec la brusquerie la plus inconvenante pour une fille de son rang, ne pouvait que la pousser à se mettre en colère. Etait-ce là le but auquel aspirait Carreau ? Mais pourquoi ?

La réponse était évidente, et pourtant Seito ne l'avait pas aperçue de prime abord. Une fois qu'il eut pris le temps d'y réfléchir, cependant, dans le silence gênant qui succède aux agressions verbales, tout lui apparut clair, et il trouva même l'initiative très futée. Il voyait deux raisons qui pouvaient pousser Carreau à provoquer la jeune fille. Dans les deux cas, l'objectif qu'il visait était l'énervement, l'agacement nerveux. Par celui-là, il pouvait arriver soit à un état où elle était prête à tout révéler, sous l'effet d'une colère qui effaçait le filtre de la raison, soit à une crise qui lui ferait découvrir son pouvoir si mystérieux. Dans tous les cas, elle serait d'une aide précieuse sous l'effet de l'agacement, et c'était vers ce sentiment qu'ils devaient à présent la pousser.

Seito décida donc de prendre les choses en main, lui aussi. Il se sentait toutes les réserves nécessaires pour brusquer quelqu'un. Le mépris qu'il avait éprouvé au contact de ses parents conjugué à toutes les atrocités du Shozaichi qui avaient marqué son esprit ne pouvaient qu'assurer un coup puissant, si ce n'est fatal. Il détourna son regard de la jeune fille, laissant échapper un soupir de dédain. Tout mouvement était à présent calculé. Il n'y avait pas place pour l'improvisation. Il but tranquillement un verre d'eau, et une fois que le liquide clair eut rafraîchi sa gorge, il se lança.

"Vous me faites bien rire, vous. Vous êtes comme vos parents, finalement. Aussi loin des réalités, aussi isolée du monde, aussi perchée sur vos souliers de vair. Vous voulez mon avis ? Vous ne valez rien, et notre mandat ici n'est qu'une perte de temps. Qu'est-ce que vous attendez de nous, qu'on résolve vos petits problèmes ? Mais qui pensez-vous être, vous ? Qui osez-vous prétendre être ? Savez-vous seulement tous les efforts qui sont demandés pas si loin de là, dans un pays voisin, pour sauver des vies ? Savez-vous quels problèmes autrement plus périlleux que votre petite crise d'adolescence doivent affronter des soldats comme nous ? Ne prétendez pas le savoir, car auquel cas nous n'aurions pas été demandés par vos parents pour vous calmer, simplement parce que vous êtes anxieuse de votre mariage. Vous êtes ignorante, mais pire que ça: vous êtes stupide.

-Ce ... Ce n'est pas vrai.

-Ah bon ? Alors prouvez-le ! Dites-nous comment vous aider au lieu de rester plantée là ! Vous avez pour l'instant été aussi utile, à votre famille comme à nous, qu'une plante verte. Vous ne pensez pas qu'il est temps de prendre votre vie en main et de vous bouger, un peu ? Alors arrêtez de geindre, sortez de votre nid douillet, et laissez-vous aller, que diable !"

Seito s'arrêta. Une goutte de sueur perlait sur son front, et descendait le long de son échine. Mais il n'y prêtait aucune attention. Maintenant, on regard était tourné vers la jeune fille. Poings serrés, tête baissée, elle tremblait. Et les larmes qui coulaient à présent sur ses joues n'évoquaient plus rien, sinon de la rage.

Seito admirait le résultat de son emportement. La jeune fille, restée immobile et relativement stoïque, mis à part le tremblement de ses poings qu'il avait déjà dénoté, entrait maintenant dans une rage folle, et évidente. Le regard plein de la fureur hypocrite que Seito s'était efforcé de créer en lui, pour mieux la transmettre à la jeune fille, se changea lentement en regard d'inquiétude. De toute évidence, il avait atteint son objectif, à savoir pousser à bout cette fille sans doute plus angoissée qu'il ne pouvait l'imaginer. Ils savaient maintenant ce qui provoquait ses crises, ses fameux accès d'humeur qui lui inspiraient une maîtrise dévastatrice du Suitôn. Cependant, Seito ne se réjouissait guère de son succès, qui ne promettait que d'être momentané. En effet, loin de regretter le semblant de victoire qu'il avait atteint, il était désormais conscient de l'erreur qu'il avait commise: il n'avait pas prévu la suite des événements. Et c'était maintenant, non pas aux parents avides d'eux-mêmes et aveugles et avares en amour pour leur fille, mais à un danger bien plus grand que les deux Shûkaijins allaient avoir affaire. Déjà, l'ombre d'une vague se formait. Le torrent serait imminent. La chaleur du soleil disparaissait derrière un nuage d'écume, et si l'air était encore lourd, ce n'était que du fait de la tension qui montait.

