J'ai le regard torve, vitreux, en fixant une coupelle de saké qui le devenait de moins en moins, fixe. Et qu'elle tangue à droite, à gauche, de l'un à l'autre, de l'autre à l'un. Whoah. Est-ce que j'aurai abusé du Saint Graal ? J'ai envie de dire que ouais, pour changer. Je renifle, m'essuie le nez avec ma manche. Sale, donc on s'en fout qu'elle le soit un peu plus.

- Putain, tu m'laisses plus vide qu'avant d'te rencontrer ...

C'est ce que je marmonne, assise au comptoir, en vidant la coupole. Ma gorge se brûle, je frémis. Mais ça me fait presque plus rien, je me sens engourdie, là. Un peu mal à la tête, aussi. Des pensées pas très réjouissantes me prennent. J'ai quitté Rinnie y'a quelques semaines, déjà. Elle m'avait enseignée ... Des trucs qui ne m'avaient pas plu. M'avait montré des choses que j'aurai préféré ignorer. Et m'avait laissé avec bien plus de questions et de frustrations qu'avant.

Avant, c'était simple. Avant, on était seule contre tous. Avant. Avant de la rencontrer, et de tout ce qui a suivi.

- Sale conne.

Je frappe le comptoir du poing, pour qu'on me serve à nouveau. C'était pas une méchante fille, Rinnie. On était de la même engeance, tous les deux. C'était bien là, tout le problème. C'était bien pour ça, que nos chemins avaient fini par se séparer. Et que j'étais dans le trouble. La confusion. Et que je refusais d'admettre certaines choses. Je me refusais à espèrer, et je me complaisais dans l'auto-apitoiement.

- Putain, j'te déteste ...

Mais en vrai, pour de vrai, j'y arrivais pas.

Il regarde par la fenêtre, sans un mot. Il observe le ciel, sans un bruit. Sans un son. Dans cette espèce de recueillement devant l'immensité des cieux. Il réprime un frisson. Il se demande si on le regarde de là-haut. Si ses aïeux l'observent. Si elle le regarde. Et il frissonne. Il se dit qu'il devrait peut-être se trouver là-haut à ce moment même. Mais non. Non, il est toujours là, les deux pieds bien ancrés sur Terre. Les deux pieds bien ancrés dans la réalité. Dans cette dure réalité. Il ferme les yeux. Il soupire. Il frissonne. Encore. C'est peut-être le froid au final.

Il se décide à rentrer dans la petite échoppe. Il jette un coup d'oeil autour de lui. Pas grand monde. Et un juron qui parvient à ses oreilles. Un juron qui déchire le silence. Un juron qui le tire durement vers le sol, accélérant l'impact avec la réalité. Il cligne des yeux. Une fois. Deux fois. Avant de se rendre compte de l'auteur, ou plutôt auteure de ces insanités. Il arque un sourcil, se demandant le pourquoi du comment. Elle a vraiment l'air mal. Et ce n'est pas comme s'il pouvait ignorer sa détresse. Elle a cette aura. Cette odeur. Ce parfum de confusion qui flotte autour d'elle. Cette sensation, il la connait bien. Il l'a déjà vécue. Alors il ne peut pas la laisser dans un tel état. Il ne se le permettra pas. Sa conscience lui hurle de ne pas l'ignorer. Et pourtant. Pourtant, il aimerait, rien qu'une fois, ne pas la voir. Ne pas voir la misère des autres. Ne pas voir leur détresse. Mais non. Non, il n'en est décidément pas capable. Il s'approche. Il s'installe. Sans un mot. Il se contente d'un signe au patron. Il attend quelques secondes son verre, finissant par fixer le liquide aux couleurs étouffées.

Ca n'a pas l'air d'aller bien fort.

Il avale son verre d'une traite, le reposant sans doute un peu trop brusquement, le faisant claquer sur le comptoir. Un simple claquement. Pour déchirer le silence. Pour tenter de déchirer cette gène. Ce mal-être ambiant. Il refait signe au serveur, lui indiquant de resservir deux verres. Il ne la regarde même pas. Il se contente de fixer le bois du bar, sans un mot. Avant de finir par se tourner vers elle, le regard empreint de compassion. Car il la comprend. Il s'est perdu lui aussi. Il l'est encore au fond. Alors il peut comprendre ce qu'elle ressent. Il peut l'imaginer.

Alors. Que se passe-t-il ?

Question anodine. Sans grande importance au final. Mais il aimerai l'entendre en parler. L'entendre lui en parler. Il est curieux. Il voudrait en savoir plus. Il voudrait pouvoir faire quelque chose. Il voudrait l'aider. L'aider en se disant que s'il la soulage de son fardeau, cela pourra peut-être alléger le sien. Qui sait. Il n'a qu'à essayer. Et il verra bien.

Moi qui pensait seule, ce n'était pas le cas. Plus le cas. Y'avait un bonhomme avec les cheveux bleus, et j'trouvais que c'était pas trop à la mode. La pensée est rapidement écartée, quand je me rends compte qu'il m'a entendu. Qu'il s'inquiète pour moi, et me demande ce qu'il y a. Qu'est-ce qu'il y a, qu'il me demande. Tout. Rien. Juste l'envie d'être un peu pathétique, et de pouvoir raconter mes malheurs illusoires. Ou pas. Il pouvait pas comprendre, nan. Il était pas comme moi. Il ne pouvait pas partager mes sentiments. Puis, si j'avais voulu partager mes malheurs, j'aurai acheté un chat.