S'ils ne réagissaient pas très vite, la situation allait vite tourner au drame. Seito avait déjà vu un cataclysme, c'était suffisant à son sens pour évaluer les dégâts de tous les cataclysmes du monde. Et s'il n'avait pas pu réagir dans les temps pour le premier, il comptait bien ne pas réitérer son erreur cette fois. Le danger était à une échelle maîtrisable. Il pouvait encore agir.

Il commençait déjà à composer une série de mudras quand Carreau sembla appeler quelqu'un. En écho à ce cri, un individu surgit et frappa en pleine nuque la jeune fille. Celle-ci, sous le choc aussi inattendu que violent, perdit instantanément connaissance. Avec elle s'évanouit le mur d'eau qui avait commencé à se former. Les événements s'enchaînèrent ensuite très vite, sans que Seito puisse vraiment réaliser ce qui se passait. Faute d'avoir été englouti, il était pris dans un torrent d'actions qui ne lui laissait aucun répit, malgré toutes les questions qu'il pouvait se poser. D'abord arrivèrent les parents, puis s'ensuivit un discours -mémorable de justesse- de la part de Carreau, et enfin la jeune fille se réveilla aux bras d'un inconnu pour témoigner sans doute des premiers signes d'émotions de son géniteur. Et si elle-même pouvait sembler perdue, Seito n'était que dans le même état. D'abord, qui était ce personnage, répondant vraisemblablement au nom de Trèfle, qui avait surgi sur un seul ordre de Carreau ? Même si leurs pseudonymes -puisqu'il ne pouvait décemment pas s'agir de leurs véritables noms- se ressemblaient étrangement, avaient-ils un lien ? Et si oui, pourquoi Seito n'avait-il pas été mis au courant de cet atout ?

Perdu dans ses réflexions, Seito se senti obligé, dans un soucis de crédibilité, de dire quelque chose. C'est donc comme un chien dans un jeu de quille qu'il s'introduisit maladroitement dans la conversation endiablée.

"Pardon de vous déranger, mais je pense qu'on devrait pouvoir s'en sortir tous seuls, maintenant. A moins que vous n'ayez quelque chose à objecter ?"

Le regard impérieux de Carreau, toujours braqué sur le père, réprima toute tentative de réponse. Après un grognement, les parents s'éloignèrent, non sans un regard inquiet en direction du petit groupe. Se préoccupaient-ils du sort de leur fille ou de leur maison ?

"Bon, je pense qu'on peut passer aux choses sérieuses. Je ferai l'impasse sur la présence à nos côtés d'un nouveau compagnon -bonjour, d'ailleurs- et des derniers événements. C'était ... inattendu ?"

Seito se rapprocha ensuite de la jeune fille, toujours secouée, au demeurant.

"Toutes mes excuses pour ce que j'ai pu dire. Si c'était vexant, ou offensant -et ça devait l'être-, j'en suis désolé. L'objectif était de voir quelle émotion provoquait vos crises, et nous avons levé le voile sur ce mystère-là. Maintenant, je vous demanderai de rejeter toutes les appréhensions que vous pourriez avoir à mon égard, et de me aire entièrement confiance. Ce sera primordial pour la suite des événements. D'accord ?"

Un signe timide de la tête fut tout le consentement auquel Seito eut droit. C'était cependant amplement suffisant pour le contenter.

"Parfait ! Alors, par où on commence ? On est face à deux situations à résoudre, en gros: d'un côté on peut s'intéresser à l'origine de ce pouvoir, de l'autre on commence à apprendre les bases pour le manipuler."

Il jeta un regard circulaire aux trois autres.

"Messieurs, madame, faites vos jeux. On a du pain sur la planche, alors par pitié ne traînons pas."