Au moins, lui ne pouvait pas vous répondre quoi que ce soit qui puisse vous contrarier.

Mais je me sens quand même obligée de lui répondre un truc qui ressemble à :

- Ca te regarde pas.

Et pour bien enfoncer le clou.

- Puis les cheveux bleus c'est plus à la mode depuis une bonne dizaine d'années, 'faut t'mettre à jour sur les tendances.

Ce n'était pas vrai, je crois, mais là tout de suite, ça m'irritait. Ca et son visage contri, de bon samaritain cherchant à aider son prochain, en l'occurence moi. Mais même si l'envie d'être imbuvable était bien omniprésente, j'étais un peu trop lasse pour laisser libre cours à cette volonté, et c'est ainsi que finalement, je me surprenais à m'ouvrir, bien malgré moi.

- C'juste que ... Le monde ne se plie pas à ma volonté.

C'était dit de façon maladroite.

- 'fin nan, c'pas ça ... C'est que, on essaye de me faire croire qu'il est pas comme je le pense ...

Je roulais ma langue dans ma bouche, me rendant compte de ma voix pâteuse. Du coté nébuleux de mes affirmations.

- Mais si le monde était vraiment comme ça, et pas comme je l'imagine ? Et si j'avais tort depuis le début ? T'imagines ..?

Je ne sais pas si il pouvait l'imaginer. Mais moi, oui. Et cette perspective était terrifiante, à tel point que j'essayais de l'oublier sous un océan d'alcool.

Il ne dit rien. Il se contente de réprimer un sourire. Un sourire amusé. Un sourire un peu triste. Ses cheveux, il n'y peut rien. Il ne peut plus faire marche arrière et leur rendre leur teinte primaire. Il ne peut plus faire machine arrière. Pour ses cheveux comme pour le reste. Il regarde le fond de son verre, comme espérant y voir quelque chose. Mais non. Rien. Absolument rien de spécial. Rien d'autre que ce fond d'alcool, dans lequel elle essaie de se noyer. Il ferme les yeux un instant. Sans rien dire. Sans rien ajouter. Attendant qu'elle se décide à parler. Il ne dira rien tant qu'elle ne parlera pas. Et il a tout son temps.

Il finit par l'entendre lui exposer ses problèmes. Il écoute son discours un peu vague, un peu flou. Elle n'est pas claire. Ou du moins elle ne le serait pas pour d'autres. Mais il comprend. Il saisit ce qu'elle essaie de dire. Il vit un peu la même chose. Il a subit les mêmes tourments. Tourments dont il n'a jamais su se débarrasser. Au milieu desquels il se contente d'errer sans but. Sans objectif précis. Sans rien d'autre qu'un semblant d'espoir. Qu'un semblant de peur. Ou un mélange des deux. Un mélange empoisonné, qui s'entête à l'empêcher d'avancer. Il finit par sourire, avant de vider son verre.

Ouais... Ouais, j'imagine.

Il lève la tête, dirigeant son regard vers une petite araignée, en train de tisser sa toile dans un coin de la pièce. Il la fixe. Tout en continuant à parler, d'une voix basse. D'une voix chaude. Presque caressante. Comme pour la rassurer. Pour la mettre en confiance.

Ca doit être horrible... Comme si le monde se dérobait sous nos pieds. Comme s'il s'effondrait tout autour de nous sans que nous ne puissions rien faire pour l'en empêcher. Comme si tout ce en quoi on pouvait croire s'évaporait sans laisser aucune trace. Ca doit être horrible... Vraiment horrible...

Il finit sa phrase dans un souffle. Presque imperceptible. Car oui. Oui il la comprend. Car oui. Oui il connait cette sensation. Oui, il est familier à ce genre de pensées. Mais et maintenant ? Maintenant, il ne peut rien pour elle. Il ne peut pas l'aider. Il n'a pas su se sortir de ce tourment par lui même, alors comment pourrait-il en sortir les autres ? Il ne peut rien faire. Rien dire. Rien espérer. Juste attendre. Attendre et voir si elle a besoin d'aide. Si elle a besoin de soutien. Si elle a besoin d'un bras pour se soutenir. D'une épaule sur laquelle pleurer. D'un cahier pour y déverser ses impressions. Car si elle appelle au secours, il restera là pour essayer de l'aider. Ne serait-ce qu'un tant soit peu. Parce qu'il a l'impression de se revoir quelques années auparavant. Parce qu'il ne peut pas la laisser ainsi. Même si sa tête et sa raison lui hurlent qu'il ne peut rien pour elle. Parce qu'il n'est qu'un idiot qui se ment à lui-même. Un idiot au cœur un peu trop grand pour lui même. Un peu trop immense pour un simple individu. Un peu trop écrasant pour lui. Et pourtant. Pourtant il continue à l'écouter.